Le Roman de Miraut – Chien de chasse

Chapitre 6

 

 

– Faut aller chercher le chien pour lui fairemanger sa soupe, commanda Lisée en rentrant à la maison.

– Tu peux bien aller le quérir toi-même, tarosse ! répliqua la femme.

– Toujours aussi fainéante ! riposta denouveau Lisée pour la piquer au vif.

Blessée en effet, la Guélotte se redressafuribonde :

– Fainéante, moi ! tu devrais bien avoirhonte, grand vaurien, de me lâcher des mauvaises raisons commeça ! mais tout ce matin je n’ai pas arrêté une minute detravailler.

– De la langue, compléta le chasseur.

– Eh bien ! j’y vais lui ouvrir à tacharogne, puisque aussi bien il n’y a plus qu’elle qui compte ici,et que moi je ne suis plus rien que vot’ domestique à tous lesdeux.

Et elle passa dans la pièce voisine,communiquant avec la remise.

Miraut, par son bruit réveillé, l’oreille auxécoutes, reconnut le pas et ne bougea mie de sa paille.

Dès que la porte fut ouverte, la Guélotte levales bras au ciel, prenant, bien qu’elle fût seule, tout l’univers àtémoin :

– Jésus ! Marie ! Joseph ! Sic’est permis ! Mais venez voir ce cochon-là, quel ménage ilm’a fait ! s’il est possible d’imaginer ! Oh ! monDieu, doux Jésus ! qu’est-ce qu’on veut devenir ?

Et elle criait, piaillait, gueulait, tempêtaittant que Lisée, qui ôtait ses souliers, accourut vivement enchaussettes, se demandant avec anxiété de quel abominable crimedomestique son chien avait bien pu se rendre encore coupable.

Miraut, affalé sur le flanc, le museauinquiet, les yeux tout ronds de frayeur, le fouet battant,regardait du côté de la porte, craignant fort la raclée.

Lisée arriva près de sa femme. Il vit etaussitôt éclata de rire, d’un bon gros rire joyeux qui lui secouaitle ventre et lui découvrait les chicots.

– Ah ben ! bon Dieu ! celle-là, elleest bonne ! Quel sacré commerce a-t-il fait ? Commentdiable a-t-il bien pu s’y prendre ?

La couche de Miraut était un capharnaümmagnifique. Parmi les brins de paille, outre les os et les bouts debois qu’il avait rassemblés, se trouvaient encore une queue derâteau, un vieux fond de culotte, un demi-double de poires, troisou quatre débris de peaux de lapins, un sabot, une pommed’arrosoir, trois vieilles pantoufles, deux antiques balais, despaniers percés, un sac qui ne l’était pas moins, une paire dechaussettes, un cercle de tonneau et une valise vieille, trèsvieille puisque c’était celle dont Lisée se servait quand ilfaisait son service militaire.

– Ben ! m’est avis qu’il n’a pas perduson temps, lui non plus.

– Murie ! charogne, canaille !chameau ! rageait la Guélotte. Oh ! mes peaux delapins ! mes trois peaux de lapins ! Il les a déchiréeset bouffées, le cochon ! trois peaux de lapins qui valaientbien six sous !

– Où étaient-elles ? questionnaLisée.

– Elles étaient pendues à une solive duplafond.

– Faut pas essayer de me monter lecoup !

– Je te dis que si ! Je te jure quesi ! Tiens, regarde à ces clous, il en reste encore desmorceaux, la déchirure est toute fraîche.

Lisée dut bien se rendre à l’évidence. Mirautavait décroché les peaux de lapins du plafond. Ça, c’était un peufort. Comment avait-il bien pu s’y prendre ? Il est vraiqu’elles pendaient un peu. Mais, tout de même…

Et le chien, inquiet, battait toujours lapaille avec sa queue.

À la fin Lisée se rendit compte de la façondont il avait dû opérer. Miraut avait sauté sur la table, et de là,prenant son élan, il s’était précipité à l’assaut des peaux delapins qu’il avait au passage accrochées avec sa gueule etentraînées dans sa chute.

Combien de fois avait-il dû essayer avant deréussir !

Mystère ! mais les peaux de lapinsl’avaient, à coup sûr, rudement tenté.

– Il aimera le poil, conclut le chasseur. Gareaux lièvres ! Allons, petit, viens manger. Il faut bien quejeunesse se passe !

