Le Roman de Miraut – Chien de chasse

Chapitre 5

 

 

– Il faut au moins que vous le voyiez, afinqu’il vous connaisse déjà un peu pour partir ! Lisée va vousconduire à sa niche, proposa la Guélotte.

– Je le connais déjà, moi, réponditl’acquéreur.

Débarricadant les portes lentement, le cerveaulourd, sans penser, en homme accablé, Lisée arriva avec soncompagnon à la remise où Miraut, attaché, sommeillait, son entraveau cou.

– Le voilà ! annonça-t-il en le désignantdu geste.

Et il s’approcha de l’animal qu’il caressa dela main et auquel il parla affectueusement.

L’étranger, le nouveau maître, suivait Liséeet ce fut sur lui que se porta d’instinct le regard du chien.

Tout d’abord, en apercevant Lisée, il nes’était pas levé, se contentant de soulever la tête, de le regarderavec de grands yeux tristes et, ce qui témoignait chez lui del’indécision, de frapper de sa queue, à coups réguliers et assezvifs, la paille de sa litière. Mais, dès qu’il aperçut cet autrehumain, habillé différemment des gens qu’il avait coutume de voir,un chapeau sur la tête, un manteau sur le bras, l’inquiétudesourdement l’envahit. Une prescience vague lui dénonçait un dangeret, Lisée restant malgré tout son protecteur naturel, ce fut verslui qu’il se réfugia, vite debout, se frottant à son pantalon, luiléchant les mains et lui parlant à sa manière.

De même que les corbeaux et les chats chez quila chose n’est pas douteuse, et sans doute tous les grands animauxsauvages, les chiens ont un langage articulé ou nuancé et secomprennent entre eux parfaitement. Miraut se faisait égalemententendre de Mique, de Mitis et de Moute, et ces derniers aussi luitenaient assez souvent des discours brefs dans lesquels on sedisait tout ce que l’on voulait se dire et rien que ça.

Sans que Lisée eût parlé, car s’il eût émis lamoindre phrase relative à une séparation, le chien, qui comprenaittout ce qui se rapportait à lui, l’aurait certainement saisie danstous ses détails, il sentit, rien qu’à son air triste, de même qu’àla volonté de l’autre de se faire bien voir, qu’il y avait entreeux deux un pacte secret le concernant.

Instinctivement il fuyait les caresses del’étranger, se contentant de le regarder avec des yeux inquiets,agrandis par la tristesse et l’étonnement.

Les compliments que l’autre lui adressa, poursincères que les sentît Miraut, ne réduisirent point sa méfiance etil refusa froidement un bout de sucre qui lui fut tendu en signed’alliance. Lisée ayant ramassé le morceau tombé le décida tout demême à le croquer, mais il le cassa sans enthousiasme et l’avalasans le sentir.

– Je vais toujours lui ôter l’entrave, décidal’acheteur qui s’était nommé M. Pitancet, rentier au Val.

Mais ce geste libérateur qui, pensait-il, luiconcilierait les bonnes grâces et lui attirerait l’amitié du chien,ne réussit qu’à accentuer sa méfiance et à confirmer sessoupçons.

Le nez humide et les yeux brillants, il secollait de plus en plus aux jambes de son ancien maître qui ne selassait de le cajoler, de le tapoter, triste jusqu’à la mort de laséparation prochaine. Après une dernière embrassade, une dernièrecaresse, on laissa Miraut sur sa litière et, pour réglerdéfinitivement l’affaire, les deux hommes se rendirent àl’auberge.

– Comment avez-vous su que mon chien était àvendre ? questionna Lisée.

– Ma foi, répliqua l’autre, à vous dire lavérité, je n’en ai été à peu près sûr qu’en arrivant à Velrans oùl’aubergiste m’a confirmé la chose. Je vous avouerai toutefois queje me doutais bien qu’un jour ou l’autre vous seriez obligé de vousen débarrasser, car je me suis trouvé par hasard au tribunal à tousvos procès et je puis bien, entre nous, vous dire que les juges sesont montrés avec vous de fameuses rosses. Depuis longtemps jeconnais de réputation votre chien et, comme j’ai l’intention dechasser cet automne, je me suis dit : « Puisque tu n’espas très habile ni très connaisseur, un bon animal au moins t’estnécessaire.» C’est pourquoi, après votre dernière condamnation,j’ai décidé à tout hasard que je monterais jusqu’ici au-dessus. Onm’a bien prévenu, à Velrans, qu’il serait assez dur de vousdécider, mais que votre femme, elle, ne voulait plus entendreparler de le garder, et je suis venu.

