Le Roman de Miraut – Chien de chasse

Chapitre 1

 

 

La Bellone se faisait vieille. Philomen, unjour, hochant la tête avec regret, le fit constater à Lisée :c’est qu’elle atteignait ses dix ans. Sans doute ce n’était pointencore l’extrême vieillesse et décrépitude, car elle avait toujoursété bien soignée, bien nourrie, bien traitée. Elle ferait encore aumoins deux saisons de chasse, mais il était temps, tout de même, desonger à sa succession. Évidemment, elle mourrait à la maison, desa belle mort ; Philomen, à l’encontre de beaucoup de brutesqui prétendent au titre de chasseurs et tuent leurs chiens en guisede remerciement lorsque ceux-ci deviennent vieux et infirmes,gardait toujours les siens jusqu’à leur dernière heure. Oh !ce n’était souvent pas réjouissant : la vieillesse les rendaitclaudicants et baveux, quelquefois ils pelaient, une gale maligneleur croûtelevait la peau, les oreilles se mettaient à couler, ilsdevenaient sourds, ils n’y voyaient plus, qu’importe ! on lessoignait tout de même et il leur restait toujours, avec la bonneécuelle quotidienne de pâtée, une litière fraîche dans un coinpaisible et chaud de l’étable pour attendre le grand départ.

Philomen fit remarquer à Lisée que la chienneéprouvait maintenant en chasse assez de peine à suivre Miraut, queson poil se décolorait par endroits, qu’elle blanchissait sur lestempes, que la paupière s’allongeait et se fripait et que la lippependait légèrement, découvrant un peu les crocs de la mâchoireinférieure dont la gencive était moins ferme.

Aussi lorsque le printemps, remueur de sèveset stimulateur du sang, l’eut rendue amoureuse, il lui donna Mirautdurant une huitaine pour compagnon afin de lui faire faire unedernière portée de laquelle il conserverait une petite chienne.

Car Philomen tenait essentiellement àconserver une bête de cette race, une race un peu particulière etpoint cataloguée parmi les numéros des grands amateurs, mais qui,pour être moins connue, n’en avait pas moins un nez excellent et unjarret infatigable. C’étaient des chiens de taille moyenne, auxformes sveltes, ni bien ni mal coiffés, avec un os du crâne pointuet des attaches solides. Leur robe, d’un blanc sale avec des tachesmarron ou grises, n’était rien moins qu’agréable et leur poil, niras, ni rude, semblait intermédiaire entre celui des porcelaines etdes griffons. Philomen avait toujours vu chez eux de ces chiens-là,son père et lui en avaient toujours été contents ; c’étaientdes animaux pleins d’intelligence et de feu, excellents lanceurs etqui manifestaient généralement assez de répugnance pour lerenard.

Bellone fut donc couverte par Miraut.

La grossesse, qui dura comme celle de la louveet de la renarde, neuf semaines et trois jours, au dire de Pépé, nefut signalée par aucun des phénomènes particuliers à cet état quise remarquent d’ordinaire chez la femme enceinte. Du moins, si ellesouffrit, nul ne le sut, car elle ne manifesta ni par des cris, nipar des mouvements, ses sensations. La première portée quelquefoisprésente des accidents et des bizarreries assez remarquables :fièvre intense, écoulements sanguins et noirâtres, salivationabondante, perte momentanée de l’appétit et beaucoup de symptômesassez comparables à ceux de l’empoisonnement, mais cela ne serevoit pas aux gestations suivantes.

Bellone s’alourdit assez vite. Quand elle sesentit prête à mettre bas, ce que Philomen remarqua au sexe quisaignait un liquide rosé, elle s’éclipsa, chercha dans l’écurie uncoin solitaire et écarté, piétina la paille, la cassa, l’assouplitet, dans le plus grand mystère, accoucha de six chiots que l’ondécouvrit le lendemain matin dans une couche propre, nette,entièrement lessivée par la mère qui s’était elle-même délivrée etseule avait vaqué à sa toilette personnelle et à celle de sesnouveau-nés.

