Le Roman de Miraut – Chien de chasse

Chapitre 4

 

 

Plus furieux, plus acharné que jamais, Mirautavait suivi la chasse avec une ardeur décuplée par les vieillescolères et la haine enracinée avec les poursuites vainesd’auparavant. Mais il était écrit sans doute que ce lièvre-làporterait malheur à ses chasseurs.

Il le suivit loin, loin, très loin, toujoursdonnant, toujours gueulant, toujours hurlant, bien au delà descantons qu’il avait parcourus jusqu’ici, même au cours de sesrandonnées les plus folles et les plus hasardeuses.

Ce lièvre-là avait un jarret de fer. Lesbûcherons de divers villages racontèrent ce soir-là, à la veillée,qu’ils avaient vu ou entendu passer une chasse, une chasseextraordinaire avec un grand lièvre haut comme un chevreuil et ungrand chien qu’ils ne connaissaient point. Des gardes en tournées’émurent de ce bacchanal insultant et prolongé et voulurent, maisen vain, essayer de cerner ce chien qu’ils ne connaissaient pointdavantage : tous perdirent leur temps.

Miraut traversa des bois nouveaux, des coupesparticulières, sauta des fossés, franchit des ruisselets, coupa desroutes et des sentiers, mais ne rejoignit point son oreillard qu’ilperdit enfin dans un terrain singulier et bizarre, fort loin de soncanton, en plein marais inconnu.

Le soleil commençait à décliner quand ils’aperçut que son estomac criait famine, que ses pattes devenaientraides et qu’il se trouvait loin du logis.

Il jugea prudent aussitôt de faire demi-tour,s’orienta, flaira le vent, et au petit trot s’ébranla le nez enquête de quelque vague os à ronger, quelque proie facile àconquérir ou toute autre pitance, plus ou moins délicate, maispropre à lui remplir un peu le ventre.

Il rejoignit un chemin dont il suivit lesaccotements et bientôt un village se présenta. Il l’évita enfaisant un prudent contour, trouva une ou deux taupes crevées qu’ildévora et continua sa route de son trot soutenu.

Après une randonnée assez longue au cours delaquelle il contourna ainsi divers pays, hameaux ou communes, ilarriva au crépuscule dans un village qu’il lui sembla reconnaîtrepour y être déjà venu avec Lisée et pour ce qu’il y avait unerivière à traverser.

Craignant l’eau très froide en cette saison,croyant pouvoir se fier à l’ombre croissante pour franchir sansencombre cette agglomération mal connue et peut-être dangereuse demaisons et d’humains, il s’engagea dans la rue principale et,longeant les murs, se rasant autant que possible, s’avança rapide,inquiet et prudent, afin de gagner promptement le petit pont depierre et passer l’eau ainsi sans se mouiller les pattes.

Il allait toucher au but lorsqu’une clameurd’enfants qui jouaient et se poursuivaient en venant à sa rencontrel’arrêta et le contraignit à se dissimuler quelques minutesderrière un fumier qui se trouvait à proximité.

C’était l’heure de la sortie de laprière : quelques femmes pressées passèrent vivement avec leurcoiffe, leur caule, noire ou blanche sur la tête et leur paroissienà la main ; puis ce furent les gosses qui arrivèrent sur lepont et s’amusèrent à lancer des cailloux pour faire des ricochetsdans l’eau.

L’un d’eux, tout à coup, s’écria : ilvenait d’apercevoir Miraut qui les épiait, tendant le couprudemment, hésitant, crotté, hérissé, affamé, efflanqué, misérableà la fois et lugubre.

– Un chien !

– Un sale chien qui n’est pas d’ici !ajouta un deuxième.

– Peut-être un chien enragé, émit untroisième ; ciblons-le !

