Le Roman de Miraut – Chien de chasse

Chapitre 4

 

 

Lisée n’eut pas besoin de réitérer soninvitation à la promenade. Dès qu’il eut vu son maître se dirigervers la porte, Miraut, avant lui, s’y précipita, et avec un telenthousiasme qu’il s’empâtura dans les jambes du chasseur et manquade le faire piquer une tête en avant, à la grande joie de laGuélotte, qui ricana :

– S’il pouvait seulement lui faire ramasserune bonne bûche et lui cabosser le nez comme jevoudrais !…

Mais Lisée, bonne pâte, ne fit pas semblantd’entendre. Il sourit à son toutou et, penché sur lui, peut-êtresimplement pour faire rager sa femme et lui prouver que sonaffection n’était point amoindrie, se mit à lui parler avec unesorte de zézaiement maternel :

– Que n’est-i content ce petit ciencien desortir avec son papa Lisée ?

– Rrr aou, répondait Miraut en lui léchant lenez.

– Qu’on va-t’i serser des yèvres ?

– Bou ! hou ! reprenait le petitchien.

– Grand idiot ! ricanait la femme tandisqu’ils gagnaient la porte tous deux, l’un gambadant, la gorgepleine d’abois joyeux, l’autre riant silencieusement dans sa barbede bouc.

Miraut avait compris le sens général desparoles de Lisée. Il savait qu’on allait sortir et courir etjouer ; la direction de la porte prise par son maître luiconfirmait d’ailleurs cette merveilleuse promesse.

Il est deux séries de mots que les jeuneschiens saisissent extrêmement vite : ceux qui servent à lesappeler à la pâtée, ceux qui les invitent à prendre leurs ébats audehors. Ces mots correspondent à la satisfaction des deux grandsbesoins primordiaux des jeunes bêtes domestiquées : lanourriture et le mouvement. Tous leurs instincts sont doncperpétuellement tendus vers l’accomplissement des actes qui sontliés à ces deux fonctions. Plus tard, avec d’autres besoins,naissent d’autres aptitudes, et Miraut, en particulier, arriva àouvrir toutes portes non verrouillées, mais il se refusaobstinément à apprendre à les fermer. D’ailleurs, dans la maison desa mère, peut-être grâce à ses leçons, avait-il déjà appris àreconnaître, parmi le bafouillage humain, les syllabes magiques quiprésagent la venue de la gamelle de soupe ou qui donnent la clefdes champs.

Lisée n’en fut pas moins attendri de cettemarque d’intelligence qui lui permettait de fonder sur lesaptitudes de son chien les plus belles espérances.

Il décida qu’on prendrait la ruelle jusqu’aucentre du village et que, de là, on suivrait dans toute sa longueurla voie principale, de façon que le chien pût avoir une idéed’ensemble du pays qu’il allait habiter.

Il ouvrit donc la porte, mais cela ne devaitpas marcher tout seul.

Dès que Miraut, en coup de vent, se futprécipité dans la cour, toutes les poules, effarées de cet êtrequ’elles n’attendaient point, s’enfuirent et s’envolèrent à grandscris et grands fracas, tandis que le coq, les plumes hérissées, lacrête au vent, piaillait des roc-cô-dê ! menaçants et furieux,tout en se retirant, lui aussi, avec prudence.

Miraut, un peu étonné de tout ce vacarme quil’enchantait et de ce mouvement de retraite qui l’encourageait,allait peut-être transformer en offensive vigoureuse son élan enavant, lorsqu’un mot du maître, haussant le ton, le rappela àlui :

— Ici ! Veux-tu bien !… petitpolisson ! Faut laisser les poules tranquilles ! Allons,viens ici !

Comprenant qu’il avait peut-être fauté,Miraut, quêtant un pardon et une caresse, vint se dresser contreles genoux de Lisée, puis, absous d’une chiquenaude amicale,repartit aussitôt.

Un petit bâton sollicita son attention :il s’en saisit et, en travers de sa gueule, la tête haute, le portafièrement jusqu’à la première bouse de vache, pour laquelle ill’abandonna sans hésiter.

— Sale ! petit sale ! veux-tu bienlâcher ça ! gronda Lisée.

