Le Roman de Miraut – Chien de chasse

Chapitre 3

 

 

Au cours des chasses qui suivirent et dontplusieurs furent mémorables, Miraut, aidé des conseils de sonmaître, ou guidé par l’exemple de Bellone, ou inspiré par son flairsupérieur et sa presque infaillible initiative, apprit bien desruses et des ficelles de son métier de courant.

Il sut ainsi qu’il ne faut jamais perdre sontemps à « ravauder » en plaine, sur un pâturage, qu’ilfaut immédiatement chercher la rentrée ; ce fut Lisée qui lelui enseigna et il se rendit très vite compte que son maître avaitraison, puisqu’il manquait rarement de débusquer l’oreillard quandil suivait docilement ses conseils ou ses ordres. Il apprit à allerdoucement derrière les levrauts qui ne vont jamais loin, maiszigzaguent, contournent, cabriolent, se font rebattre et vousobligent, pour les suivre sans faute, à prendre cent fois plus deprécautions qu’avec les grands bouquins et les vieilles hases. Ilsut que tous les capucins, pour quitter les chemins qu’ils suiventquand ils veulent se faire perdre, font de grands sauts etretombent les quatre pieds réunis et lorsqu’il lui arriva de setrouver perplexe dans ce cas chenilleux, Bellone lui enseigna àrebattre à droite, puis à gauche de la route pour retrouver lenouveau sillage. De même les doublés et les pointes nel’embarrassèrent qu’au début et ce fut encore la chienne qui luienseigna à décrire autour du point où les pistes se mêlent un ouplusieurs cercles de rayons variables afin de retrouver lanouvelle. Il n’ignora pas longtemps que certains lièvres, audacieuxet roublards, longent quelquefois une haie d’un côté, puisreviennent de l’autre, parallèlement au chien qui ne s’en douteguère et repassent en le narguant à deux pas de lui ; aussieut-il, en même temps que le nez, l’œil et l’oreille au guet quandd’aventure il se trouva dans ce cas.

Il apprit qu’au coup de fusil un chien dechasse, un vrai bon chien, doit tout lâcher pour filer àvertigineuse allure auprès du maître qui a tiré, car un chasseur,quand donnent les chiens, ne doit faire feu que sur un gibierd’importance et il faut que son collaborateur à poil soit là toutde suite pour l’aider, le cas échéant, à poursuivre et prendre ouachever ou retrouver la pièce tuée ou blessée par son plomb. Il sutdistinguer, dans la voix de la corne, le coup long, qui hèle leconfrère éloigné, du roulement qui le rappelait, lui ou Bellone ouRavageot ; il apprit et très vite, en chassant avec la chiennesa compagne, à reconnaître les coups de gueule qui indiquent que lefret est bon ou médiocre ou mauvais. Il sut aller à la voix commeun vieux soldat marche au canon, et cette habitude, avec lescamarades, devint bientôt réciproque.

Bref, il devint un bon chien, et il fallaitque les matins fussent bien mauvais, que le fret fût insignifiant,que le canton fût bien pauvre en gibier pour qu’il n’arrivât pas àdébrouiller coûte que coûte une piste et à lancer un capucin.

Sa tactique varia selon que les maîtresétaient avec eux ou qu’il se trouvât être seul avec Bellone, car illui arriva souventes fois, quand les patrons n’avaient pas letemps, de partir soit tout seul, soit de compagnie avec lachienne.

Les bons cantons, les bons endroits luidevinrent familiers ; au bout de quelques chasses, il connutmême personnellement, si l’on peut dire, certains oreillards qu’ildevait certainement distinguer des autres à leur fret particulier,à un détail odorant insensible à tout autre qu’à lui, de même queLisée, son maître, reconnaissait le citoyen en question au gîtechoisi ou au domaine bien délimité qu’il occupait depuislongtemps.

Un bon chien doit toujours ramener son lièvreau canton du lancer ; Miraut, bon gré, mal gré, après descircuits plus ou moins longs, ne perdit jamais la piste et, saufdes cas exceptionnellement rares, il ramena presque toujours dansla direction que devait occuper Lisée le capucin qu’il courait.

Maints lièvres pourtant lui donnèrent du fil àretordre, car au bout de peu de semaines, les adultes, les lièvresd’un an, forts de l’expérience d’une chasse, n’ignorèrent plusqu’ils avaient affaire à forte partie.

