Le Roman de Miraut – Chien de chasse

Chapitre 6

 

 

Une bonne soupe, un bon coussin rembourré delaine, attendaient Miraut dans la maison de M. Pitancet, auVal.

Ne voyant plus Lisée, se sentant dans un paysinconnu, dans un milieu de gens inconnus, le chien apeuré selaissa, sans résistance, détacher et descendre de la voiture parson nouveau maître qui ne lui ménagea, en cette circonstance, niles caresses, ni les bonnes paroles. Il le suivit fort docilementdans la cuisine, puis dans la salle à manger, et dans diversesautres pièces encore, car le patron voulut lui faire faire sanstarder le tour du propriétaire afin qu’il pût prendre, dès sonarrivée, l’air de la maison.

Cette précaution n’était point mauvaise. Lesbêtes sont naturellement curieuses et les sensations nouvelles sonthabituellement un tout-puissant dérivatif à leur chagrin. MaisMiraut différait un peu de ses congénères. Morne, flairant à peinepar politesse, il fit pas à pas la revue de l’appartement et revintà la cuisine où M. Pitancet, devant sa femme qui le caressa unpeu peureusement, voulut lui faire manger sa soupe.

Il l’amena devant une jatte appétissante,fleurant bon la graisse et le lait. Mais Miraut ne pensait guère àmanger : il trempa le bout du nez dans le bouillon, renifla uncoup, se retira d’un air dégoûté, s’essuya d’un coup de langue etregarda la porte.

– Pas de ça, mon vieux, protestaM. Pitancet. Tu voudrais filer ; tu as le mal du pays, jecomprends ; mais ça passera. Allons, viens ici ; quand tuauras faim, tu mangeras : il ne faut forcer personne.

C’était l’heure du repas. Les époux se mirentà table, uniquement préoccupés du chien qu’ils trouvaient tous deuxfort à leur goût, très gentil, bien élevé et qu’ils souhaitèrentvoir très vite s’accoutumer à eux et à la maison. En vainessayèrent-ils de le décider à avaler quelques morceaux de pain.Miraut les laissait tomber sans y toucher ; devant les boutsde viande, son intransigeance fléchit un peu tout de même, il lesavala en les mâchant.

– Allons, espéra M. Pitancet, ils’habituera. Bien nourri, bien caressé, bien dorloté, quel estcelui qui n’oublierait pas ?

M. Pitancet jugeait un peu trop enhomme : il ne connaissait encore guère Miraut.

Depuis qu’il avait franchi le seuil, toutel’attention du chien, tous ses désirs convergeaient sur une seuleidée : sortir ; sur ce seul but : retourner àLongeverne.

Pour arriver à se faire ouvrir la porte, ilsimula, par la plainte accoutumée, un besoin pressant.

– Il est propre, approuva le patron ;conduis-le à l’écurie, il se soulagera tant qu’il voudra.

Mais Miraut refusa obstinément de suivre lafemme à l’écurie.

« Il est sans doute habitué à allerdehors pour ces affaires-là », pensa M. Pitancet, et ilse disposa à l’y conduire, mais après avoir prudemment passé unelaisse dans le collier de la bête.

Cela ne faisait guère l’affaire de Miraut quicomprit que, pour l’instant du moins, son truc n’était pasbon ; mais pour ne point laisser soupçonner a ses geôliers sonmensonge, il se soulagea abondamment ; il pouvait toujours sesoulager d’ailleurs, peu ou prou, la vessie des chiens étantinépuisable.

M. Pitancet le complimenta et le ramenadevant sa soupe ; mais décidément le chagrin était tropprofond, l’estomac trop contracté et Miraut, se refusant à manger,vint s’étendre sur le coussin qui lui avait été préparé, simulantle sommeil. Toutefois, il ne pouvait entendre s’ouvrir et se fermerla porte de la rue sans relever vivement la tête et écouter avecattention.

– Petite canaille ! menaça doucement eten souriant son nouveau maître, tu cherches à filer àl’anglaise ; mais sois tranquille, j’aurai l’œil et lebon !

Pour qu’il ne se sentît point trop isolé etperdu, pour l’habituer à leur présence, pour qu’il les connût ets’attachât plus vite à eux, les maîtres laissèrent dormir Mirautsur son coussin dans la salle à manger, laissant ouvertes lesportes qui communiquaient avec leurs chambres respectives.