– Mon pauvre Miraut ! gémit Lisée.

– Soyez tranquille, le rassuraM. Pitancet, il sera bien soigné chez moi ; nous n’avonsà la maison ni chat ni gosses et ma femme ne déteste pas leschiens.

– Une si bonne bête ! reprenaitLisée.

Et pendant qu’ils vidaient une vieillebouteille en mangeant un morceau, le chasseur, dans une sorted’enthousiasme sombre et désespéré, entamait l’éloge de sonchien.

– Pour lancer, monsieur, il n’y en a pointcomme lui ; dès qu’il est sur le fret, il s’agit de faire bienattention, d’ouvrir l’œil et de se placer vivement. Il n’est pasbavard : une fois qu’il a averti par deux ou trois coups degueule, on peut être sûr que, moins de cinq minutes après, il auralevé. Et pour suivre, pour suivre, ah ! ce n’est pas lui quiperdra son temps à des doublés et à des crochets, ah ! maisnon ! Les lièvres ne la lui font pas à Miraut ! Et quelque soit le jour, il lancera ! Et il faudra que votreoreillard soit bien malin, allez, pour qu’il ne vous le ramènepas.

Et Lisée continuait :

– À la maison, il vaut mieux qu’un chien degarde ; il sait reconnaître les amis, il ne fait pas de malaux gosses, et si un rouleur voulait jamais s’introduire, qu’est-cequ’il prendrait ! Il le boufferait, monsieur, tel que je vousle dis. Ah ! penser que nous étions si bien habitués l’un àl’autre et qu’il faut que nous nous quittions ! J’avaispourtant juré qu’on ne se séparerait jamais. Mais, monsieur, malgréla vieille qui n’a jamais pu le sentir, la rosse ! il trouvaitmoyen de venir me retrouver dans le lit de la chambre haute enouvrant les portes. Car il sait ouvrir les portes, méfiez-vous sivous voulez : il ouvre toutes les portes quand ça luidit ; c’est même comme ça qu’il s’est sauvé plusieurs fois.Mais, ne comptez pas qu’il vous les refermera ; non, fermerles portes, ce n’est pas son affaire ; une porte fermée legêne, une porte ouverte ne le gêne pas, et quand il est arrivé à cequ’il voulait, lui, et à se faire plaisir, sauf votre respect,monsieur Pitancet, il se fout du reste.

– J’espère qu’il s’habituera assez vite :toutes les bêtes s’habituent au changement.

– Toutes, peut-être, mais pas lui. Mirautn’est pas comme les autres. J’ai eu bien des chiens dans ma vie,mais jamais, vous m’entendez, jamais je n’en ai eu un commecelui-là. Ah ! vous avez de la chance d’être en voiture, parceque vous pourriez vous brosser pour l’emmener à pied, vous neseriez pas de sitôt au Val.

– Vous croyez, douta M. Pitancet, avec dufromage, du sucre dont je lui donnerais un petit bout de temps entemps ?

– Peut-être avec des autres, avec des jeunes,ça réussirait-il ; mais avec lui, ah là là ! Quand il adécidé quelque chose, il n’y a rien à faire ; il n’y a que moiqu’il écoute et mon camarade Philomen avec qui je chasse depuisvingt ans et aussi un peu l’ami Pépé, vous savez bien, Pépé deVelrans, celui qui tue tant de lièvres tous les ans. Les autres,rien à faire : souvent les grosses légumes de Rocfontaine sontvenus chasser avec moi (les salauds ! et pas un ne m’a aidédans mes procès) ; eh bien ! dès qu’il voyait, dès qu’ilsentait que je n’étais plus avec eux, il ne moisissait pas en leurcompagnie et il m’avait bientôt retrouvé. Il se ferait traîner, ils’userait les pattes jusqu’au genou, je veux dire jusqu’au jarret,et vous lui arracheriez le cou plutôt que de le faire avancer. Envoiture, il sera bien forcé de se tenir, mais je ne serai pasétonné si, une fois là-bas, malgré la distance, il se sauve etrevient me voir.