Dès qu’ils entendaient à proximité de leurgîte le timbre du grelot ou les éclats de voix de Miraut, ilsn’attendaient point qu’il vînt les dénicher, trop certains qu’il yparviendrait tôt ou tard malgré les savantes précautions de laremise. Et, en grand mystère, fort silencieusement, ils sedérobaient, oreilles rabattues, pattes allongées, filant droitdevant eux, pour gagner le plus possible de terrain et aller trèsloin, très loin, préférant les aléas d’une poursuite et d’unecourse en pays inconnu, au hasard d’un retour dangereux souventmarqué, pour les camarades, par le tonnerre éclatant et mortel d’uninopiné coup de fusil.

Miraut les suivit quand même et malgré tout,patient et fort, avec l’acharnement du vrai limier. Il lesretrouvait dans leurs remises lointaines, les relançait de nouveau,les poursuivait jusqu’à épuisement et, comme il était robuste,malheur au lièvre dont les pattes n’étaient pas bonnes, dont lesjarrets n’étaient pas d’acier, dont les ruses n’étaient pasoriginales et infaillibles ! Tôt ou tard, Miraut arrivait àlui, lui cassait l’échine et le dévorait.

Cela ne traînait guère. La course l’avaitaffamé, la poursuite si longue, en le fatiguant, l’avait enfiévréet mis en rage et, du ventre ouvert de la victime, les tripeschaudes sortaient bientôt qu’il avalait presque sans les mâcher. Illéchait le sang avec soin, puis broyait les côtes sous ses dents,dépiautait le râble musculeux et passait au train de devant.Souvent, il abandonnait la tête pour revenir, quand sa fringalen’était pas apaisée, aux cuisses de derrière fermes et charnuesqu’il déglutissait jusqu’à la dernière bouchée. Il se flanqua ainsides ventrées gargantuesques à la suite desquelles, l’estomac garni,la peau du ventre tendue, il reprenait d’un trot alourdi, aprèss’être préalablement orienté, le chemin de Longeverne. Il suivaitrarement les grandes routes et les voies importantes, préférant,sous bois, les petits sentiers, ou, en rase campagne, l’abri deshaies et des murs, le couvert des récoltes, pour se dissimuler auxregards des inconnus malveillants. Car Miraut n’ignorait pas quecertaines femelles, genre Guélotte, sont toujours à craindre etqu’il ne faut point, en dehors de son village, se fier aux salesmoutards de tout sexe qu’un honnête chien comme lui ne peutdécemment effrayer ni mordre et qui profitent lâchement de votrebonté pour vous flanquer, eux, toutes sortes de projectiles sur ledos ou dans les pattes.

Dans les débuts, lorsque son lièvre était tropgros, Miraut, une fois repu, abandonnait le reste ; plusvieux, avec l’expérience et les leçons de la faim, il dut réfléchirsans doute et conclure que cette pratique était tout simplementstupide ; dès lors, quand il ne mangea pas tout, il rapporta àsa gueule, du côté de Longeverne, le quartier de derrière de saprise.

Bien malins eussent été ceux qui l’auraientattrapé dans ces cas-là. Souvent pourtant il fut poursuivi par deshommes, mais il savait fort à propos prendre le pas de course, sedéfiler derrière les haies, doubler les murgers et les buissonstouffus et gagner la forêt, refuge absolument inviolable auxvoleurs à deux pattes.

Arrivé à quelque cinq cents mètres du village,dans un champ de pommes de terre le plus souvent, là où la terreest plus meuble que partout ailleurs, il creusait un trou, yenfouissait sa bidoche qu’il rebouchait avec soin, puis rentrait àla maison paisiblement. Le jour suivant ou le surlendemain, ilvenait la reprendre dès que son estomac réclamait, car la Guélotte,qui l’avait toujours en grippe, oubliait assez souvent, leslendemains de fugue, de lui tremper sa soupe, si Lisée d’aventurene l’en priait pas énergiquement.