En le quittant ils le caressèrent encore et lechien, se laissant faire, les regardait de son air triste et trèsdoux qui semblait leur dire : « Je vois bien que vousêtes de braves gens et que la juponneuse d’ici vaut mieux que laGuélotte, mais laissez-moi partir tout de même. »

Ils n’eurent garde, comme on pense,d’acquiescer à son désir.

Le lendemain, debout avant tout le monde,Miraut, seul, avait minutieusement inspecté la demeure et fait unetrès sévère revue des portes et fenêtres de la maison.

De la pièce où il se trouvait, aucune évasionn’était possible ; il passa à la cuisine et essaya de faire,de même qu’à Longeverne, jouer le loquet ; mais les serruresde M. Pitancet, rentier, étaient plus compliquées que cellesdu père Lisée, paysan, et Miraut eut beau appuyer et tirer etpousser de toutes façons, il n’arriva point à en pénétrer lesecret.

Il flaira alors les meubles, les instrumentsdivers, les ustensiles de cuisine et retrouva dans la terrine sasoupe de la veille. Son estomac délesté criait famine, il la lapajusqu’à la dernière goutte, puis, ayant tout vu, tout senti, toutreniflé, tout sondé, il revint s’étendre sur son matelas etattendit.

M. Pitancet et sa femme, dès qu’éveillés,l’appelèrent ; il parut remuant la queue au seuil de leurschambres, mais ne poussa pas plus loin ses témoignages etdémonstrations. Eux, furent beaucoup plus prolixes de gestes et demots et on le félicita tout particulièrement d’avoir si bien mangésa soupe.

Comprenant parfaitement toutes leurs paroles,Miraut écoutait avidement. Il ne dissimula point sa satisfaction etpiétina sur place tout joyeux quand son nouveau maître eut émisl’idée de l’emmener faire un tour et prendre l’air, et l’autre enfut tout attendri.

– Nous le tenons, affirma-t-il à sa femme.

Il s’habilla et, après avoir comme la veillepassé une laisse au collier du chien, ils sortirent tous deux.

Ce n’était point ce qu’avait espéré Miraut,mais tout de même il était content de gagner la rue et de prendrecontact avec le pays, ne serait-ce que pour s’orienter un peu, afinde n’avoir point à hésiter le jour où, débarrassé de ses liens, ilpourrait enfin filer où il voudrait.

Ce nouveau village n’enthousiasma pointMiraut.

Le Val, comme son nom l’indique, est situédans une vallée, fort jolie d’ailleurs, bien que très encaissée.C’est un petit pays tout en longueur dont les maisons propretteslongent une rivière jaseuse au flot limpide et frais que hante unetruite très rare et fort renommée. Quelques prairies en pentearrivent comme des torchons de verdure à la rivière, tandis queplus haut la côte, avec ses forêts et ses rochers, s’élève raide etescarpée, barrant l’horizon.

Le bruit de l’eau et le pont qu’il falluttraverser rappelèrent à Miraut un de ses plus mauvais souvenirs. Ilhésita à suivre le maître, reniflant avec prudence l’odeur humidequi s’exhalait, écoutant ce chant monotone du flot sur les pierresqui l’avait déjà intrigué la veille et l’agaçait peut-être unpeu.

Il examinait tout d’un œil soupçonneux ;il aperçut d’autres chiens qui le regardaient avec une curiositéméchante, qui aboyaient dans sa direction et le menaçaient etl’insultaient ; sans doute il ne les craignait guère, surtoutavec le maître, mais cela l’ennuya ; il flaira des gens qu’iln’avait jamais sentis ni vus ; il aperçut des bois surlesquels il ne possédait aucune notion. Il se demanda où iltrouverait des lièvres et comment il les chasserait et quellesseraient leurs ruses et leurs passages et leurs cantons, et celalui fit songer à ses chères forêts du pays de Lisée qu’ilconnaissait mieux que quiconque, hommes et bêtes, dont pas unevenelle, pas un passage, pas un fourré ne lui étaientétrangers.