– Immédiatement, les beaux cailloux plats quidevaient glisser sur l’onde s’abattirent en une gerbe écrasantedans la direction de Miraut. Sans mot dire, bien qu’il eût étéatteint dans le dos, dans les reins et aux pattes, et même un peupartout, le chien vivement battit en retraite au grand galop,poursuivi par tous les gosses, hurlant et gueulant, heureux enfinde pouvoir taper sur quelque chose de vivant et de donner,pensaient-ils, un but utile et même héroïque à leurs coups defrondes.

Le chien traversa tout le village et s’enfuit,longeant les haies et les fossés jusqu’à quelques centaines demètres des premières maisons où il se cacha, écoutant les clameursfanfaronnes et menaçantes de ses poursuivants. Le courage deceux-ci tomba d’ailleurs avec la fin du village et, arrivés à ladernière bicoque, ils s’arrêtèrent, n’osant s’aventurer ainsi parmiles ténèbres en rase campagne.

Très déprimé par sa longue course, par lafatigue et par la faim, apeuré par les cris entendus et lescailloux reçus, Miraut n’osa plus effectuer une deuxième tentativepour arriver au pont. Il jugeait ce pays très dangereux, pleind’embûches et d’ennemis et, malgré la nuit noire et le grandsilence qui pouvait cacher des pièges, il resta sur ses gardes.L’idée de traverser la rivière à gué ou à la nage ne lui vintpas : il n’y avait pas de rivière à Longeverne et, comme tousles chiens courants d’ailleurs, Miraut redoutait l’onde et safraîcheur traîtresse.

Il erra toute la nuit autour du village,furetant, cherchant, quêtant, grattant de-ci, grattant de-là unenourriture innommable.

Les maigres ressources qu’offraient les champsdépouillés, l’abri des murs ou le couvert des haies furent viteépuisées, car il n’osait point s’approcher trop près des maisons nichercher parmi les fumiers. Alors il battit en retraite plus loinet revint vers un autre village qu’il espéra plus hospitalier etdont il se disposait à écumer les alentours. Deux jours s’étaientpassés qu’il ne songeait déjà plus, harassé, recru de fatigue,l’estomac et la tête vides, qu’à chercher à manger coûte que coûte.Trois ou quatre jours et trois ou quatre nuits il erra encoreainsi, désemparé, de village en hameau, comme une barque dont legouvernail est brisé ou fêlé, en ayant bien soin de se dissimuleret de s’enfuir dès qu’il voyait un homme ou une femme et qu’ilpouvait supposer que quelqu’un pût se diriger de son côté.

Pendant ce temps, à Longeverne, Lisée sedésolait. Il était allé narrer à Philomen sa mésaventure, luiconfier ses appréhensions, et son ami qui, le lendemain, lui avaitfacilement remonté le moral, n’arrivait plus maintenant, fortinquiet lui-même, à le rassurer.

Miraut avait pu tomber dans un piège, seprendre dans un collet comme il était arrivé jadis à un des chiensde Pépé. Traversant une tranchée, le malheureux, en effet, avaitpassé le cou dans la boucle d’acier destinée à un oreillard, et lejeune foyard plié auquel était relié le nœud coulant, se relevantdans la détente imprimée par la bête, le chien s’était trouvébrusquement pendu en l’air par le cou. Heureusement, le fil avaitglissé sur le collier et le chien, mal pendu, étranglé à demi,avait pu bramer. Il avait braillé, braillé éperdument durant sixheures consécutives. Enfin, les bûcherons des alentours, inquiétéset intrigués par tant de potin, arrivèrent.

Ils lui rendirent la liberté et il partitcomme un fou. Huit jours durant, il n’arrêta point de secouer latête comme s’il sentait encore au cou l’étranglement du laiton.

Peut-être aussi que Miraut avait été pincé pardes gardes particuliers sur une chasse gardée ! Qu’avaient-ilsfait du chien ? Il y a des hommes si lâches ! Luiavaient-ils tiré dessus et son cadavre pourrissait-il dans quelquecoin, ou simplement, reconnaissant en lui un chien de race, luiavaient-ils retiré son collier pour l’expédier au loin et le vendreà leur profit ?