– Et mes peaux de lapins ? glapit laGuélotte.

– Tes peaux de lapins, tes peaux delapins !… M… pour tes peaux de lapins ! Une autre fois tules iras suspendre à la panne faîtière de la grange : il n’iraprobablement pas les y décrocher.

La femme se tut ; toutefois, lorsqueMiraut passa devant elle, il endossa pour le prix des fameusespeaux de lapins un solide coup de sabot dans les côtes.

Tout de même, ne se jugeant pas suffisammentvengée, elle ajouta :

– Il y restera dans sa saleté avec ses cerclesde tonneaux et ses vieux balais, il y couchera : ce n’est pasmoi qui la lui nettoierai, sa niche, à ce dégoûtant-là.

– C’est bon, c’est bon, calma Lisée d’un tonconciliant.

Mais Miraut jouait déjà avec Mitis, le jeunematou à qui il prenait les puces, tandis que le chat, renversé sousson gros mufle, s’agitait des quatre pattes pour le repousser sanslui faire de mal et se mettre enfin debout.

Le maître les sépara en montrant au chien sagamelle fumante. Avec bruit, Miraut lapa sa soupe, une soupe clairedont l’eau chaude était l’unique bouillon, puis, non rassasié, vinttourner autour de la table, guettant les morceaux de pain, lesdébris de légumes, les couennes de lard ou les os que le maîtrevoudrait bien jeter.

– Qu’est-ce qu’il « allure », cegoinfre-là ? ronchonna la Guélotte, il n’est donc jamaiscontent ?

Le chien l’évitait, mais par contre, enhardipar les petits mots d’amitié et les caresses du patron, il s’envenait doucement poser son museau sur la cuisse de Lisée, puis dela patte lui grattait le genou en ayant l’air de dire :« Hé ! ne m’oublie pas ! »

Tant qu’on lui donna, il resta ainsi, maisquand le braconnier eut cessé de partager avec lui et lui eutsignifié, en se frottant les mains devant son nez, qu’il n’avaitplus rien à attendre, il se remit à fureter par tous les coins dela pièce, puis, finalement, s’affaissa sur le ventre et restatranquille.

On n’y prit garde, mais quand, à la fin durepas, étonné qu’il eût été si calme, la Guélotte se leva pourdébarrasser la table, elle constata que le chien, bavant de joie,la gueule tordue, les yeux mi-clos de volupté, tenait entre sespattes de devant un soulier qu’il mastiquaitconsciencieusement.

Elle jeta un cri de rage et se précipita surlui :

– Miséricorde ! Mes souliers dudimanche ! râla-t-elle.

La moitié de l’empeigne était percée comme uneécumoire et de petits morceaux manquaient.

– C’est les dents qui le tracassent, essaya dedire Lisée pour l’excuser.

Mais Miraut hurlait déjà sous la trique dontla femme s’était armée pour le rosser, tandis que son mari,derrière qui il s’était réfugié, parant les coups comme il pouvait,essayait de calmer sa conjointe, très ennuyé pour excuser ce délitdomestique qui se traduisait par un débit chez le cordonnier.

À la fin, tout de même, il se fâcha et il yeut entre les deux époux une scène terrible au cours de laquelle laGuélotte jura entre autres choses qu’elle s’en irait si cesalaud-là n’était pas fichu à la porte séance tenante.

Devant l’attitude froide et le calme de Liséequi lui demanda, goguenard, où elle pourrait bien aller traîner sesviandes, elle en rabattit un peu de ses prétentions et exigeaseulement, comme punition, que le chien fût emprisonné toutl’après-midi à la remise.

Immédiatement, on reconduisit à la pailleMiraut qui se remit à hurler de toutes ses forces, après avoir envain flairé les portes.

De guerre lasse, il se coucha jusqu’àl’instant où, mû par son farouche instinct de liberté, il entrepritune nouvelle et minutieuse inspection des ouvertures de saprison.

La remise donnait en arrière sur l’écurie.Dans la porte de communication, une chatière avec battant refermantle trou avait été ouverte. Mique, la chatte, pour qui elle avaitété faite, selon qu’elle entrait ou sortait, poussait le battant dela tête ou l’écartait de la patte afin de dégager l’ouverture parlaquelle elle se glissait.