Il pensa que s’il devait vivre ici, il luifaudrait tout recommencer sa vie, apprendre à connaître ses maîtreset leur logis, les gens du pays, les gosses, distinguer les maisonsamies des baraques hostiles ; qu’il lui faudrait étudiercanton par canton, pouce par pouce tous ces bois, les sonder, lesvérifier, les tarauder ; il se dit que cela était vraimentimpossible, que sa tête chargée de souvenirs ne pourraitenregistrer ces nouvelles notions, qu’il était trop vieux,peut-être, que Longeverne était son pays, son domaine, qu’il nepourrait vivre que là et qu’il devait y retourner.

Ce n’était point sans doute l’avis deM. Pitancet, lequel, en discours prolixes et convaincus, luivantait le Val. Miraut ne l’écoutait pas, il continuait sesréflexions.

Cet homme qui, de force, l’avait transplantéici, qu’était-il au point de vue chasse, le seul qui importait auchien ? Ah ! si c’eût été encore Philomen ou Pépé, desamis, des gens sûrs, mais connaissait-il la chasse, ceM. Pitancet ? Saurait-il se poster aux bons passages,était-il capable de tuer un lièvre ? Si c’était un maladroitet que le chien s’escrimât pour rien à faire courir lescapucins ? Autant de questions nouvelles. Et il faudrait qu’ils’habituât aux manies de cet homme, à ses façons d’aller quand ilavait déjà, lui, toutes ses habitudes, de bonnes habitudes, priseslogiquement ainsi que sait les prendre un chien intelligent et ruséqui ne s’occupe pour cela que de son nez, de ses besoins et de soninstinct de chien !

Non, Miraut voulait partir et ne rêvait qu’auxmoyens de réaliser sa volonté.

Après avoir manifesté une vague velléité desuivre la route du côté de Longeverne, après avoir inutilement prisle vent et regardé vers le haut de la côte par delà laquelle, trèsloin sans doute, s’étendaient ses forêts coutumières, il compritque cette tactique était mauvaise et qu’il était nécessaire, pourarriver à son but, d’inspirer confiance à son nouveau patron.

Il savait déjà que la volonté des hommes,quand on la heurte de front, est irréductible, qu’on n’arrive à s’ysoustraire que par ruse et dissimulation, mais qu’alors il est trèsfacile de tromper ces êtres crédules, lesquels prennent toujoursles chiens, dans l’impossibilité où ils sont de les comprendre etde les deviner, pour plus bêtes qu’ils ne sont réellement.

Docile à l’invite du maître, il retourna surses pas et le suivit partout où il plut à l’autre del’emmener : dans le village, le long de la rivière et au borddu bois.

Sans en avoir trop l’air, Miraut donnaitattention à tout, regardant, écoutant et surtout humant etreniflant. Il y eut des choses qui l’intéressèrent, mais l’ensemblelui parut mesquin et petit et toutes ces impressions nouvelles neréussirent qu’à lui faire regretter davantage encore Lisée etLongeverne et à le confirmer dans sa résolution de retournerlà-bas, coûte que coûte.

Il mangeait, dormait, se laissait caresser,témoignait même de la gratitude à ses patrons, battanténergiquement du fouet quand on partait en promenade, tant queM. Pitancet, un beau matin, après huit jours d’accoutumance,crut qu’il n’y avait plus de danger de le voir repartir et lelibéra de l’attache.

Ils se promenèrent côte à côte, mais dupremier coup d’œil Miraut avait bien vu que ceci était encore uneépreuve et qu’à la moindre velléité de fuite il serait poursuivi etpeut-être cerné et rattrapé.

Aussi, dominant son désir de fausser compagnieà son gardien, il resta auprès de lui, obéit docilement, s’éloignaaussi peu qu’il le voulut, revint au premier appel lui lécher lamain et continua deux jours cette comédie.

Elle réussit parfaitement et, un après-midi,deux heures environ après la promenade, comme Miraut, simulant unbesoin de pisser, demandait la porte, elle lui fut ouverte sansfaçons.

Il en profita pour rôder comme un flâneurautour de la maison, mais pressentant que, par un dernier reste deméfiance, on l’épiait peut-être, il vint se coucher sur le seuil etferma les yeux.

Sa maîtresse qui vint pour le chercher,l’ayant aperçu dans cette posture, rentra aussitôt annoncer lachose à son mari, et lui affirmer :

– Maintenant, c’est bien le nôtre, et il nepense plus à Longeverne.

Cinq minutes après, il filait sans hésitationaucune, reprenant tout droit le chemin de son village.

