Le Roman de Miraut – Chien de chasse

Chapitre 2

 

 

La Mique, qui avait été élevée jadis en mêmetemps que le vieux Taïaut, fit bon accueil au petit chien.

Affamé et las, le jeune Miraut, dès qu’il eutmangé une petite terrine de soupe trempée avec de l’eau devaisselle, de la relavure, comme disait la Guélotte, vint flairerde son mufle encore épais les petits chats endormis. Sensible à ladouce chaleur du poêle et de ces deux êtres aux corps vigoureux etsains, dont il n’avait aucune raison de se méfier, il se couchasans hésiter à côté d’eux et s’endormit.

La maman chatte, curieuse de ce nouvelarrivant qu’elle ne connaissait point encore, s’était levée sur sesquatre pattes, et, le cou tendu, les yeux ronds, avait suivi avecun immense intérêt ses évolutions par la pièce. Le geste deconfiance qu’il eut en s’étendant auprès des chatons lui fut sansdoute sensible : elle augura bien de sa jeunesse ; samaternité généreuse pouvait s’étendre à celui-là qui, robuste etplus gros que les jeunes minets, ne leur voulait cependant pas demal. Elle savait ce qu’il était, elle connaissait sa race, ellel’adopta.

Légère, elle sauta de son canapé et s’approchadu trio de bêtes dormant en tas. La langue râpeuse lécha tour àtour Mitis et Moute, ses enfants, puis à deux ou trois reprises,après l’avoir bien flairé, elle lécha de même les poils du crâne dujeune toutou qui ne se réveilla point pour autant et continua dereposer en paix entre ses deux frères adoptifs.

Là-dessus, Mique fit un brin de toilette,lustra son pelage velouté, puis tranquille, calme et rassurée sursa géniture, elle fila par les chatières pour sa chasse nocturne àl’écurie, à la grange et dans les hangars de la maison.

Lisée mangea à même dans la soupière la potéede soupe aux choux que sa femme avait tenue au chaud, s’octroya surun chanteau de pain d’une livre un respectable bout de lard,ingurgita un demi-pot de piquette et, l’estomac satisfait et latête lourde, se déshabilla puis se jeta sur le lit où, l’instantd’après, ronflant comme un soufflet crevé, inaccessible au remords,il reposait du sommeil des justes.

Cependant, furieuse, la Guélotte était montéese coucher seule dans le lit de la chambre haute.

Au réveil, la situation restait,naturellement, fort tendue. Lisée, décuité, éprouvait bien unecertaine gêne d’avoir agi sans consulter sa femme ; sacrifierainsi l’argent d’un cochon, c’était évidemment osé, enfin ! …d’autant plus que rien ne le pressait de se reprocurer un fusil etun chien ! oh ! quoique ! … Et puis, zut ! ilfallait tout de même, un jour ou l’autre, qu’il retrouvât l’argentnécessaire à ce rachat indispensable. Donc, un peu plus tôt ou unpeu plus tard ! …

Tout de même, il avait bu pas mal la veille etil se sentait fautif.

La Guélotte se chargea de dissiper sesremords.

Dès le premier coup de l’angélus, debout enmême temps que ses poules, elle descendit et entra dans la chambredu poêle où Lisée, pour temporiser, fit semblant de dormirencore.

Mais la façon dont elle ferma la porte et fitclaquer ses sabots sur le plancher aurait réveillé un sourd. Liséefut bien forcé d’ouvrir les yeux, mais ce faisant, il jugea bon deprendre un air digne et sévère pour en imposer à sa vieille.

L’autre s’aperçut de sa mine renfrognée.Recommencer la scène de la veille, traiter son mari de cochon et desoulaud, elle y pensait bien, certes, mais elle savait que lechasseur avait la main leste ; elle n’ignorait pas que, leslendemains de bombe, il avait l’humeur peu accommodante et qu’ellerisquait gros, si elle dépassait certaines limites qui n’avaient,hélas ! rien de fixe, de recevoir une ou deux bonnes paires degifles, voire quelques coups de pied au derrière qui luirappelleraient une fois de plus que braconnier comme charbonnierest maître en sa baraque, que c’est le mari qui est fait pourporter la culotte, et que l’homme, nom de Dieu ! c’estl’homme ! Elle se tourna donc contre Miraut, lequel, à vraidire, prêtait quelque peu le flanc ou mieux le derrière à lacritique, car, durant la nuit, pris de besoins pressants, ils’était soulagé abondamment et de toutes façons. Une borneodorante, et d’une taille magnifique pour un tel animal, sedressait devant le pied du buffet, et une superbe rigole, aveclacs, îlots et presqu’îles, s’allongeait du même buffet jusqu’à laporte de la cuisine.