Le chasseur ne soupçonnait pas son chien detant de roublardise. Il fut littéralement ébahi le jour où il lesurprit en train de s’offrir, en guise de goûter, un succulentrâble d’oreillard. Miraut, cependant, ne fut pas le moins ennuyé dela découverte, car son maître, jugeant que son compagnon avait eulargement sa part, lui reprit sans façons aucune son quartier delièvre et, après l’avoir lavé, le fit mettre à la casserole. Ce futune leçon, et le chien, à dater de cette heure, prit bien soin dese dissimuler quand il se rendit à ses caches.

Les prises toutefois ne couronnaient paschaque poursuite et, plus souvent qu’il ne l’eût désiré, Miraut,après une journée exténuante, rentra à la maison, harassé et vide.Ces jours-là, sa patronne hurlait, car on ne pouvait pas,disait-elle, rassasier la viôce. Cependant les lièvres finissaientfatalement par avoir le dessous.

Il y eut pourtant un oreillard qui, toute unesaison, se paya la tête de Lisée et de son chien, un vrai sorcierque ce cochon-là, jurait le braconnier, et Miraut le connaissaitbien, lui aussi, cet impayable animal.

C’était un vieux bouquin, prince sans doutedes capucins de Longeverne et d’ailleurs, qui, certain jour, on nesait pourquoi ni comment, était venu élire domicile dans un cointouffu du Fays, au centre d’un labyrinthe de sentiers, detranchées, de chemins et d’autres voies plus ou moins frayées.

La lutte commença un beau matin givré denovembre que la terre sonnait sous le talon où le limier trouva sonfret à cinquante sauts de son gîte et, sans perdre de temps, vint,après quelques coupes savantes, lui fourrer sans façons le nez auderrière.

Le vieux coureur des bois comprit qu’il avaitaffaire à un maître et, bondissant de son gîte, allongé de toute salongueur, ventre à terre, yeux tout blancs, moustaches brandies,fila, tandis que la bordée coutumière de coups de gueule suivaitson déboulé.

Miraut, si bien découplé qu’il fût, ne putlongtemps le suivre à vue, car le courte-queue, qui n’ignorait sansdoute rien de l’homme et de ses coups de fusil, avait grand soin,pour se défiler, de profiter de tous les abris et de tous lescouverts utilisables. Au bout de cinq minutes de ce train d’enfer,l’aboi du chien était à plus d’un kilomètre derrière lui… il avaitle temps.

Le capucin fit des pointes, des doublés, descrochets, puis, après un raisonnable détour, suffisamment long pourdérouter un moins habile que son poursuivant, il redescendit l’undes chemins qui menait au bas du Fays, à la croisée de toutes lesvoies où ces imbéciles d’humains venaient généralement attendre sescongénères, mais où il se gardait bien de jamais passer.

Dès qu’il arriva à deux ou trois portées defusil de ce poste dangereux, il s’arrêta, s’assit sur son derrière,tourna les oreilles dans la direction des quatre vents, pissa uncoup, ressauta au bois, fila vers le haut des jeunes coupes etdisparut.

Lorsque Miraut, qui n’avait point perdu detemps aux doublés du citoyen, arriva quelques instants après, qu’ileut repris la piste coupée et l’eut suivie jusqu’au haut des jeunescoupes, hors du fossé du bois, il trouva quelques pointes qu’il nesuivit pas selon sa vieille tactique, mais il tourna tout alentourde l’endroit pour retrouver la bonne piste et ne trouva rien. Ilraccourcit le diamètre de son cercle : rien encore ; ille doubla : toujours rien ; il suivit l’une après l’autretoutes les pistes, plus le fret. Alors, ahuri et furieux, Mirautjappa, gueula, brailla, hurla comme jamais il n’avait fait, etLisée, étonné grandement, vint le rejoindre, ahuri lui aussi devoir pour la première fois en défaut ce chien admirable, cettemaîtresse bête, ce nez extraordinaire, ce roublard desroublards.

Il n’y avait point de buisson dans la plaineet la coupe, récemment nettoyée, était tondue comme un champd’éteules. Le chien et l’homme longèrent des deux côtés le murd’enceinte, pierre à pierre, abri par abri ; ils visitèrent lepied de tous les arbres qui demeuraient : baliveaux, chablis,modernes, anciens ; rien, rien, rien ! Ils s’en allèrentbredouilles.