Il n’était guère admissible que Miraut, eneffet, fût quelque part aux alentours, car il serait déjà rentré oumême, s’il s’était réfugié dans une commune quelconque del’arrondissement, le maire ou n’importe qui aurait fait écrire pourqu’on vînt le rechercher. Il paraissait impossible qu’un confrèrene l’eût pas recueilli alors : ce sont services qui se rendentcouramment entre chasseurs et entre braconniers.

Et malgré tout, Lisée espérait toujours que lefacteur lui apporterait la lettre annonçant que Miraut, en pensionquelque part, attendait sa venue. Il avait fait en vain le tour desvillages voisins et, maintenant, il guettait impatiemment l’arrivéede Blénoir.

La Guélotte, elle, espérait bien que c’enétait enfin fini avec cette charogne et, toute joyeuse, sefélicitait en dedans, tout en grognant très haut que c’était bienla peine de dépenser des sous à élever des chiens pour les perdresitôt qu’ils sont dressés, que ça ne manquait jamais de mal finiret que ces êtres-là, ça n’était que des bêtes à chagrin.

Cependant Miraut, affamé, crotté, apeuré ettremblant, errait craintif au hasard des champs, des prés et desbuissons, aux abords des villages inconnus dont il redoutait lespopulations plus inconnues encore, sans doute dangereuses, perfideset méchantes. Il ne pensait plus qu’à son estomac qui criait lafaim, oubliant tout, ne se rappelant peut-être même plus Lisée etsa maison, ne songeant plus à rechercher le chemin bien perdu deLongeverne, aboli ou effacé dans sa mémoire.

Enfin, un beau matin, épuisé, rejeté departout, n’ayant rien absorbé depuis de longues heures et crotté aupoint de n’avoir plus, par tout le corps, un poil de propre, lelong de la route, à l’entrée d’un village, il eut comme une visionsuprême de tout ce qui avait fait son passé : il se souvint deson maître Lisée qu’il n’avait pu rejoindre et qu’il ne reverraitjamais plus sans doute et il se mit à hurler désespérément auperdu.

Assis sur son derrière, l’air minable etdésolé, il tendait le nez vers le ciel et poussait un cri, unhurlement long, très long, tragiquement long qui finissait comme unsanglot.

À ce cri de désolation, à ce signal lugubre,tous les chiens du village se mirent à répondre par des jappementsprécipités de fureur ou de peur et les gamins, attirés eux aussipar ce vacarme insolite, s’approchèrent, à distance respectueusetoutefois, de ce désespoir de bête.

– C’est un chien perdu qui pleure son maître,disait l’un d’eux.

– La pauvre bête !

– Si on lui donnait du pain, proposait unautre.

– Il se sauverait, objectait un troisième.

Dans le village, tout le monde avait entendula plainte, mais si la plupart des gens n’y avaient point prêtégrande attention, car un paysan ne s’émeut pas pour si peu, il setrouva toutefois, parmi la population, un vieux braco, le pèreNarcisse, qui dressa l’oreille à cet appel et pensa différemment deses concitoyens.

– Tiens, un chien de chasse !s’écria-t-il.

Et immédiatement il sortit pour voir sid’aventure il le connaissait, pour lui donner à manger et, s’ilavait un collier, chercher à qui il appartenait afin de lerapatrier au plus vite.

Lentement, l’œil allumé, il s’approcha del’endroit où Miraut, plus désespéré que jamais, hurlait toujours, àcent pas des gosses.

– Restez, petits, recommanda-t-il aux enfantsqui voulaient le suivre, restez, vous lui feriez peur.

Il faut croire que certains hommes sontnaturellement sympathiques aux bêtes ou que leur sûr instinct, dansla grande détresse, les avertit mystérieusement ; peut-êtrebien aussi que Miraut, à bout de forces, était résigné à tout.Mais, lorsque Narcisse s’avança, il n’eut pas peur et il sentit enlui un ami.

