Le Roman de Miraut – Chien de chasse

Chapitre 5

 

 

Il s’écoula un assez long temps avant queLisée, son fusil cassé en deux sous sa blouse, ne se hasardât àressortir seul ou avec Miraut.

Occupé à la maison aux mille et un travaux del’hiver et du commencement de printemps, ils passaient de longuesheures en compagnie l’un de l’autre, le maître bricolant à lagrange ou à l’écurie, arrangeant un râtelier, réparant une crècheou travaillant à son établi à fabriquer des râteaux et desfourches, le chien le suivant comme une ombre fidèle, sommeillant àses côtés ou le regardant en silence.

De temps à autre, par besoin de causer, Liséeprenait son compagnon à témoin de ce qu’il venait de faire, luiexhibait un cornon ou une queue de fourche bien réussis, endisant :

– Hein, mon vieux Mimi, c’est-t’y de la belleouvrage !

À quoi le chien répondait, soit en bâillant eten montrant une gueule immense, soit en se levant, battant du fouetet se frottant contre son pantalon, dans l’espoir, vainementformulé, qu’on irait enfin se dégourdir les pattes et faire unpetit tour.

Quelquefois Mitis ou Moute, au cours d’unechasse, passaient par là, marchant prudemment ainsi qu’il convientà de prudents traqueurs sur le sentier de la guerre ; ilsvenaient se frôler contre Miraut, faire un gros dos et un ronron,se laissaient lécher ou pucer, puis repartaient.

On vivait enfin dans la maison des jours depaix. La Guélotte avait presque désarmé, mais elle avait exigé deLisée qu’il couchât à la chambre haute dès le lendemain de sarentrée de Bémont ; son cochon d’homme, ce soir-là, n’avait-ilpas eu le toupet de faire coucher le chien aux pieds du lit !Le lendemain, en arrangeant la chambre, elle s’en était aperçue aupoil collé sur la couverture et à la crotte qui décorait lacourtepointe.

Lisée avait convenu qu’il avait, en effet,peut-être eu tort, mais afin qu’un tel fait ne pût se reproduire,Miraut, chaque soir, était, pour plus de sûreté, relégué à laremise.

Pourtant, de temps à autre, après le déjeuner,le patron montait assez régulièrement « faire son midi »,c’est-à-dire piquer un petit somme avant de se remettre à labesogne. Il aurait bien aimé garder Miraut auprès de lui et, quandla patronne était au village, le faisait toujours monter ;mais lorsqu’elle se trouvait là, il ne disait rien, regardait sonchien d’un air ennuyé et montait seul se reposer.

Miraut s’ingénia à le rejoindre malgré tout.Deux choses malheureusement le gênaient beaucoup pour réaliser sondésir : d’un côté, le grelot qu’il portait toujours et qui,lorsqu’il marchait, signalait sa présence ; de l’autre, lesportes à ouvrir. Un jour cependant, son maître étant couché et lapatronne venant de partir en commission, il réussit, frappant de lapatte les loquets et poussant du museau, à ouvrir chacune des deuxportes. Pour celle du bas qui ouvrait de dedans en dehors, cela futassez facile et, le loquet pressé, elle céda sous la poussée de sespattes ; il fut arrêté plus longtemps à celle du haut del’escalier qui s’ouvrait de la même façon, mais pour laquelle il setrouvait en dehors. Il avait beau taper sur le levier, sur laticlette, comme on dit là-bas, et bourrer du poitrail, rien nes’ouvrait ; enfin il fourra son nez entre le chambranle et lemontant, s’effaça de côté et découvrit le procédé qu’il n’eut garded’oublier.

Lisée, ronflant formidablement, fut tout àcoup surpris de sentir une langue douce et chaude lui laver lesmains et le nez : il en ouvrit tout grands les quinquets,reconnut Miraut, jeta un coup d’œil inquiet sur l’escalier,craignant l’irruption soudaine de sa tendre épouse, maisn’entendant aucun bruit et rassuré, il se laissa aller pleinement àl’attendrissement et à la joie de penser que son brave chien avaittrouvé tout seul et malgré sa femme le moyen de le rejoindre.

Il le laissa monter sur le lit, le caressa etlui parla, tandis que Miraut, jappotant, riant et causant luiaussi, témoignait à sa manière sa bonne affection et son amitié àson maître.

Toutefois, prudemment, avant que sa femme nefût de retour, il redescendit avec son camarade après avoir eu biensoin d’effacer sur le lit, autant que possible, toutes les marquesdu passage de la bête. Et tout l’après-midi il eut, devant laGuélotte, un air triomphant et narquois dont l’autre s’intriguafort à chercher les causes qu’elle ne parvint point àdécouvrir.

Dorénavant, dès que la patronne s’absenta dela chambre du poêle, Miraut monta lui aussi faire la sieste encompagnie de Lisée, et le chasseur riait de bien bon cœur lorsqu’ill’entendait au pied du lit se ramasser pour l’élan.

– Roulée, la vieille ! rigolait-il.