Lorsque son maître la visita, il la trouvacouchée en rond, les petits blottis bien au chaud dans son giron,se chevauchant, s’enchevêtrant l’un dans l’autre pour jouir de plusde chaleur encore. Le chasseur les prit un à un pour les examiner,tandis que la mère, les yeux inquiets, regardant tantôt celui qu’ilvenait de déposer, tantôt celui qu’il reprenait, le laissait fairecependant sans protestations.

C’étaient des espèces de gros boudins longs dequinze à vingt centimètres, queue comprise, absolument informes.Dans la tête, à peine distincte du corps, aux yeux clos, la bouchelaissait échapper un frêle vagissement, le nez rosâtre vaguementfrémissait, les oreilles avaient l’air de deux petits clapets qui,selon le balancement de leur propriétaire, se soulevaient à demi etretombaient bien vite. La robe ne présentait aucune nuance :ils étaient ou tout blancs ou tout noirs, sauf l’un d’eux quioffrait quelques îlots circulaires noirs dans un océan deblancheur. Les pattes, comme rejetées latéralement, étaient troppetites et sans force et ils se déplaçaient ainsi que de gros verstrop gras lorsqu’ils voulaient saisir un des six nénés de la maman.Les mieux remplis étaient ceux de derrière ; aussi,d’instinct, quand venait l’heure des tétées, ils s’y bousculaientavec énergie, cherchant goulûment à s’y agripper.

La mère, de son nez, rapprochait les malpartagés des mamelles libres et les côtés de leurs têtes segonflaient alors comme des joues. On entendait de temps à autreainsi qu’un bruit claquant de baiser et, quand ils étaient tousalignés le long du ventre, on voyait distinctement leurs petitespattes coopérant elles aussi à l’œuvre de vie ; celles dederrière se crispant au sol pour les maintenir en bonne place,tandis que celles de devant, alternativement, piétinaient le sein,le pressant rythmiquement afin sans doute de faciliter la succion,et toutes les petites queues vermiculaires vibraientlégèrement.

Pour choisir la chienne que Philomen devaitgarder, Lisée, prévenu, vint voir la portée et Miraut l’accompagnadans sa visite. Il y avait quatre chiennes et deux mâles, lesquels,sacrifiés d’avance, furent habilement subtilisés, sans que la mères’en aperçût trop, et disparurent. Il lui sembla bien toutefois, envenant retrouver les autres, qu’il y avait quelque chose de changédans sa portée et elle en fut un peu inquiète. On avait, par lamême occasion, transporté ailleurs les quatre rejetons restant afinde l’obliger à choisir elle-même la préférée, ainsi que la vieilleFanfare, mère de Miraut, avait fait jadis pour lui. Elle n’hésitapas ou presque pas et emporta d’abord dans sa gueule la noire etblanche, puis chacune des autres à son tour.

Les deux hommes étaient debout auprès d’ellequi s’était recouchée, entourant et léchant sa géniture, lorsqueMiraut, intrigué, entr’ouvrit à son tour la porte d’écurie ets’introduisit sans façons pour voir un peu ce qui se passait.

Il n’eut pas l’honneur de contempler sesenfants. Dès qu’elle l’eut aperçu, grondante, Bellone se redressa,montrant les crocs et lui signifiant nettement qu’il n’avait rien àvoir dans l’élevage et l’éducation de sa famille. L’heureux pèren’insista pas. C’est qu’une chienne qui a des petits n’est pas unanimal commode ni bienveillant : nuls autres que le maîtrePhilomen et l’ami Lisée n’avaient le droit de toucher aux jeunestoutous, pas même la maîtresse de la maison ni les gosses.

Miraut se le tint pour dit : il fila sansmot dire par où il était venu, la fibre paternelle ne vibrantd’ailleurs pas beaucoup et même pas du tout en lui ; un banalsentiment de curiosité l’avait simplement porté à s’approcher afind’examiner ce qui pouvait si vivement intéresser son maître et sonami.

On laissa la chienne à sa marmaille et l’onvint, en buvant un verre, attendre qu’elle sortît elle-même ets’éloignât de sa portée pour régulariser définitivement sasituation familiale.

Deux heures après, elle venait à la cuisinemanger et boire, et Philomen et Lisée, étant après un prudentcontour rentrés à l’écurie, lui enlevaient les trois bêtes qu’ellene devait point garder, une seule étant suffisante aux besoins duchasseur alors que plusieurs eussent fatigué et épuisé lanourrice.