– Ils reviennent presque toujours revoir leurpremier maître, mais c’est l’affaire de quelques voyages et, s’ilssont mal reçus, ils se résignent vite à demeurer à leur nouveaulogis, surtout s’ils y sont bien traités. Si d’aventure Mirauts’échappe avant d’être bien habitué au Val et qu’il retourne àLongeverne, vous le soignerez naturellement et je vous paierai cequ’il faudra pour sa pension, mais je compte bien que vous ne ferezrien qui puisse l’encourager à recommencer.

– Ce me sera dur de le gronder, prévint Lisée,une bête avec qui j ‘ai passé de si bons moments et qui m’aimetant ! Mais c’est vot’chien maintenant et je ne le rattireraipas.

– Allons le chercher, pendant qu’on mettra moncheval à la voiture, décida M. Pitancet.

Durant leur absence, Miraut qui s’étaitrassis, puis recouché sur la paille, songeait très inquiet, enproie à des pensées contradictoires, à des soupçons multiples et àdes craintes terribles. Il appréhendait le retour de Lisée, nonpoint pour lui-même, mais parce qu’il se doutait que l’autres’attacherait à lui.

Pourtant, s’il lui avait voulu du mal, iln’eût pas tant attendu, et du moment qu’il était parti, il nereviendrait peut-être pas. Et qui aurait pu savoir les sombrespensées qu’il roula, les problèmes qu’il agita, et dont lesmanifestations extérieures se traduisaient juste par une inquiétudedu regard, un froncement de paupières, des frémissements de mufle,de légers tremblements de pattes et l’obstination avec laquelle ilregardait du côté de la porte.

Sa frayeur devint intense quand il perçut dansle sentier de l’enclos deux pas bien distincts qu’il reconnutaussitôt : celui de Lisée et celui de l’autre, et elles’accentua encore quand le son de la voix de l’étranger ne luipermit plus le moins du monde de douter que c’était bien lui quirevenait. Il se leva tout droit sur sa couche, le cou abaissé auniveau des épaules, la tête allongée dans le prolongement du cou,et fixa plus intensément encore la porte de la remise qui s’ouvritbientôt et livra passage aux deux hommes.

Lisée avait un air sombre et fermé quicontrastait avec la physionomie joyeuse de son compagnon. Derrièreeux, la tête ricanante de la Guélotte apparut à son tour et Mirautnettement se sentit sacrifié et perdu.

Qu’allait-il lui arriver ? Il n’en savaitrien encore, mais il craignait quelque chose de pire que la prisonet de pire que les coups. Il craignait : la crainte, danscertains cas, est plus cruelle que le malheur lui-même ; ellefaisait pour l’heure battre à grands coups le cœur du chien.

– Viens, mon petit, viens ! appela d’unair aimable M. Pitancet ; viens près de moi,voyons !

Et il lui tapotait le crâne tandis que Liséedétournait la tête pour cacher son émotion.

– Grand imbécile ! ricana sa femme. Tu neferais pas tant de grimaces pour moi ! Ce n’est qu’unchien !

Cependant, M. Pitancet, ayant détachéMiraut, lui tendait un bout de fromage, pour bien faireconnaissance, affirmait-il ; ensuite de quoi il le caressa denouveau, le cajola, le câlina, le gratta sous les oreilles et sousle cou, l’invitant à le suivre au dehors :

– Viens, mon petit !

Mais Miraut résolument tirait du côté deLisée, le regardant de ses yeux agrandis et désespérés, et pleurantet suppliant à petits abois tendres et tristes.

Le chasseur ne résista pas : ils’accroupit devant le chien et longuement l’embrassa et luiparla :

– Il le faut, mon pauvre vieux,résignons-nous !

La résignation est une vertu chrétienne etn’était pas le fait de Miraut qui enfonçait plus que jamais son nezdans le gilet de chasse de son ami et de sa patte le grattait à vifpartout où il trouvait un pouce carré de chair.

