Le Roman de Miraut – Chien de chasse

Chapitre 3

 

 

– Crois-tu, confia la Guélotte à sa voisine,la grande Phémie, dès que Lisée, Miraut et Philomen furent partis,crois-tu que mon grand ivrogne m’a encore ramené une viôce à lamaison !

– Y a bien pitié à toi ! concéda l’autrequi n’aimait guère que ses poules.

– Si encore on avait le moyen ! Mais nousavons déjà tant de maux de nouer les deux bouts. Doux Jésus !Ah ! bon Dieu de bon Dieu ! et il va rechasser, reprendredes permis, des actions ; dépenser des sous à acheter de lapoudre, du plomb, des fournitures de toutes sortes, et se fairerepincer quand la chasse sera fermée, « pasque », j’leconnais, ce grand mandrin-là, il ne pourra pas se tenir debraconner.

La grande Phémie qui était vieille fille et,selon toutes présomptions, vierge et martyre, comme disaitPhilomen, balança son goitre, tel un canard son jabot gonflé depâtée, puis secouant sa petite tête d’oiseau, émit cet aphorisme delaide que les événements ne lui avaient sans nul doute jamaispermis de vérifier expérimentalement :

– Les hommes, c’est tous descochons !

Ensuite de quoi elle songea à ses chèresgélines et émit au sujet de leur sécurité future quelques craintesinspirées par l’annonce du voisinage de ce jeune et dangereuxcarnassier.

– Les petits chiens, ça mord tout, ça bouffetout ! J’ai bien peur que ta sale murie ne s’en vienne rôderautour de ma porte, épouvanter mes poules, les empêcherd’ouver[4], les faire se sauver ailleurs et me lessaigner. Tu sais bien, le Turc du Vernois, chaque fois qu’il passeau pays, il fait le tour des écuries et il nettoie tous lesnids : il s’en paye des omelettes !

– Pourvu que le sien ne s’y mette pas !espéra la Guélotte qui voyait les nuages noirs s’accumuler sur samaison.

– Ah ! les jeunes chiens, tu sais,renchérit la vieille, il faut faire bien attention à eux et ne pasles manquer. Si tu vois le tien fouiner vers tes nids, fous-lui descoups de trique, autrement c’est fichu ! Ah ! ton hommeaurait bien mieux fait de ne pas se saouler hier et de te ramenerun petit cochon.

– Las moi ! se lamenta la Guélotte,accablée.

– Et s’il se met à les manger, les poules, ouà saigner les lapins, ou à courser les moutons ? Le Cibeau dumaître d’école, celui qu’il a vendu à des messieurs de Besançon,lui en a fait payer pour plus de cent francs dans une année. On abeau avoir des sous, toucher des mandats du gouvernement, et faireles écritures de la « mairerie », gn’a ben fallu qu’ils’en débarrasse de sa sale rosse, sans quoi les gens allaient fairedes pétitions et le dénoncer tous les quinze jours jusqu’à ce qu’onlui foute son changement.

La Guélotte blêmissait. La perspective detoutes ces histoires, cette évocation des malheurs futurs pousséeau noir encore par la méchanceté de la Phémie la révoltaient contrece qu’elle appelait la bêtise et l’égoïsme de son homme.

– Pour son plaisir, rageait-elle, pour sonseul plaisir, dans quelle position va-t-il nous mettre ? Etdire qu’il ne m’a même pas demandé avis ! J’suis donc ladernière des dernières : ah ! la grande vache ! lagrande fripouille ! Mais ils n’ont pas fini, son sale Azor etlui, j’te leur en foutrai des soupes claires et des pommes de terrecuites à l’eau, et s’ils deviennent gras, ça ne sera pas de mafaute !

– Tu devrais tâcher de lui faire crever sarosse, insista la vieille teigne, c’est bien facile ! J’vaiste dire comment on s’y prend : tu n’auras qu’à lui donner uneéponge grillée dans du beurre ou dans du saindoux ; une foisfrit, cela se réduit à presque rien ; comme cela sent bon lagraisse, ces voraces-là te bouffent ça d’une seule goulée sans sedouter de rien ; mais l’eau de leur estomac fait regonfler lamachine ; au bout de quelque temps ça tient toute la place, çane peut plus passer ni d’un côté ni de l’autre et ils crèventétouffés, les sales goulus ! Et va-t’en chercher de quoi leMédor est claqué et courir après celui qui a fait lecoup !

La Guélotte réfléchissait.

Oui, évidemment, le moyen proposé étaitexcellent pour se débarrasser de cet hôte encombrant, mais iln’était pas sans danger, quoi qu’en dît la Phémie.

Lisée aimait ses chiens.