En contemplant ce désastre, toute la colère dela Guélotte lui remonta au cerveau et, au lieu de garder le calmeboudeur et rancunier qui séait en l’occurrence, elle s’en pritviolemment au chien qui avait fauté et à l’homme qui était lepremier responsable dans cette sale affaire :

– Tiens, regarde donc ce qu’elle a fait, tarosse, et comment elle a arrangé mon ménage, ce sera bientôt uneécurie ici ! Ce n’était pas assez de nous ôter le pain de labouche pour l’acheter, il faut que tu le laisses encore tirer touten bas par la maison.

– Hein ! quoi ? fit Lisée, commearraché à de graves réflexions.

– C’est de ta viôce que je parle, ta salecharogne de chien ; ah ! je m’en vas te le balayer, moi,tu vas voir !

Et, s’élançant sur le coupable encore endormi,la matrone lui lança, à toute volée, son pied dans les côtes.

« Boui ! boui !vouaou ! » s’exclama plaintivement et en sautant de côtéle petit chien, tandis que ses deux camarades chats, subitementréveillés eux aussi, faisaient leurs dos bossus, brandissaientleurs jeunes moustaches et juraient en montrant les dents, croyantque la patronne en voulait à toutes les bêtes de la chambrée.

– Tu vois, renchérit la Guélotte, avec unemauvaise foi évidente, il épouvante encore mes petits chats. Poursûr qu’ils vont quitter la maison et nous serons dévorés par lessouris !

– Fous-moi la paix, nom de Dieu !répliqua Lisée, révolté d’une telle injustice et de tant delâcheté, et ne te venge pas sur une bête sans défense. S’il a pisséici, c’est pas de sa faute, c’est de la tienne. Tu aurais dûlaisser la porte de la cuisine entr’ouverte, il serait allé àl’écurie ou à la remise ; il ne peut pas passer par leschatières, lui. D’ailleurs, c’est une bête propre, on me l’a dit,et cette nuit je l’ai entendit pleurer : c’était sûrement pourqu’on lui ouvre …

– Alors pourquoi ne l’as-tu pasfait ?

– Pourquoi ? pourquoi ? est-ce queje me souvenais ? Et puis, si on te le demande, tu diras quetu n’en sais rien. Maintenant, continua-t-il en sautant du lit,rêche et menaçant, si tu as quelque chose à dire, sors-le, maistâche que je t’y reprenne à toucher à mon chien quand il n’aura pasfait de mal. Une bête gentille et douce qui a dormi toute la nuit àcôté des chats sans qu’il y ait eu entre eux la moindrehistoire ! Et tu viens me dire que c’est lui qui les aépouvantés, comme si ce n’était pas toi, espèce de rosse, avec tesgrognements de truie qu’on saigne. Recommence que je te dis !recommence si tu as envie que je te « bredouche ».

– Doux Jésus ! attesta la Guélotte, êtrefichue à la porte de chez soi par un chien ! Cochon !marmonna-t-elle entre ses dents, va, tu me le paieras, et plusd’une fois !

Vers midi, comme Lisée et sa femme achevaient,sans dire mot, de manger leurs pommes de terre, un bruit desouliers ferrés cria sur le seuil et la porte de la cuisines’ouvrit bruyamment. Les jeunes chats qui jouaient à coups depatte, couchés sur le canapé, s’arrêtèrent en arrondissant lesquinquets, et Miraut, qui mangeait des épluchures derrière lachaise de son maître, dressa subitement son petit mufle.

« Wrraou ! bou !bou ! » s’exclama-t-il d’un ton cependant encore timideet incertain.

– Qu’est-ce que j’entends ? interrogeaPhilomen, petit homme nerveux, sec, vif et prompt qui, comme ill’avait promis, venait voir le cochon annoncé.

– Tiens, le voilà, le cochon, ragea laGuélotte en désignant de l’œil son mari.

– T’as donc ramené un chien ? questionnale chasseur, en tordant du pouce et de l’index sa forte moustacheblonde. Ben ! elle est bonne, celle-là. Il ne se gêne pas, legaillard, il fait déjà le malin, on voit bien qu’il se sent chezlui.