– Il vaut mieux, émit l’acheteur, que vous nele caressiez pas tant.

– C’est vrai, convint Lisée, ce n’est plus lemien maintenant et je n’ai même plus le droit de l’embrasser.Emmenez-le, monsieur, emmenez-le ! ça me fait trop de peine età lui aussi de prolonger plus longtemps les adieux.

– Si on peut être bête à ce point-là !marmonnait la Guélotte.

Lisée lui jeta un coup d’œil terrible et ellejugea prudent de se taire immédiatement, non point tant par lacrainte des coups que par l’appréhension de voir son mari revenirsur sa parole et défaire le marché.

On sortit. Mais, comme l’avait prévu Lisée,Miraut refusa obstinément d’avancer. Campé sur les quatre pattes,le cou tendu, il résistait de tous les muscles de sa poitrine, detous les tendons de ses jarrets, de tous les ligaments de sesvertèbres, de toutes les griffes de ses pattes fichées violemmenten terre.

– Allez, charogne ! grogna la Guélotte enle poussant par derrière.

Il résista de plus belle, le fessier cintré,suffoquant et crachant parce que le collier l’étranglait de l’autrecôté.

– Je vous prierai de me l’amener jusqu’à lavoiture, demanda M. Pitancet ; pour qu’il n’ait pas peuret ne se doute pas trop, je prendrai par la route du village etvous par le verger.

Résigné à boire jusqu’à la lie le calice,Lisée reprit en main la laisse, tandis que l’acheteur, à grandspas, s’éloignait.

– Viens, mon petit Miraut !appela-t-il.

Le chien avait suivi d’un œil farouche ledépart de l’inconnu. Il vint se jeter dans les jambes de Lisée,jappotant et se tortillant, et le chasseur put l’emmener en passantpar le sentier du clos.

Mais quand on arriva en face de chez Fricot etque Miraut revit l’homme auprès de la voiture attelée, une transenouvelle le saisit. Il comprit tout et, regardant Lisée avec desyeux pleins d’un sombre et muet reproche, refusa de nouveauobstinément de faire un pas. Le patron, pour l’amener à la voiture,dut le prendre de force dans ses bras où il se débattait et leporter comme un enfant.

Sur une brassée de paille préalablementdisposée à côté du siège, Lisée déposa Miraut, tandis que leconducteur, saisissant la corde, l’attachait très court etsolidement au siège d’abord, au porte-lanterne ensuite, afin que lechien ne pût ni renverser le premier, ni sauter et se tuer en coursde route en tombant malencontreusement sous les roues.

Pour qu’il ne vît point ces préparatifs et cesdispositions, Lisée durant ce temps l’entourait toujours de sesbras et l’embrassait en lui parlant.

Quand tout fut solidement arrimé, le nouveaumaître, brusquant les adieux, serra la main de Lisée et fouettavigoureusement son cheval.

Et Lisée resta là, immobile, muet, navré,sombre, désespéré, ne répondant rien aux gens qui l’interrogeaient,regardant stupidement s’éloigner et disparaître au loin cettevoiture de malheur où son chien, son cher Miraut qu’il avait eu lalâcheté de vendre, hurlait ficelé et se débattaitdésespérément.

Cependant, à Velrans, Pépé, dont la jambeallait mieux et qui commençait à remarcher, faisait une petitepromenade, se soutenant sur deux bâtons. Il suivait la route àpetits pas, lentement. Entendant un bruit de voiture, il se rangeaau bord de la chaussée pour la laisser passer et il vit, ahuri, unhomme qu il ne connaissait point, emmenant attaché un chien quimaintenant ne criait ni ne hurlait, mais qui avait un air tragiqueet lugubre et tournait invinciblement la tête dans la direction deLongeverne.

– Mais c’est Miraut ! s’exclama-t-il,saisi tout à coup d’une sombre inquiétude. Qu’est-ce qui a bien puse passer ?

Et il rentra chez lui, très agité, roulanttoutes sortes de pensées, se demandant pourquoi on ne l’avait aviséde rien, tandis qu’à Longeverne Lisée, couché sur son lit, le nezau mur, fermait les yeux, la tête bourdonnante, essayant en vain dedormir pour oublier un peu son chagrin.

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