Dès qu’il fut à portée de voix, l’homme, eneffet, lui parla doucement, et il savait parler auxchiens :

– Tia, mon petit, tia ! Viens voir ici,mon beau ; voyons, qu’est-ce qu’il y a, voyons !

Et l’homme aborda le chien qui, non seulementn’avait pas fui, mais se tortillait aimablement pour saluer celuiqui venait si opportunément à lui.

Le père Narcisse tapota le chien sur le crâne,le gratta sous le cou et sous les oreilles et tout en faisant cela,il se penchait sur le collier. Il lut difficilement la lettregravée d’un poinçon malhabile sur une méchante plaque de fer-blanc,clouée au cuir par deux rivets : « Lisée, cultivateur àLongeverne », et aussitôt ne put retenir un cri destupéfaction, car entre chasseurs ou bracos d’une même région on seconnaît ; il avait bu assez souvent avec Lisée aux foires deVercel et de Baume et il connaissait déjà de réputation son bravechien dont Pépé encore lui avait parlé, il n’y avait, parbleu, passi longtemps !

– C’est Miraut ! s’exclama-t-il.

Entendant son nom prononcé par cet inconnu sisympathique, Miraut, l’œil plein de confiance et de joie, redoublases démonstrations d’amitié et, comme l’autre l’invitait à alleravec lui, il le suivit fort docilement à sa maison.

– C’est le chien de Lisée de Longeverne,expliqua Narcisse à ceux qu’il rencontra ; il est perdu depuison ne sait quand et il n’a presque plus « figure humaine dechien », la pauvre bête ; je vais lui faire à manger etécrire un mot à son patron qui doit être joliment en souci.

Le nom de son maître qu’il distingua nettementaccrut encore la confiance du chien qui se remit entièrement entreles mains de son protecteur et n’eut pas à s’en plaindre.

Sitôt qu’ils furent arrivés chez lui, Narcissefit tremper par sa fille une grande terrine de soupe au lait qu’iloffrit immédiatement à son invité et que Miraut lapa jusqu’à ladernière goutte ; pendant ce temps, il lui préparait àl’écurie une litière de paille fraîche et le mena coucher sans plustarder. Miraut tourna dans la paille pour faire son rond, se léchacopieusement pour une toilette complète et depuis trop de joursnégligée, et, propre et confiant, dormit douze longues heures sansplus bouger qu’une véritable souche.

Et le lendemain, Lisée qui, de désespoir,s’arrachait les cheveux et la barbe, jurant que ce salaud de lièvreétait sûrement un sorcier qui lui avait fait crever son chien,reçut vers les dix heures une lettre ainsi conçue :

Bémont, le 27 février.

« Mon cher Lisée,

« Je t’envoie ces deux mots pour te direque j’ai ramassé aujourd’hui ton Miraut qui gueulait au perdu prèsdu « bouillet[15] »du chemin de Chambotte. Il était bien mal foutu. Je lui ai donné àmanger et maintenant il roupille au chaud à l’écurie, tranquillecomme Baptiste. Viens le chercher quand t’auras un moment.

« Ta vieille branche,

« NARCISSE.

« P.-S. – J’en ai tué dix-sept cetteannée. Et toi ? »

Sitôt qu’il eut lu, Lisée ne fit qu’un sautjusque chez Philomen, pour le rassurer et lui conter en deux motsla bonne nouvelle ; mais il ne s’attarda guère etimmédiatement refila chez lui s’apprêter, car il voulait partir lejour même, et il y a une assez longue trotte de Longeverne àBémont.

S’étant sustenté d’un reste de soupe, d’unbout de lard avec du pain et d’une chopine de piquette, s’étant parprécaution muni d’une laisse au cas où il aurait rencontré desgardes peu commodes ou des cognes chatouilleux sur les règlements,il s’embarqua le bâton à la main et marcha d’un pas alerte dans ladirection de Bémont.