Dans sa longue carrière de chasseur il enavait vu de toutes sortes et de toutes couleurs : il en avaiteu un – il y a bien longtemps de ça – mangé du loup ; un autredécousu par un sanglier, un troisième qui s’était tué enpoursuivant un lièvre qu’il serrait de trop près : tous deux,le capucin le premier et le chien immédiatement derrière, avaientsauté dans une sorte de précipice et le chasseur avait dû descendreau moyen de cordes pour remonter les deux cadavres ; il enavait eu un qui avait suivi une chasse au tonnerre de Dieu et qu’onn’avait jamais revu : perdu, tué, volé ? Nul nesavait ! Lisée avait eu bien du chagrin chaque fois qu’un telmalheur lui était advenu, il avait même pleuré sur quelques-uns deces braves toutous qui étaient de francs et joyeux compagnons, et,quand il avait pu, les avait toujours, avec une sorte de piétéamicale, enterrés dans un petit coin de son verger où l’herbepoussait à chaque printemps plus verte et plus drue.

Mais, jamais, non jamais il n’avait été aussifurieux que le jour où son vieux Finaud s’en vint râler à sespieds, empoisonné.

Ah ! oui ! ce n’était pasoublié ! Maintenant encore, quand on évoquait la chose, sesveines du front se tendaient ainsi que des câbles et ses poingsserrés s’arrondissaient comme des maillets, prêts à cogner.

Quant à la canaille qui lui avait lâchementassassiné son chien, il avait bien fallu qu’il la découvrît. Aprèsune enquête aussi minutieuse que lente et discrète, d’insidieusesquestions au pharmacien et au boucher, des observations sansnombre, il avait réuni un irréfutable faisceau de preuves contre lebandit, la crapule qui tuait les bêtes en leur donnant à manger, lelâche hypocrite qui n’osait pas l’attaquer en face. Il avaitlongtemps attendu son heure, différant la vengeance jusqu’au momentoù l’affaire serait presque oubliée et où l’autre n’y penseraitplus.

Et puis, un beau soir que son empoisonneurétait parti en course au village voisin, Lisée, sans être vu, étaitvenu s’aposter pour l’attendre au coin du bois du Teuré. Quand ilarriva, le chasseur l’aborda carrément sur la route, senomma : « C’est moi Lisée ! » puis lui rappelales faits, lui fournit les preuves, le traita d’assassin et delâche, et, après l’avoir largement souffleté, le colleta.

Et alors, la colère, comme un torrent troplongtemps endigué, remontant du plus profond de son cœur, il avaitadministré au chenapan une de ces tournées fantastiques, une de cesvolées de coups de pied et de coups de trique si terrible, quel’autre, cabossé, meurtri, talé, éborgné, en avait été plus dequinze jours avant d’oser sortir et ne s’était jamais vanté de lachose.

Mais pas un chien n’avait péri depuis auvillage : la leçon avait profité.

« Empoisonner Miraut ! » Liséen’aurait ni trêve, ni repos avant d’avoir découvert l’assassin.C’était courir un trop gros risque, se vouer à une existence plusinfernale encore, car alors, nulle journée ne se passerait sansinsultes, ni gifles, ni coups de pied quelque part.

Et puis, on a beau ne pas aimer les bêtes, cen’est pas drôle tout de même, pensait la Guélotte, de les voirdevant vous se tordre et se retordre, ne hurler que lorsque ladouleur leur tord les boyaux et vous bourrer des yeux, des yeux àvous tourner les sangs et à vous décrocher les foies.

Ah ! le vieux Finaud !

Il était rentré, plein comme un boudin, aprèsune tournée apparemment fructueuse dans le village. Même que ça nesentait pas la rose quand il se lâchait et on l’avait fourré toutde suite à l’écurie où il passerait en paix sa nuit dedigestion.

– Il s’est nourri, disait en riantLisée ; sûrement qu’il aura dû bouffer quelque mondure devache[5] ou quelque ventraille de mouton.

Mais le lendemain, quand le chasseur s’enétait allé à l’écurie pour délier les bêtes et les conduire àl’abreuvoir, ç’avait été une autre histoire. Le chien qui souffraitdéjà, mais se taisait stoïquement, avait voulu aller à lui et,comme d’habitude, lui dire bonjour en se dressant contre ses genouxpour le lécher et jappoter. Il avait à peine pu se lever sur sespattes de devant, le train de derrière paralysé refusait déjà toutservice, les jambes étaient raides.

Alors la bête étonnée, furieuse et désespérée,avait hurlé un long coup de souffrance et de rage.

Et Lisée, affolé, abandonnant les vaches,avait pris son chien dans ses bras, l’avait transporté dans lachambre du poêle et déposé sur un coussin, auprès du feu. Là, ill’avait examiné, lui avait ouvert la gueule, soulevé la paupière,regardé l’œil qui était encore assez clair. Il avait vu tout desuite.

– Cré nom de Dieu ! Mon chien estempoisonné ! Va vite traire les vaches que je lui fasseprendre du lait !

Finaud avait difficilement avalé le lait,contrepoison trop peu énergique, puis il était retombé dans sonabattement douloureux ; son poil se hérissait, ses yeuxs’injectaient de sang, se troublaient, il haletait de fièvre ettremblait de froid.