Il ne suivit aucune route, aucune voie, aucunsentier ; il n’essaya point de se remémorer, pour le reprendreà rebours, le trajet suivi par la voiture lors de sa venue, non, ilalla le nez au vent, sûr de son fait, sûr de sa direction, tantôtau trot, tantôt au galop, jamais au pas, guidé par son flairsouverain.

Lisée n’avait pu dormir la nuit du jour oùpartit Miraut. C’était un homme accablé : un de ses parentsserait mort qu’il n’en aurait pas été plus triste. C’est que lechasseur, sans enfants et n’ayant point à se louer du caractère desa femme, perpétuelle ronchonneuse, avait de tout temps reporté surles bêtes, et particulièrement sur ses chiens qui le lui rendaientbien, toute l’affection dont il était capable. Miraut était pourlui comme un dernier né, un Benjamin chéri pour toutes sortes deraisons, d’abord pour la difficulté éprouvée à le faire admettre aulogis, puis pour ses qualités personnelles extrêmement rares etprécieuses, enfin pour la gloire qu’il lui avait value, pour laréputation qu’il lui avait faite et aussi pour cette affection que,par réciprocité, le chien lui avait vouée lui aussi.

Sans l’avoir dit, il comptait bien le revoir,il était étonné qu’il ne se fût pas déjà évadé et se demandait,avec une pointe de jalousie, si une bête tant aimée pouvaitvraiment l’oublier si vite.

La Guélotte, paysanne avare, rapace, qui nevoyait dans les animaux quels qu’ils fussent que des sources derevenu, ne pouvait comprendre cette affection, pas plus qu’ellen’admettait la passion de la chasse, divertissement coûteux, bonpour les désœuvrés tout au plus et les richards, puisqu’il nerapporte rien, même aux meilleurs fusils.

Tout chasseur était pour elle un homme taré,une façon de pauvre d’esprit, puisqu’il entend mal ses intérêts. Sielle eût su ce que c’était, elle eût dit avec mépris que c’étaitune espèce de poète, de poète qui s’ignore souvent(heureusement !) et goûte d’instinct et puissamment et sansarrière-pensée d’image et de facture verbales, les joies de lasolitude, la beauté âpre et sauvage de la nature parmi les décorsperpétuellement changeants et toujours si frais et si beaux deschamps, des forêts et des eaux.

Lisée, certes, aurait été bien incapabled’exprimer ses sentiments sur ce point, et pourtant lorsqu’un beaumatin, avant le lever du soleil, il partait pour la forêt dansl’espoir d’entendre chasser son chien, il n’eût pas échangé saplace pour un trône.

Toute la semaine, il traîna languissant,désœuvré, d’une pièce à l’autre, de la remise à l’écurie, du jardinau verger, bricolant un peu, incapable de se donner à quelquetravail sérieux ou suivi, tandis que sa femme, triomphante, semoquait de lui et haussait les épaules, en silence toutefois, carsi d’aventure elle se fût hasardée à aller trop loin dans cettevoie, elle aurait pu craindre un éclat de colère dont son derrièreet ses côtes eussent pu se ressentir fortement.

Cet après-midi-là, plus triste et plus sombreque jamais, le braconnier, devant sa maison, s’occupait à scierquelques rondins qu’il avait récemment ramenés de la coupe et quiencombraient un peu le bas de sa levée de grange.

Courbé en deux, un pied sur le bois duchevalet, il tirait et poussait lentement la scie, d’un airaccablé, lorsque, tout à coup, sans qu’il s’y attendît le moins dumonde, il sentit deux pattes brusquement s’appliquer sur ses reinsen même temps qu’un aboi de joie et de tendresse, un aboi bienconnu, retentissant, roucoulait à ses oreilles.

Du coup, il en lâcha la scie et le morceau debois, et comme électrisé, avec la rapidité de l’éclair, il seretourna.

Miraut était là qui le léchait, se tordait, setortillait, l’embrassait, lui parlait, lui disait sa joie de leretrouver, sa peine de l’avoir quitté, son ennui là-bas, sa longueattente, et lui aussi, fou de joie, s’était baissé et se laissaitembrasser et entourait son chien de ses bras, le cajolant et netrouvant à lui dire que ces mots d’enfant ou de mère :

– C’est toi, Miraut, mon vieux Miraut !Ah ! mon bon chien, je savais bien que tu reviendrais !C’est toi !

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