Ce fut à cette planchette, qui joignait moinsbien que les encoignures et laissait filtrer des odeurs complexes,que Miraut, explorant et reniflant, s’arrêta. Le battant, poussépar son nez, remua. Le chien y mit la patte, il se balança,s’écartant un peu, laissant entrevoir un coin de l’écurie.

Spectacle nouveau, extraordinaire, mystérieux,partant plein d’attraits. Miraut écarta autant qu’il put laplanchette et engagea la tête dans le trou : son émotiongrandit, mais le battant qui tendait toujours à se rabattre luipesait sur le cou et le gênait. Immédiatement, il le mordit àbelles dents et tira de toutes ses forces. Comme il n’étaitsuspendu à un clou rouillé que par une méchante ficelle, il cédabientôt et le chien, fort surpris, alla tout d’un coup rouler surson derrière. Il en fut légèrement estomaqué, mais ne s’arrêta paslongtemps à chercher les causes de cette catastrophe, l’ouverturelibre le sollicitant trop vivement.

Miraut put voir l’écurie avec les vachesalignées le long de la crèche où elles étaient attachées, lesvaches qui le regardaient de leurs grands yeux stupides, mais nemeuglèrent point, et toutes sortes d’autres choses plus ou moinsinconnues dont les émanations puissantes l’intriguèrentextrêmement.

Ah ! passer par ce trou !

Il essaya, engageant la tête, le cou et lehaut du poitrail, mais il ne put aller plus loin.

Cependant, la tentation était tropforte ; il passerait. Et à grands coups de dents, il se mit àmordre, à ronger, à briser afin d’élargir l’ouverture. Il rongea,rongea et rongea tant que, s’allongeant comme une couleuvre, il putenfin passer. Ah ! quelles odeurs ! et comme il reniflaità narines dilatées ces parfums composites : fumiers divers,senteurs de vaches, fumet de volailles, et qu’est-ce qui pouvaitbien remuer là-bas, tout au fond, dans cette prison àclaire-voie ?

Oh ! oh ! Ceci sentait meilleurencore que tout le reste. Une bande de lapins, ahuris, leregardaient fixement de leurs yeux ronds à reflets rouges.

Prudemment, il avança le nez contre letreillis, étonné et soupçonneux, craignant peut-être une morsure deces êtres bizarres qu’il ne connaissait point.

Un vieux mâle, furieux sans doute de cetexamen prolongé, frappa violemment d’une patte de derrière sur lesol. Cela claqua un coup sec et Miraut qui eut peur, faisant unbond prodigieux en arrière, alla étourdiment buter contre lesjambes d’une vache. Celle-ci, surprise et effrayée à son tour, luidécocha instantanément un coup de pied et la frousse et la douleurarrachèrent au chien un aboi sonore. Alors les lapins, épouvantéségalement, se mirent tous en chœur et, comme s’ils eussent été prisd’une subite folie, à sauter dans la cage, et à tourner en rond, età taper du pied, et à se bousculer et se mordre en poussant despiaillements suraigus.

Devant une telle sarabande, oubliant sasouffrance, Miraut réaccourut, puissamment intrigué, excité partout ce tintouin dont il cherchait les causes, sautant d’un côté,sautant d’un autre, selon le mouvement de ces bêtes à longuesoreilles, émerveillé peu à peu, donnant de la voix timidementd’abord, puis à pleine gorge, royalement heureux, l’œil brillant,arrondi, salivant de joie, prêt à sauter sur le premier quisortirait, approchant de la cage, se reculant, faisant au gré deson caprice sauter, tourner et volter les lapins comme une bande defous, tandis que les bœufs regardaient tout cela en meuglant.

Les poules, qui étaient déjà rentrées,s’envolèrent du perchoir dans la crèche et sur le dos des vaches,ne sachant où se fourrer ; le coq, enflant les ailes, se mit àpousser des roc-co-co, co-co-dê ! furibards, et Miraut, qui nesavait plus auquel entendre ni courir, s’imaginant que tous cesêtres, en bons camarades, voulaient bien jouer avec lui, étaitheureux, et sautait et ressautait, et jappait, jappait comme s’ileût eu véritablement trois lièvres devant lui. Une poule, qui luitomba sur le derrière dans l’affolement de la fuite, reçut uninstinctif et prompt coup de mâchoire qui l’allongea net sur lecarreau. Elle se mit à piauler, sans pouvoir se relever, tandis quetoutes les autres bêtes de l’écurie, chacune en son langage,criaient à qui mieux mieux.