Dans un tablier, Philomen déposa les troisnouveau-nés vagissants et fila, avec son compagnon, par la porte dedehors qu’il reboucla soigneusement derrière lui. Et tandis que,dans le fond du jardin, Lisée, à coups de pioche, creusait un trouassez profond pour y enfouir les cadavres, Philomen simplementassommait les trois bêtes en les projetant violemment contre unegrosse pierre. Ce n’était pourtant point sans un serrement de cœurqu’il perpétrait ce triple massacre d’innocents qu’un autre avaitdéjà précédé, mais les nécessités de la vie l’y obligeaient, etd’ailleurs les petits êtres, tout à fait inconscients, à peineéveillés, n’avaient le temps ni de sentir ni de souffrir. Le chocbrutal les tuait net, les os fragiles du crâne étaient défoncés,les viscères broyés ; une goutte de sang venait perler au borddes narines et c’était tout.

Avec ses sabots, Philomen essuyait sur laterre les traces humides qui eussent pu le trahir et venait enfouirles chiots tués dans le trou creusé par son compère.

– Sale corvée ! murmurait-il. Et lachienne en va avoir pour deux jours à suer la fièvre, car si, aprèsle premier escamotage, elle n’avait point trop remarquégrand’chose, elle s’apercevra bien maintenant qu’il manque beaucoupde petits à l’appel et les cherchera en pleurant.

– Du moment qu’il lui en reste un, elle seconsolera et ne l’en aimera que mieux, reprit Lisée. Ah ! sion ne lui en avait point laissé, ç’aurait été une autre histoire.Pendant trois jours, mon vieux, elle aurait couru comme une folle,cherchant partout, dans tous les coins et recoins et jusque sousles lits en appelant plaintivement. Elle aurait gratté à tous lesendroits où elle aurait remarqué que la terre a été remuée, fouillél’écurie et la grange, sondé les trous les plus petits, lespassages les plus étroits dans l’espoir de retrouver quelques-unsde ses enfants disparus. Souvent même, dans ces cas-là, ellessoupçonnent les chiens voisins de les avoir tués et dévorés !J’ai vu des mères, ainsi dépouillées, flairer le nez de leurscamarades mâles et te leur flanquer des rossées terribles,probablement parce qu’elles les soupçonnaient de multiplesassassinats domestiques dont ils étaient, après tout, peut-êtrecapables, mais sûrement point coupables.

– Les lapins mâles dévorent pourtant leursenfants.

– Ce n’est point pour la même raison, affirmaLisée. Les lapins sont toujours en chaleur, toujours endésir ; quand la femelle allaite, elle ne veut pas, comme dejuste, se laisser faire ; alors pour se venger ou pour luiôter toute raison de se refuser, ils suppriment purement etsimplement la cause du refus : ce sont des espèces de satyres,pas autre chose.

Pour Bellone, dès qu’elle fut retournée à saniche, elle témoigna, devant le seul bébé qui lui restait, d’unétonnement plein d’angoisses. Ses yeux fouillèrent tous les recoinsenvironnants, elle gratta la couche avec ses pattes et, ne trouvantrien, fureta par toute l’écurie, derrière les crèches et jusquesous les pieds des vaches.

Sitôt qu’elle vit reparaître Lisée etPhilomen, qui avaient eu bien soin de se débarbouiller les mains,elle vint à eux et les flaira. Les soupçonna-t-elle ? C’estpossible, ses soupçons s’étendaient à tout son univers connu, maistout à coup, craignant peut-être qu’ils ne lui enlevassent encoreson dernier enfant, elle se précipita sur son lit et entoura sonchiot avec une précautionneuse et craintive tendresse. La petitebête, réveillée, chercha la mamelle aussitôt et la mère le léchacopieusement, ne s’interrompant que pour regarder les deux hommesavec de grands yeux fiévreux, tout brillants d’une douloureuseinquiétude.

Deux jours durant, appréhendant quelquemalheur nouveau, elle se refusa obstinément à quitter l’étable etl’on dut lui apporter à manger et à boire devant sa couche toujourspropre, car les mamans chiennes, tant que les petits les tètent etne mangent rien d’autre, nettoient elles-mêmes les ordures de leursenfants en les avalant tout simplement.