Miraut, légèrement étonné du peu de goût deson maître, laissa tomber cette galette de bouse qui sentaitpourtant si bon et allait chercher autre chose, quand il tomba toutà coup en arrêt, roide, entièrement immobile, figé sur ses quatrepattes.

– Allons, viens-tu ? reprit sonmaître.

Mais Miraut ne bougeait pas.

– Viendras-tu donc, traînard ! accentuaLisée.

Mais Miraut se fichait de la parole du maîtreet, sans plus remuer qu’une souche, semblait médusé là, par quelqueeffrayant spectacle.

– Quoi, qu’est-ce qu’il y a donc ?interrogea le chasseur en jetant les yeux dans la direction verslaquelle Miraut regardait toujours. – Ah ! c’est toi, mavieille Bellone, continua-t-il. Viens voir ici ma Bêbê !Ah ! on ne le connaît pas encore, çui-là ! Allons, viensvoir, viens, j’vas te présenter.

La chienne, en découvrant deux rangéessuperbes de crocs et en plissant le nez, sourit au chasseur, puiss’approcha de lui, frétillant du fouet et tortillant duderrière.

C’était la chienne de l’ami Philomen :elle avait souvent chassé de compagnie avec le vieux Taïaut ainsiqu’avec son maître et s’étonnait à juste titre de ce nouvelarrivant.

Lisée flatta la bête et appela Mimi.

En se tordant et se rasant, ce qui indiquait àla fois du plaisir et de l’appréhension, il s’approcha dugroupe.

Et la chienne, le poil du dos hérissé commeune brosse de chiendent, hautaine, les crocs montrés, le toisa detoute sa hauteur.

– Allons ! allons ! calma Liséed’une voix conciliante, allons ! tu vois bien que c’est unpetit ; ne lui fais pas de mal, voyons, puisque j’te dis quec’est un gosse et que vous allez faire une paire d’amis.

Miraut, à la dérobée, reniflait la chienne,qui, elle, toujours digne et grave et sévère, l’inspectaminutieusement sur toutes les coutures et pertuis. Son nez, eneffet, plus ou moins plissé, ce qui témoignait du mépris, de lasurprise ou de la sympathie, se promena de la gueule pour sentir cequ’il avait mangé, au ventre pour y reconnaître la litière ou lescompagnons, et ailleurs pour en discerner le sexe.

Quand elle fut bien convaincue par deuxinspections complémentaires que c’était un mâle, son poils’abaissa, ce qui indiquait que la colère, la méfiance et lacrainte étaient abolies. Et elle se laissa complaisamment lécher lagueule par Miraut, qui flattait en elle une puissanceredoutable.

– Allons, c’est très bien, conclut Lisée enlui donnant une petite tape d’amitié sur la tête ; vous voilàcopains comme cochons, à présent.

Et il la laissa, la queue frétillante,reprendre sa flânerie par les buissons et les haies, en quête d’osjetés ou de toute autre pitance plus ou moins haute en odeur et engoût.

On continua la traversée. Mais pas un azor duvillage, du roquet de l’abbé Tatet au semi-terre-neuve del’épicière, n’omit de venir mettre son nez sous la queue de Mirautpour faire connaissance.

On les voyait s’amener tous, un sentiment desurprise dans l’œil et dans le mufle, humbles et hésitants ouraides et rapides selon leur taille et le sens de leur force. Et cefurent des stations sans nombre dont riait Lisée tout en blaguantavec les voisins et en expliquant pourquoi il avait cru devoirretrouver un chien. Toutes ces rencontres furent favorables aunouvel arrivant, sauf toutefois la dernière, qui se trouva être unpeu tendue.

Souris, le roquet de la tante Laure, unevieille fille hargneuse qui avait façonné son chien à son image,accueillit le passage de Lisée et de son commensal par sa bordéeordinaire et rageuse d’abois. Comme Miraut, déjà rassuré par labonne réception des autres camarades du village, s’en allait verslui, le poitrail haut, l’œil clair, la queue frétillante pour unesalutation cordiale, l’autre, plus furieux que jamais, les babinesméchamment troussées, se précipita pour le mordre, certain qu’ilcroyait être de prendre sur celui-là, plus faible, sa revanche desinjures et des mépris dont l’accablaient les autres toutous dupays. Car les indigènes chiens de Longeverne, libres pour laplupart et vivant au grand air, ne pouvaient sentir ce casanierpuant le renfermé, le moisi et la vieille pisse.