Tant de vacarme attira l’attention de laPhémie qui se hâta de prévenir sa voisine. Et toutes deux,accourues en passant par la remise, purent voir la porte rongéed’abord, puis, dans l’étable, Miraut, l’œil en feu, les oreillesjointes, le fouet raide, frémissant de joie devant une cage où deslapins affolés tournaient et retournaient, tandis que les poulesregardaient stupidement la géline mordue qui, allongeant le cou,poussait d’intermittents et rauques gloussements d’agonie.

Miraut comprit-il, en voyant apparaître lesfemmes, qu’il avait mal agi ? Nul ne sait ; en tout cas,il saisit certainement qu’il allait recevoir une danse, aussichercha-t-il à se faufiler entre les commères pour gagner lasortie, mais ce fut en vain.

La Phémie, de ses grands bras, l’attrapa parle collier et le maintint, cependant que la Guélotte, le poingfermé, tapait sur la bête à tour de bras d’abord, puis, se faisantmal aux mains, à grands coups de pied ensuite.

Ce fait, elle prit une corde, vint attacher lecoupable à la remise et retourna avec sa compagne pour se rendrecompte des dégâts.

Les lapins, essoufflés, effrayés, les yeuxrouges, ventaient comme des asthmatiques, et la poule, qui avaitfini de glousser et de piauler, gisait raide sur les pavés.

– T’auras bien de la chance si tes petitslapins ne crèvent pas, conclut la Phémie ; pour quant auxpoules, c’est la première, mais ce n’est pas la dernière, une foisqu’ils y ont goûté…

– Mon Dieu, mon Dieu ! se lamentait laGuélotte, ma meilleure « ouveuse »[8] !

– Écoute, conseillait l’autre, puisque tonsoulaud de mari ne veut pas te débarrasser de cette rosse, faiscomme je t’ai dit : donne-lui à manger l’éponge. Tu en serasvite délivrée et personne ne saura rien.

– C’est ce qu’il y a de mieux à faire, convintla paysanne ; je vais lui en griller une tout de suite.

Et elles revinrent à la cuisine, portant lapoule par les pattes.

La Guélotte chercha une éponge et posa sonpoêlon sur le feu ; mais au moment où elle jetait le beurrededans pour le faire chauffer, Lisée rentra inopinément.

– Tiens, tiens, tiens ! s’exclama-t-il.Il paraît qu’on fait des frichetis quand je ne suis pas là, on sesoigne. Ça ne m’étonne plus que tu te portes bien ! Qu’est-ceque vous êtes encore en train de fricoter vous deux ?

– Regarde donc ce que ta rosse m’a fait,répliqua sa femme, et tu iras voir la porte de ton écurie et latête de mes lapins.

– Dis-moi un peu ce que tu allais fairecuire ! Il me semble que ça ne t’empêche pas de te soigner,sacrée gourmande, le mal que peut te faire mon chien. Ah !fichtre non ! tout pour la gueule ! Eh bien,répondras-tu ? Tu dois être contente, tu en auras du fricot,tu ne savais pas ce que tu voulais manger avec ton pain. En voilàde la pitance ! – Et toi, continua-t-il, s’adressant à lagrande Phémie, tu vas me faire le plaisir de foutre ton camp ;je commence à en avoir assez de tes histoires de brigand et de tescancans de vieille bique.

Là-dessus, furieux, Lisée alla détacherMiraut, marmonnant en lui-même :

– Si on la laissait sortir aussi, cette bête,elle ne ferait pas de sottises !

La Guélotte qui, pour un empire, n’auraitvoulu avouer ce qu’elle allait faire cuire, ravala sa rage ensilence ; puis, craignant que son homme ne se doutât dequelque chose, elle cacha l’éponge avec soin et, toujours sans motdire, vaqua jusqu’au soir aux travaux du ménage.

Elle n’exigea point que Miraut fût conduit àla remise pour la nuit et le laissa dormir en paix dans la chambredu poêle. Pour elle, triste et sombre et comme résignée à sonmalheur, elle tricota des bas au coin du feu et ne monta se reposerà la chambre haute que bien après que Lisée se fut lui-même couchéet quand elle se fut assurée qu’il dormait profondément.

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