Au bout de quelques jours la petite chienne,qu’on avait baptisée Mirette en honneur de son père, commença àouvrir un peu les yeux, des yeux vagues d’un bleu gris, absolumentsans expression et sans vie, petits globes translucides où jouaitvaguement la lumière et qui sans doute ne voyaient rien encore.

En même temps, les pattes lourdaudes prirentun extraordinaire développement et la tête, se détachant du cou,devint énorme par comparaison avec le reste du corps. La peaupoussait plus vite que les muscles, pelure trop vaste, plissée aucol et aux jointures et tendue sous le ventre. Mirette tétait avecune gloutonnerie admirable, passant d’un néné à l’autre avecrapidité et pressant avec énergie de part et d’autre de la mamelle.Enfin, vacillant sur ses pattes, elle commença à explorer lesfrontières de sa couche.

Maintenant, lorsque sa mère l’abandonnait pouraller manger et faire son tour de promenade hygiénique, qu’elle nesentait plus la douce chaleur naturelle qu’elle appréciait tant,elle essayait de la suivre des yeux, de ses petits yeux enfoncéssous leurs gros bourrelets de paupières au moins jusqu’à la porte,et pleurait comme un petit enfant dès qu’elle ne la distinguaitplus. Mais ses chagrins ne duraient guère et, l’instant d’après,alourdie du repas, elle s’endormait où elle était, tantôt sur lecôté, tantôt sur le ventre, le museau bayant aux mouches ou enfouià même la paille de sa litière, d’un sommeil de plomb d’où latirait seules la venue et l’odeur de sa mère, car c’estprobablement le sens de l’odorat qui s’éveille le premier chez lechien. Elle n’était encore sensible ni aux gloussements des poules,ni aux meuglements des vaches : pourtant la lumière commençaità l’intéresser.

Ce ne fut qu’au bout de plusieurs mois qu’elleprit sa forme élégante et son définitif pelage, en tout semblable àcelui de Bellone. Mais, durant ce temps, elle fit connaissance avecbien des choses, apprit à marcher, à craindre le sabot des bœufs, àsortir du lit pour vaquer à ses besoins et laper le lait et lasoupe dans l’assiette, à côté de sa mère qui lui faisait encoreelle-même sa toilette.

Cependant, elle savait déjà toute seule segratter et quand une puce, – et jeunes chiens n’en manquent point,– errant à travers ses poils, la chatouillait, elle jetait avec unepromptitude amusante son petit mufle sur sa peau ou bien grattaitavec frénésie l’endroit sensible. D’ailleurs, elle apprit bien viteà lustrer toute seule son habit et bientôt, chaque jour, ne laissanulle place où la langue ne passât ni ne repassât.

Elle connut les hommes et les gosses, reconnutles êtres de la maison et ne manqua pas un jour à embêter sa mèreen la mordillant consciencieusement.

Quand on la laissa courir dehors, la vieillel’accompagna et, bonne éducatrice, la prévint de tous dangers, latirant par la peau du cou quand elle ne se garait pas assez vitedes voitures et ne permettant aux autres chiens de l’approcher quequand elle était bien assurée de la pureté de leurs intentions.

Miraut ne fut admis à lui être présenté,c’est-à-dire à la flairer et à la sentir sur toutes les coutures,qu’assez tard, car il avait été vu dans la maison le jour de ladisparition des autres petits, et si la chienne les avait bienoubliés à l’heure actuelle, elle n’en avait pas moins conservé unvague sentiment de méfiance envers lui.

Il témoigna à sa fille de la sympathie, maisil serait sans doute exagéré d’attribuer la manifestation de cesentiment à autre chose qu’à une galanterie naturelle et de vouloirpenser que la vibration de la fibre paternelle y fût pour quelquechose.

Et, comme tous les jeunes chiens, Mirettegrandit, rongeant quantité de pieds de chaises, d’armoires et delits, dévorant force chaussettes, souliers et savates et poil etplume et corne et tout ce qui avait odeur ou saveur, pour sa plusgrande joie, en attendant les plaisirs de l’âge adulte et la saisonprochaine de chasse où, vers le milieu de décembre, elle feraitenfin ses premières armes sous les hautes directions de son père etde sa mère.

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