– Parbleu, elle est la maîtresse ici, cetteviôce-là, reprit la femme.

– On ne te demande pas la messe, à toi, coupaLisée. Viens ici, viens, mon petit Miraut !

– Sacrédié, mais c’est un tout beau !continua Philomen.

– Et intelligent, renchérit Lisée. Je croisque ça fera un crâne chien ! C’est Pépé qui me l’a fait avoir.Il vient de la chienne du gros de Rocfontaine, une pure porcelainequi a été couverte par un corniau, mais, tu sais, un bon corniau,un premier chien, un lanceur épatant.

– Quand les corniaux se mêlent d’être bons, iln’y en a pas pour leur damer le pion.

– Viens faire voir ta gueugueule, monpetit !

– oui, oui, une gueule noire, il estrobuste ; les dents sont bien plantées, l’oreille est double,l’attache est nerveuse et il a l’os du crâne pointu, signe derace.

– Et regarde-moi ce fouet ! ajoutaLisée ; hein, est-ce fin ! Ah ! oui, une bellebête.

– Une belle robe aussi, ma foi ! blanc etfeu avec les taches brunes sur les flancs, c’est rare !

– Et puis, il sera bon, tu sais,sûrement ; ce sera le meilleur de la portée ! C’est lamère elle-même qui l’a choisi ! Oui, quand la chienne a eufait ses petits, le gros, qui connaît tout ce qui a rapport à ça etqui ne voulait lui laisser que les bons, a attiré un instant lamère à la cuisine pendant qu’il faisait transbahuter toute lapetite famille sur un sac dans la pièce voisine. Tu sais alors ceque font les mères ?

– Je l’ai entendu dire.

– Quand elles retournent à leur niche etqu’elles ne trouvent plus leur marmaille, elles se mettent à lachercher, naturellement, et elles ont vite fait de laretrouver.

– Si elles ont vite fait, à qui lecontes-tu ? Quand la Cybèle que j’avais avant ma Bellone avaitdéballé et que je lui tuais tous ses petits, si je n’avais pas biensoin de les enfouir à trois pieds dans la terre, elle allait lesdécrotter et me les ramenait un à un à la niche, tous claqués commede juste. Bien mieux, ma vieille branche, un jour, à la chasse,toute prête à mettre bas, elle nous avait suivis quand même. Lamarche, la course, l’ont avancée tant et tellement qu’en pleinlancer elle a été prise des douleurs. Cette crâne bête a fait deuxpetits, les a cachés, a repris la chasse derrière les autres chienset, quand nous sommes revenus à la maison, elle est allée chercherses deux chiots à l’endroit où elle les avait déposés trois heuresauparavant. Elle a dû faire deux voyages, car elle n’en pouvaitramener qu’un à la fois entre ses dents, pendu par la peau du cou.L’un d’eux a péri, mais l’autre, faut croire qu’il était costaud, avécu et je l’ai élevé. C’est çui que j’ai donné au médecin deSancey, un bon suiveur.

– Oui, reprit Lisée, mais tu sais comment onreconnaît ceux qui seront les meilleurs nez et qu’il faut garder depréférence ?

– Oui, je me rappelle, attends voir !

– Mon vieux, on s’arrange comme je t’ai ditqu’avait fait le gros, et les chiennes viennent les reprendre pourles reporter à leur couche. C’est là, alors, qu’il faut se fier auflair de ces braves bêtes. Elles voudraient bien emmener tous à lafois leurs nourrissons, mais bernique ; là, c’est comme autrou pour passer : chacun son tour. Alors, elles les sentent,le lèchent, les relèchent, les bousculent, les flairent, lesreniflent bien l’un après l’autre, et puis elles se décident, etalors, mon ami, le premier qu’elles empoignent entre leurs dents,tu peux être sûr que ça sera le meilleur en tout, le chien sanstares, au nez excellent, au corps râblé et fin, à la patte solide,un maître chien, quoi. C’est Miraut que la chienne a repris lepremier dans le tas. Voilà ce qui m’a décidé définitivement. Jesavais bien, au fond que j’avais toujours le temps de retrouver unchien, mais en dégoter un comme çui-là ça n’arrive pas tous lesjours ; d’autant que le gros qui est un bon type et un vieuxcopain à Pépé, un homme qui sait ce que c’est que d’aimer lachasse, m’a dit comme ça, quand je lui demandais combien qu’il envoulait :

« Allons, Lisée, tu veux rigoler, j’suispas marchand de chiens, moi ! Tu vendrais un chien, un jeunechien à un chasseur qui en aurait « de besoin »,toi ?