Un jour pourtant que la femme ne quittait pasla maison, Miraut profita d’un instant pendant lequel elle passaità la cuisine pour entre-bâiller la porte du bas de l’escalier et sefaufiler vivement derrière. La femme, préoccupée, revenait sansfaire attention à lui et ne pensait d’ailleurs guère à lesurveiller.

Alors, avec des précautions infinies pour nepas que le grelot sonnât, il monta l’escalier, à pas feutrés, latête immobile et le cou tendu, ouvrit avec non moins d’habiletésilencieuse la seconde porte, grimpa sur le lit et vint se coucheren rond aux pieds de son maître où il ne dormît que d’un œil tandisque Lisée, lui, pionçait plus bruyamment.

La Guélotte n’avait rien vu ni entendu :ce fut le ronflement de Lisée qui, l’heure d’après, les trahit.Trouvant qu’il prolongeait par trop sa méridienne, elle s’en fut leréveiller sans songer trop à s’épater de trouver cependant toutesportes ouvertes.

– Tas de cochons ! piailla-t-elle enapercevant les deux dormeurs.

Lisée se frottait les paupières tandis queMiraut, très inquiet, les yeux arrondis, s’aplatissait autant quepossible.

– C’était donc ça, continua-t-elle, que macouverture se salissait si vite. Je me demandais bien aussipourquoi ; et ce grand idiot qui le laisse faire !

Miraut violemment jeté à bas du lit, à grandrenfort de coups de poing, dégringolait en grande vitessel’escalier pour échapper aux coups de sabots, tandis que Liséeprenait un air innocent pour s’excuser :

– C’est drôle, je l’ai pas entendumonter !

Dès lors, le chien fut surveillé plusétroitement ; mais cela ne l’empêcha point de déjouer lesruses et les précautions de l’ennemie et de monter souventes foistenir compagnie à son ami.

Entre temps, il allait faire un tour auvillage, visiter les cuisines amies, saluer Bellone et Philomen,explorer les fumiers, tourner autour des maisons et surtout mangerde la corne devant la forge de l’ami Martin, lemaréchal-ferrant.

Ah ! la corne de cheval : quel régalexquis ! Tous les chiens du village étaient les copains duforgeron Martin et ne manquaient jamais de lui rendre visite aupassage. Très souvent un cheval était là, attaché par le licou à laboucle du mur, attendant son tour de ferrage.

Attentivement, Miraut, comme les camarades,regardait l’apprenti empoigner le boulet, soulever le sabot, etsuivait avec des regards de convoitise les mouvements du rogne-piedqui coupait des lames translucides de corne, ou du boutoir faisantsauter de grands bouts odorants d’une belle couleur ambrée.

Fraternel, pour que les braves toutous nes’exposassent point à recevoir un malencontreux coup de pied ducarcan, Martin ramassait à poignées la corne arrachée et la jetaità Miraut ou aux autres amateurs en leur disantrégulièrement :

– Tiens, mon vieux, fiche-t’en une bosse, maistu ne viendras pas péter chez moi !

Car on reconnaissait aisément, à la puissanceasphyxiante des gaz qu’il lâchait, les jours où Miraut avait faitune tournée fructueuse à la forge de Martin.

Miraut connaissait intimement toutes lesressources de la maison, et la Guélotte renonça à le laisser jeûnerquand elle s’aperçut qu’il était de taille à se servir toutseul.

Ce n’était point pour rien qu’il avait apprisà ouvrir les portes des chambres ; bien que les verrous ettargettes fussent un peu plus compliqués ici, il en vint tout demême à bout, et certains jours fit… gueule basse sur tout ce qu’iltrouva de comestible, chanteaux de pain, platées de choux, voire derespectables bouts de lard.

Il y eut bien discussion à la maison cessoirs-là, mais en fin de compte Lisée, par des arguments frappants,tirés de ses semelles, convainquit sa femme qu’elle avait tort,ajoutant qu’au surplus, c’était bien fait pour elle et qu’à laplace du chien, crevant de faim, il en aurait fait tout autant.

Un autre jour, ce fut une saucisse trempantdans de l’eau tiède au fond d’un pot juché sur un rayon, que Mirauts’adjugea : du moins fut-il soupçonné du méfait, aucune preuven’ayant pu être fournie à l’appui de cette accusation.

La Guélotte se demandait vainement quelsmoyens cette grande charogne avait bien dû employer pour réussir àvoler, au fond d’un pot presque plein, la dite saucisse sans jeterà bas le récipient, ni renverser d’eau, ni faire le moindrebruit.

Un pain au lait qui refroidissait sur lerebord d’une fenêtre se contracta tellement qu’il n’en resta pasvestige et Miraut fut bien encore, à bon droit, soupçonné d’êtrepour quelque chose dans ce vol domestique, car la bonne femme crutremarquer, parmi ses poils de barbe, quelques restes du corps dudélit.

Lisée, en toute occasion et par principe,soutenait son chien contre sa femme, mais il n’était plus questionmaintenant de l’empoisonner ou de le tuer ; Miraut, depuislongtemps, avait de haute lutte conquis au village et dans lamaison droit de cité.