Miraut, sans défiance et quasi désarmé eût,sans nul doute, écopé d’un coup de dent, d’autant que Lisée, pourla centième fois de la journée, expliquait à son ami, le cordonnierJulot, la généalogie de son chien et ne prêtait guère attention àla querelle, quand la Bellone, à laquelle on ne pensait point, etqui, ayant terminé sa petite ronde, rejoignait Lisée, pressentantqu’il allait au bois, se trouva là, juste à point pour empêcher unabus de force aussi traître que peu chevaleresque du roquet.

Grondante, le poil du dos en brosse, les dentsprêtes à l’attaque, elle se jeta tout à coup devant Miraut, coupantl’élan de Souris, le défiant de sa puissante mâchoire, puis,prenant à son tour l’offensive, se précipita sur l’insulteur et luipinça vigoureusement le derrière.

L’autre n’attendit point son reste et,hurlant, décampa à toute allure, poursuivi par la chienne, qui luiserrait toujours durement la peau, tandis que tous les voisins seretournaient, surpris et interloqués de cette intervention sispontanée et si inattendue.

Miraut, reconnaissant, vint lécher les babinesde sa protectrice qui, calme et digne, se laissa remercier, assisesur son derrière, l’œil encore tout plein d’éclairs de colère et lefouet frémissant.

– Hein ! tu vois, constata Lisée ;elle sent déjà que ce sera un crâne chien, un bon camarade, etqu’ils feront plus d’une partie ensemble. Elle le défend comme sielle était sa mère.

– Si ton chien était aussi bien une chienne,remarqua son interlocuteur, elle ne l’aurait pas protégé. Entreelles, ces charognes-là ne peuvent pas se sentir, tandis que desmâles s’accordent parfaitement.

– Sauf quand il y a une chienne en folie dansle pays.

– Oh ! dans ce cas-là, reprit lecordonnier, il n’y a pas que les chiens qui se brouillent. Encoreont-ils, eux, sur les hommes, l’avantage de tout oublier quandc’est passé, tandis que j’en connais, et toi aussi, qui, pour dessacrées morues de rien du tout, plus décaties maintenant qu’untronc vermoulu, et pas même bonnes à laver la buée, se saigneraientencore en souvenir de ce qui s’est passé il y a peut-être plus detrente ans.

– Pourtant, insista Lisée, il y a des chienschez qui ça dure : ainsi le Turc du Vernois et le Samson deSalans n’ont jamais pu se sentir ni se rencontrer sans se foutre lapile.

– Ça ne m’étonne pas : ce sont les plusforts du pays. Dès qu’une femelle s’échauffe, ils sont là et, commeles autres filent doux devant leurs crocs, c’est toujours entre euxdeux que ça se passe. Alors, tu comprends, une rancune n’est pasencore oubliée, qu’une nouvelle histoire recommence, et c’est commedans la chanson du rouge poulet, ça ne finit jamais.

– La chiennerie, quand ça veut, c’est presqueaussi cochon que l’humanité, affirma Lisée en manière deconclusion.

Et il sortit du village et prit à traverschamps le sentier de la forêt, devancé par Miraut qui écartaittoutes les mottes, s’arrêtait à tous les bouts de bois, et suivi deBellone, qui, elle, le regardait un peu craintivement, à ladérobée, craignant qu’il ne la renvoyât à la maison.

Comme on était encore dans le temps de lachasse et que les travaux des semailles empêchaient Philomen deprofiter pour l’heure de son permis, il la laissa les accompagner,se disant qu’après tout ça habituerait déjà un peu son chien et queça commencerait son dressage.

Cependant, Miraut continuait à trotter,flairant les taupinières, puis revenait à toute allure se jeterdans les jambes de son maître, qu’il mordillait de ses jeunesdents.

Ce fut ensuite à Bellone qu’il s’en prit, luisautant à la gorge, à la gueule, aux pattes, la faisant trébucher,tandis que la bonne bête, un peu agacée, mais comprenant bien qu’ilfaut que jeunesse se passe, le laissait faire quand même tout engrognant de temps à autre.