– Qu’est-ce qu’il a bien pu manger, bon Dieude bon Dieu ? rageait Lisée ; si je le savaisseulement !

Et Philomen était venu.

– Faut le faire dégueuler ! avait-ilordonné. Je vais chercher de l’huile de ricin. On les sauve souventavec et j’en ai toujours à la maison.

Lisée avait desserré les mâchoires déjà raidesde son vieux chien pendant que son ami, avec des précautionsfraternelles, ingurgitait au patient un grand demi-verre duvisqueux breuvage.

Sans doute, il était trop tard. Le poison (dela strychnine probablement), avalé dans un morceau de viande,n’avait produit son effet que tard, lorsque la digestion était déjàen train. Il aurait fallu être là alors, se douter et s’y prendreimmédiatement. Mais le pouvait-on ? Il était probable que celaavait dû débuter par de fortes coliques et un chien ne se plaintpas de coliques. Toute souffrance qui n’a pas une cause directe etvisible le laisse étonné et muet. Il fallait vraiment que lesdouleurs devinssent atroces pour que la bête hurlât parintervalles. Car les crises, comme tétaniques, de raidissementétaient, après l’absorption de l’huile, devenues plus rares etl’œil semblait aussi s’être éclairci. Finaud s’était même levé toutseul et il avait tenté de remuer la queue en regardant son maître.Mais il se recoucha aussitôt tandis que Philomen et Lisée et lesamis qui étaient venus faisaient gravement cercle autour de lui. Ilfaut avoir vu ces fronts plissés, ces yeux inquiets, ces grossesmains tremblantes pour comprendre tout ce qui peut, malgré larudesse apparente ou réelle, fermenter de bon levain sous cesécorces tannées et dans ces cœurs frustes de paysans. Lorsquereparurent les crises et que le chien, en se raidissant, se prit àhurler, leurs yeux devinrent humides, brillants ; l’on sentaiten eux de la douleur et de la colère, et plus d’un qui n’osait semoucher, de crainte de paraître bête, avala silencieusement unelarme en mordant sa moustache.

Quand, après douze heures atroces d’agonie, levieux Finaud, vers six heures du soir, trépassa dans une criseterrible, ils partirent tous, l’un après l’autre, sans rien dire,les épaules voûtées et le dos rond, tout bêtes de cette douleurcontre laquelle rien ne les avait cuirassés, tandis que Lisée, surson canapé[6], la tête dans les mains, pleuraitsilencieusement son chien.

Ah ! que non ! La Guélotte nevoulait plus de ces scènes-là chez elle, sans compter qu’un chiende chasse, ça vaut des sous, surtout quand c’est dressé. Non, cequ’il fallait, c’était simplement harceler sans trêve les deuxêtres, les deux alliés, ses deux ennemis : son mari et lechien ; les faire souffrir l’un par l’autre, chercher sipossible à les amener à se détester, mettre Lisée en colère contreMiraut ou profiter d’une de ces rages que provoquerait sûrement ledressage pour exaspérer son homme, le dégoûter de sa rosse et lalui faire tuer, ou donner, ou vendre encore, ce qui serait toutprofit pour le ménage.

Oh ! elle trouverait bien ! D’abord,elle allait dorénavant laisser les ordures en place : lepatron les enlèverait lui-même si ça lui disait ; quant à lasoupe, elle serait maigre, et que ce sale cabot de malheur s’avisâtde toucher au linge, aux chaussures ou aux vêtements ; qu’ils’avisât de courir après les poules et de « coucouter »les œufs ! Le manche à balai était là, peut-être, et le fouetaussi, et son homme n’aurait rien à dire là contre, c’était dudressage, quoi ! on ne peut pas se laisser dévorer par unebête ! Et au besoin elle jouerait au braconnier de bons toursdont elle accuserait le chien. Lesquels ? elle ne savait pasencore, mais elle trouverait certainement.

Ah ! il faudrait bien qu’elle obtîntl’avantage enfin et qu’il disparût, l’intrus qui s’était introduità la faveur d’une saoulerie. Lisée n’aimait pas les scènes ;il en entendrait des plaintes et elle te lui en servirait deslamentations de Jérémie, comme il disait, et plus qu’à son saoul,mon bonhomme, espère ! Il aimait à être propre, il en auraitdu poil de chien sur ses habits, et il chercherait les brosses, ets’il y avait d’aventure du linge de rongé à la maison, ce seraientses mouchoirs à lui, et ses pantalons, et son fourbi, et il iraitse faire raccommoder ça où il voudrait, chez le cher ami qui luiavait déniché son animal. Ah ! on verrait bien qui est-ce quise fatiguerait le premier de la viôce et qui c’est qui parlerait leplus tôt de la ramener à ce grand ivrogne de Pépé ou à ce propre àrien de gros de Rocfontaine.

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