Comme le temps n’était guère favorable, Mirautn’était pas tenté d’aller pérégriner par les champs et par lesbois, mais dès que les jours devinrent plus soleilleux et plustièdes, il regarda plus souvent du côté de la forêt et, chaque foisque Bellone, libérée par son maître, vint le trouver, il n’hésitapas à s’offrir en sa compagnie une petite partie de chasse.

Il partait rarement seul, mais quelquefois ilarriva que les hasards d’une sortie amenèrent la chienne en rasecampagne, où elle trouva du fret et lança un lièvre.

Attentif instinctivement à tous les bruits quil’intéressaient, Miraut ne se trompa jamais dans ces cas-là.Reconnaissant les coups de gueule de sa camarade, où qu’il fût,quoi qu’il fît, il n’hésitait point, lâchait la maison, plaquaitLisée, puisqu’il ne voulait pas venir, et filait à la voix.

Dès qu’il approchait, il écoutait avecattention. S’il s’apercevait que la chasse s’éloignait, ilredoublait de vitesse et, de minute en minute, donnait de la gorgelui aussi pour annoncer sa venue ; si, au contraire, elle serapprochait et venait de son côté, il réfléchissait un instant,filait dans le plus grand silence occuper le passage qu’il jugeaitle meilleur et, comme les renards, attendait, légèrement dissimulé,la venue du capucin pour lui bondir dessus et lui casser les reinsd’un bon coup de mâchoire. Il en pinça ainsi plus d’un, mais enmanqua pas mal aussi, car un lièvre qui n’est pas fatigué ne selaisse pas comme ça passer la dent en travers des côtes.

Sans perdre de temps, si d’aventure il avaitréussi, il dépouillait sa proie, lui ouvrait le ventre, léchait lesang, engloutissait les entrailles et continuait à s’emplir jusqu’àce que la chienne arrivât.

Quelquefois, il faut le dire, cela n’allaitpas tout seul, et Bellone, furieuse, craignant de n’avoir point sapart, reprenait violemment le tout en grognant férocement ; audébut, il hésitait à se hasarder à remordre, mais quand il se futaperçu qu’il ne risquait que de fort anodins coups de dents, ilrevint bâfrer hardiment avec elle au même morceau. Quand ilsavaient pris ensemble le lièvre, ils se mettaient à tirer de toutesleurs forces, l’un à la tête, l’autre au derrière ; ensuite,chacun de son côté dévorait la part qui lui était échue au petitbonheur du déchirement.

Il n’y eut jamais entre eux de grandesbatailles, de légers différends tout au plus, des coups de dents unpeu secs et des grognements un peu vifs et seulement lorsque laproie n’était pas très grosse. Mais lorsqu’il y avait beaucoup àmanger, celui qui était en avance se régalait d’abord etabandonnait ensuite et de fort bon gré à l’autre le reste de lapitance, au besoin même il l’appelait s’il tardait trop à trouverle lieu du festin.

Il arriva aussi qu’ils ne furent pas que lesdeux pour le partage. Souvent à leur chasse se joignit un troisièmelarron, connu ou inconnu, chien d’un chasseur du village voisin,accouru à la voix, qui participait à la randonnée dans l’espoir departager la prise.

On le laissait faire naturellement et donnerde la gueule lui aussi, car durant la poursuite on n’avait pas letemps de chercher noise à un auxiliaire, convié ou non. Mais, sid’aventure le lièvre était pris, c’était une autre affaire et leschoses tant soit peu se corsaient.

D’un commun accord alors, Miraut et Bellone,par des grognements fort significatifs, priaient l’intrus d’allerquérir pitance ailleurs. S’il insistait, ainsi qu’il faisaittoujours, ils se précipitaient simultanément sur le malheureux etlui administraient à coups de crocs une de ces danses qui ledécidait, sans plus d’hésitation, à se retirer bien vite enhurlant.

Le vaincu n’allait cependant pas bien loin.Derrière le premier buisson, à une cinquantaine de sauts du lieu ducarnage, il s’arrêtait, surveillant anxieusement le repas des deuxalliés, espérant qu’ils ne mangeraient pas tout et oublieraientpeut-être quelques os demi-rongés ou quelques morceaux de peau dontil ferait ses délices.

Grognants et terribles, ces jours-là, Mirautet Bellone bâfraient avec une voracité effrayante, comme des loupsvraiment affamés. Il semblait que la présence de ce spectateurintéressé décuplât leur appétit qui, en temps normal, était déjàpourtant magnifique ; pour ne rien laisser à l’autre, ils seseraient fait taper : poil, os, griffes, tout y passait. Ilsreléchaient la place ensanglantée, partout où le gibier avait ététraîné, et ne s’éloignaient que lentement en se pourléchant lesbabines. Et souvent même, lorsque le malheureux, jaloux et affamé,s’amenait craintivement pour voir si rien n’avait été oublié, ilsse retournaient, piquant de concert une nouvelle charge sur luidans l’appréhension ou le remords de n’avoir pas, par hasard, toutengouffré jusqu’au dernier vestige.

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