Deux jours après, Miraut vint relancer sonanimal que Lisée cette fois attendit sur le chemin où il étaitpassé le premier jour, mais l’oreillard en prit un autre et vint sefaire perdre, tout comme l’avant-veille, au même endroit.

Deux jours après, cela recommença.

– Ne te bute donc pas, disait Philomen à Liséequi lui proposait de l’accompagner dans sa chasse à ce phénomèneunique en son genre. Je le connais, ce salaud-là, c’est-à-dire queje n’ai jamais pu le voir, mais je l’ai chassé, on ne lui peutrien.

Lisée s’entêta. Et chaque matin qu’il eut delibre, ils retournèrent, lui et Miraut.

À la fin, dès le lancer, il monta à ce posteextraordinaire afin d’en avoir le cœur net. Ce jour-là, le lièvre,qui était assez vieux pour ne pas se fier seulement à son oreille,mais qui savait aussi sans doute voir un peu et renifler, approchabien de la coupe, mais il n’y entra point et alla se perdre loin,loin, très loin, au tonnerre de Dieu, comme disait le chasseur.

Et toute la saison ils s’acharnèrent, lui etMiraut, à poursuivre ce lièvre fantôme, ce capucin sorcier quepersonne n’avait jamais pu joindre ni voir, qui crevait les chiensles plus forts et roulait les meilleurs. Mais chaque fois que Liséemontait en haut de la coupe, le lièvre n’y venait pas, et chaquefois qu’il se postait ailleurs, Miraut, hurlant de rage et fou,l’œil hors de l’orbite, le poil hérissé, venait le perdre là ets’en retournait la tête basse et la queue entre les pattes, maladede dépit et de fureur, vers son maître Lisée qui sacrait bien detoute sa gorge comme un bon braco qu’il était, mais n’y pouvaitrien tout de même.

Enfin un jour de février, la chasse étantclose depuis une quinzaine et lui n’ayant pas son fusil, Lisée, àdeux cents pas de l’endroit, caché derrière un gros chêne, eut laclef de l’énigme.

Le cœur tapant d’émotion, il vit son oreillardsauter du bois, faire ses doublés et ses pointes, revenir à soncentre d’opérations et d’un seul saut bondir en l’air, d’un élanfou, comme s’il escaladait le ciel pour retomber… Ah !çà ! – la coupe était nette – où donc était-il retombé ?Lisée, de derrière son arbre, écarquillait les quinquets : lelièvre avait disparu.

Celle-ci, par exemple, elle étaitforte !

Miraut, en râlant de rage, car ce n’étaientplus des abois qu’il poussait, arriva juste à pic pour se trouvernez à nez avec son maître. Celui-ci, sûr – ou presque – de n’avoirpas eu la berlue, et blême d’émoi, regardait de nouveau par tout lesol, examinant méthodiquement chaque pouce de terrain où son gibieraurait pu se trouver.

Ce devait être au pied de cette souche. Maisnon, rien ; il fallait qu’il se fût envolé dans le ciel.Lisée, le braco, Lisée le mécréant, pâlit presque et trembla unpeu ; ses regards, instinctivement, quittèrent le sol pourinterroger l’azur et… ah ! sacré nom de Dieu !…

Au sommet de la vieille souche pourrie,dédaignée par les bûcherons, à quatre ou cinq pieds au-dessus dusol, entre quelques rejets gris comme le dos du capucin qui sefondait entièrement avec eux, son « asticot », aplati,immobile, les oreilles rabattues, sans souffle, n’émettant aucuneodeur et, bon Dieu ! aussi souche que la souche elle-même.

Que de fois le braconnier, son fusil à lamain, avait passé à un pas de lui, inspectant le pied de la souchesans songer le moins du monde à regarder dessus : on dit tantque les lièvres ne font pas leur nid sur les saules.

– Ça t’apprendra, idiot, rageait-il, à sortirsans ton flîngot sous ta blouse !

Il ramassa un rondin pour en asséner un coupsur le râble de l’oreillard ; mais l’autre, qui n’avait jamaisbronché les fois d’avant, ce jour-là, avant que Lisée eût levé lebras… frrrrt… se détendit comme un ressort, repartit d’un traind’enfer avec Miraut à ses trousses, Miraut qui le chassa tout lereste de la journée, mais ne le ramena point et ne rentra pas nonplus de la nuit.

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