En passant à Velrans, il fit part à Pépé del’aventure et celui-ci ne le retint qu’une petite minute, le tempsjuste de lamper une goutte, car il comprenait fort bienl’impatience de son ami. En traversant Orcent, le chasseur appriten effet qu’on avait, une huitaine auparavant, aperçu un sale chiencrotté à qui les gamins avaient fait rebrousser chemin quand ilavait voulu passer le pont ; mais personne n’en avait entendureparler et nul ne savait à qui il était ni d’où il partait ;on pensait bien que, depuis le temps, il s’était retrouvé.

Quand il arriva chez Narcisse, Lisée s’étaitdéjà tout expliqué ou presque tout : Miraut, épouvanté aupassage du pont, n’avait osé revenir et avait erré, Dieu savait où,jusqu’à ce qu’il fût recueilli par son fidèle camarade.

Narcisse lui serra la main avec effusion.C’est toujours une joie pour deux chasseurs de se rencontrerlorsqu’ils n’ont, comme c’était le cas, aucune raison de sejalouser l’un l’autre.

– Attends, proposa-t-il, on va voir s’il tereconnaîtra à la voix : je vais passer près de lui à l’écurie,et dès que j’aurai refermé, tu blagueras fort.

Dès qu’il eut fait comme il avait dit, Liséese mit à parler, et Miraut, qui se laissait câliner par Narcisse,dressa l’oreille subitement ; puis, ayant écouté à deuxreprises, debout, les yeux brillants, il se précipita violemmentvers la porte qu’il se mit à gratter avec frénésie, aboyant etpleurant pour qu’on la lui ouvrît bien vite.

– Ah ! ah ! s’écria en riantNarcisse, il est là et on le reconnaît ! Oui, mon beau, tu vasle revoir.

Et, ayant ouvert la porte, il vit Miraut seprécipiter sur Lisée, jappant, pleurant, aboyant, léchant, sefrôlant, lui sautant à la poitrine, aux épaules, lui mordillant lesdoigts, lui mouillant les mains, lui peignant la barbe, battant dufouet, se tordant et se retordant de joie, tandis que son maître,de bien bon cœur, une petite larme au coin des paupières, riait deplaisir lui aussi.

Narcisse, en détail, conta alors comment ilavait recueilli Miraut et voulut absolument que son visiteur serestaurât : il avait fait cuire une saucisse à son intentionet avait même, en outre, gardé au fond d’une casserole certainfricot dont Lisée tout à l’heure lui donnerait des nouvelles.

Les deux hommes se mirent à table suivis deMiraut qui, maintenant, ne quittait plus son maître d’une semelleet, tout le temps qu’il resta assis, demeura auprès de lui, lemuseau sur sa cuisse, ne cessant de le regarder et n’arrêtant delui moduler des tendresses que pour happer au passage des bouts depeau de saucisse et les croûtes de pain qu’on lui jetait de temps àautre.

– Tiens, insistait Narcisse, prends-moi unmorceau de ce… lapin.

– Ce n’en est pas un que tu as élevé, remarquaLisée en se servant. Où l’as-tu rasé ?

– À l’affût, il y a quatre ou cinq jours, ducôté de Chambotte : il n’a pas rebougé sur mon coup defusil.

Là-dessus, les deux compères se mirent àconter l’histoire de tous leurs oreillards de l’année et Lisée enfut amené forcément à parler de son salaud de lièvre sorcier,lequel avait failli porter malheur à Miraut, un brave chien quiavait d’extraordinaires qualités de lanceur et n’avait pas sonpareil pour tenir les bouquins des journées entières.