Enfin, quand elle en eut assez, comme elle nevoulait point le mordre, pour le faire cesser elle prit carrémentle galop. Le jeune toutou voulut la suivre et prit son élanderrière elle, mais il n’était pas encore de taille à affronter àla course une bête aussi rapide et aussi bien découplée. Au boutd’un instant, il se retourna pour voir si Lisée, lui aussi, n’avaitpoint pris le pas de charge ; mais, placide et la pipe auxdents, le braconnier, les yeux rêveurs, s’en venait de son égale ettranquille allure.

Alors, Miraut, éloigné de tous deux et nesachant plus auquel aller, se mit à aboyer plaintivement puis avecfureur des deux côtés, tandis que son maître, riant de sonindécision et de sa colère, le rappelait à lui d’un geste et d’unmot amicaux.

– Viens ici, viens ! petitimbécile !

Un dernier coup d’œil à la chienne qui gagnaitla lisière du bois, quêtant déjà, le nez à terre, un dernier aboirageur à l’adresse de cette lâcheuse, et oublieux et déjàragaillardi, Miraut revint lécher la main pendante du patron.

On arriva à la coupe.

Le petit chien, marchant dans les foulées deson maître, s’empêtra si bien dans les branches et les rameauxqu’il en hurla de colère et que Lisée dut le prendre dans ses braspour le transporter jusqu’à l’endroit où il se proposait defagoter, à quelque douzaine de mètres de la lisière. Il le déposasur le sol et Miraut attendit, pensant qu’on allait jouer ;mais dès qu’il vit que le maître ne s’occupait qu’à prendre, sansmême les lui donner à mordre, les rameaux demi-secs à la longuefile alignée par les bûcherons après l’abatage du printemps, lejeune animal s’ennuya. À plusieurs reprises il revint mordiller lesjambes de Lisée, mais, voyant que celui-ci ne prêtait nulleattention à ses avances et qu’il n’arrivait à aucun résultat, il serésolut, par ses propres moyens, à regagner les champs.

Au bout de quelques minutes, et après avoirsavamment louvoyé entre les brandes, il y parvint et charma sesloisirs en attaquant les taupinières. Le fret des taupes, facile àsuivre, et l’odeur montant par les couloirs souterrainsl’induisaient à des explorations hardies, éveillaient son instinctde chasse, excitaient sa juvénile ardeur.

De la patte et de la gueule, reniflant etgrattant et mordant, il eut bientôt fait de creuser un trou d’unbon demi-pied de profondeur. De temps en temps, plongeant son nezdans le boyau ouvert, il reniflait plus bruyamment et même aboyait,puis, la taupe épouvantée fuyant, fret et odeur s’évanouissaient,et il abandonnait sa taupinée pour en attaquer une nouvelle.

Lisée, en liant ses fagots, le regardaitfaire, tout joyeux. Miraut était dans la vraie tradition. C’estainsi que commencent la plupart des jeunes toutous. Ils courentd’abord après les oiseaux et veulent déterrer les taupes ;plus tard, quand ils sont de bonne race, ils abandonnent vite cegibier-là pour en courir un autre. Et le chasseur, de loin,excitait en riant et en ricanant son compagnon :

– Allez ! attrape-le, le« boussot » [7] !

– Comment, tu ne l’as pas encore ?

– Oh ! oh ! tu lances déjà, mongaillard, y a du bon, alors, y a du pied !

Pourtant, lorsque Miraut eut bien gratté,qu’il eut la truffe tout à fait noire et la gueule pleine de terre,il s’ennuya de ces vaines poursuites et de ce travail inutile et,fatigué, regagna le bois.

Derrière un fagot l’abritant du vent, ildécouvrit la blouse et le tricot de son maître et, jugeant dans sabonne petite jugeote de bête que, comme matelas, ça valait sansdoute mieux que la terre humide, sans hésitation il se coucha enrond dessus et s’endormit du sommeil de l’innocence.

– Sacré petit voyou, s’écria Lisée en venant,au moment de partir, le retrouver dans cette position, il est déjàroublard comme père et mère. Attends, mon vieux, la patronne, ellet’en baillera des blouses et des tricots pour te coucherdessus.

Et, tout attendri par cette évocation et aussipar cet acte d’intelligence, il embrassa son brave chien sur lecrâne et l’emmena vers la maison.

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