« – Jamais ! que j’ai répondu, mais,la civilité…

« – Ta, ta, ta, tu paieras une bonnebouteille et le premier lièvre qu’il te fera tuer, nous leboulotterons ensemble, toi, Pépé et moi. C’est-y entendu ?

« – Vas-y ! que j’ai répliqué, et ons’a serré la louche. Maintenant, que j’ai ajouté, voici cent souspour ta gosse, pour s’acheter ce qu’elle voudra,« pasque » je vois bien que ça lui fera mal au cœur dequitter son petit toutou. Mais elle peut être tranquille, il nesera pas malheureux chez nous, et bien soigné ; mes chiens àmoi, c’est des amis, et je verrais un cochon qui touche à un chiende chasse, comme il y en a, par plaisir de faire souffrir lesbêtes, j’y casserais la gueule.

– Tu as foutrement raison, approuva Philomen.Si j’avais connu le salaud qui, l’année passée, a fichu un coup detrident à ma Bellone, je voulais lui repayer son coup de fourche,moi, et avec usure.

– Éreinter une bête sans raisons, ou parcequ’elle a lapé l’assiette d’un chat, ou gobé un œuf dans un nid,c’est être trop brute ou trop lâche ! Si mon chien fait dessottises, je suis solide pour les payer, j’ai jamais refusé derembourser les dégâts quand c’était prouvé, comme de juste. Mais,mes bêtes c’est la même chose que mes gosses, je ne veux pas quequelqu’un d’autre que moi y touche. C’est moi qui juge quand ilsont besoin d’une taloche ou d’une correction, et on sait que je nela leur ménage pas, s’ils la méritent ; seulement nous autres,on sait ce qu’on fait quand on tape et on ne risque pas d’estropierni de donner un mauvais coup.

– Voilà ! Si on buvait une goutte,proposa Lisée. J’t’ai pas seulement remercié de m’avoir ramené monsac de sel. Et ta mère brebis, en es-tu content ?

– Oui, bien content, et tu sais que je ne l’aipas payée trop cher. J’ai de quoi les hiverner comme il faut, elleet ses agneaux ; au printemps les moutons seront bons àvendre, ils me repaieront plus que je n’ai donné pour les trois etj’aurai la mère de bénéfice. Mais tu as racheté un fusil aussi, queje vois.

– J’ai racheté le « Faucheux [3]» du père Denis, il ne peut plus chasser,lui ; c’est la vue qui baisse et les jambes qui ne vontpas ; mais son flingot est presque neuf : les canons sontsolides, les batteries – écoute ! – sonnent comme desclochettes d’argent et il est choqué du coup gauche, ça fait qu’onpeut tirer de loin.

– Tu l’as payé cher ?

– Trente francs ! c’est pour rien. Quandje songe que j’ai vendu le mien trente-cinq, plus une tournée àJacquot de sur la Côte qui braconne de temps en temps autour de saferme… sûrement il ne valait pas çui-là. Tu vois bien que ma femmen’avait pas de raisons pour gueuler comme une poule qui a lespattes dans de l’eau chaude.

– Ah ! les femmes !

– À la tienne ! mon vieux.

– À la tienne !

– Miraut, petit salaud, quand tu auras fini deresiller mes savates !

– Ah ! il n’a pas fini de t’en boufferdes chaussettes et des croquenots et des tire-jus, tu veux encoreentendre plus d’une chanson de ce côté-là.

– Je suis là pour répondre un peu, et puis çalui apprendra, à la bourgeoise, à laisser tout traîner et sensdessus dessous. Quand il aura bouffé la moitié de son trousseau,peut-être qu’elle rangera le reste !

– Qu’il y vienne seulement, ta sale murie,fourrer son nez dans mon linge ! menaça la Guélotte.

Philomen sourit et Lisée ne répondit pas, maisil siffla un coup et le chien, les voyant se lever, vint toutjoyeux gambader sur leurs pas.

– Allons, mon vieux Miraut, annonça Lisée, jevais te montrer ton domaine maintenant ; nous allons partir aubois faire quelques fagots. Rien de tel que l’air du bois pour vousremettre d’aplomb quand on a la grosse tête.

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