– C’est rare, des chiens comme le tien, avouaNarcisse avec admiration. Moi, j’ai un petit basset qui ne va pastrop mal ; il est avec mes garçons, sans quoi je te l’auraismontré, mais tu sais, à bon chasseur, bon chien ! Mets tonMiraut entre les mains d’un « calouche », je ne dis pasqu’il deviendra mauvais tout à fait, mais il se gâterasûrement : pour avoir un bon chien, il faut tuer devant lui etsouvent. J’ai connu, moi, un vieux braco d’Auvergnat qui est mortmaintenant : il s’était bâti une petite baraque sur lecommunal et s’appelait Mélo. Jamais je n’ai vu tel écumeur ;eh bien ! mon ami, en fait de chiens, ce gaillard-là n’avaitjamais que des bâtards de roquets de rien du tout à qui nul nefaisait attention, les gardes et les gendarmes moins que personne.Ces roquets-là te trouvaient aussi bien les lièvres que n’importequi : c’est que Mélo savait les dresser. Je me souviens mêmed’un de ses derniers, un vague roquet tout noir qu’il appelaitVaneau. Un jour ; descendant une tranchée tous les trois, sonchien, lui et moi, le Vaneau a trouvé un fret et, en rien de temps,il est allé dégoter au gîte le citoyen. Naturellement, il lui asauté dessus aussitôt, mais il avait affaire à un grand bouquin etle chien était si petit que le lièvre l’a emporté sur son dospendant plus de cinquante mètres et qu’il a fini par se fairelâcher. Tiens, Pépé est comme ça : donne-lui un loulou, unratier, il t’en fera un chien d’arrêt ou un courant, il a le don,mon vieux. Les chiens, ça ne se manie pas n’importe comment et noussavons les prendre, nous autres, mais pas comme lui tout de même.Toi, tu as une bête exceptionnelle ; aussi tu parles si jel’ai ramassé vivement quand je me suis aperçu que c’était letien.

– Je ne sais vraiment comment te remercier,mon vieux ; c’est un service qu’on n’oublie pas.

– C’est un service qui se doit entrechasseurs. Si les gens d’aujourd’hui n’étaient pas si égoïstes etsi méchants, il n’aurait pas attendu huit jours avant d’êtrerecueilli.

– Tu me diras au moins combien je te dois pourla pension.

– Est-ce que tu plaisantes, par hasard ?Tu aurais le toupet, toi, de me faire payer, si la chose m’étaitarrivée.

– Oh ! mon vieux, peux-tucroire ?

– Eh bien, alors, fous-moi la paix ! tupaieras un verre quand je passerai à Longeverne ou qu’on serencontrera à la foire.

– D’accord, mais on va d’abord prendre quelquechose à l’auberge.

– Il n’y a pas d’auberge à Bémont et noussommes très bien pour boire ici. J’ai du vin à la cave et pas defemme pour nous engueuler. Je suis veuf, mon vieux, et mes enfantssont grands : la fille s’occupe du ménage et les garçons sontà la coupe, ils ont voulu être bûcherons cette année.

N’ayant rien de mieux à faire, les deuxcamarades continuèrent à boire en se narrant des histoires dechiens.

Comme le jour baissait, Lisée partit enfin,mais les émotions, de même que le vin, avaient de beaucoup diminuéla souplesse de sa démarche et la vivacité de son pas.

En cachette, il glissa à la jeune fille unepièce de cent sous pour la remercier d’avoir fait la soupe à sonchien, serra à plus de vingt reprises les mains de Narcisse, quilui fit un bout de reconduite, et revint vers Longeverne avecMiraut sur ses talons.

Toutefois, pour ne pas faire mentir leproverbe : « Qui a bu boira », il ne manqua point des’arrêter au bistro d’Orcent où il qualifia de sauvages lesindigènes et, en passant à Velrans, il fit également payer quelquesbouteilles à l’ami Pépé.

La Guélotte ne le revit que vers une heure dumatin, aussi saoul que le soir de l’entrée de Miraut dans lamaison. Connaissant sa capacité et sa résistance à l’ivresse, ellejugea de ce qu’il avait dû avaler et, par contre-coup etconséquence, de l’argent qu’il avait probablement dépensé. Alors,après les avoir invectivés violemment tous deux, elle jura à sonépoux qu’elle foutrait le camp de la maison puisque cette salecharogne de viôce, non contente de lui faire toutes les misèrespossibles, était encore un prétexte à saoulerie pour son arsouillede patron.

– Comme s’il n’avait déjà pas assezd’occasions sans ça !

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