Le Roman de Miraut – Chien de chasse

Chapitre 5

 

 

Peu méfiant de son naturel, Miraut apprit bienvite à se défier de la patronne, qui ne manquait jamais, chaquefois qu’il se trouvait devant elle, de marquer cette rencontre, nonpoint d’un caillou blanc comme pour les jours heureux, mais biend’un coup de sabot dans son derrière de chien.

Ce fut pour lui un étonnement, car on nel’avait jamais battu auparavant.

Il l’évitait le plus possible. Dès qu’il lavoyait apparaître, divinité au balai, il ne manquait pas de guetterson regard et, s’il y reconnaissait le moindre éclair maléfique, leplus infime reflet douteux, il faisait de sages détours et seménageait autant que possible des chemins de retraite. L’autres’aperçut bien vite du manège dont il usait pour éviter touterencontre et, comme elle n’avait point désarmé, elle chercha parruse à tromper sa vigilance. Tout en n’ayant l’air de s’occuper quede son ménage, elle s’arrangeait pour se rapprocher de la bête,soit qu’elle jouât avec les chats, soit qu’elle dormît dans un coinet, sans rien dire, tout à coup, lui labourait traîtreusement lescôtes à coups de sabots.

La Guélotte se montrait cependant pluscirconspecte quand Lisée était à la maison et ne rossait alors lechien que lorsqu’elle avait trouvé un prétexte plausible decorrection dont le moindre était que ce sale chameau se trouvaittoujours dans ses jambes, ou qu’il emplissait de poil le canapé, ouencore qu’il lapait continuellement l’assiette des chats et leurprenait leur place sur le coussin, sous le poêle.

Cependant ces trois bonnes bêtes étaient loinde faire mauvais ménage. Très souvent, après s’être mordillés pourrire, poursuivis sous la table et sous le buffet, avoir sauté surles chaises et le canapé en lançant des vrraou et des pfff… aussiinoffensifs que menaçants, après s’être griffé la peau et tiré laqueue, ils s’endormaient fraternellement côte à côte, les deuxminets sur le jeune chien, leurs petites têtes carrées sur lapoitrine de Miraut, en bons amis qu’ils étaient.

Mique aimait autant Miraut que sespetits ; peut-être même l’aimait-elle mieux, car elle toléraitde celui-ci des jeux qu’elle n’admettait pas chez ses enfants.

Le chien s’amusait quelquefois à lui prendreles puces. C’était, jugeait-il, une grande faveur qu’il luiaccordait. Plissant la truffe, claquant les incisives, il luilabourait l’échine ou les flancs d’arrière en avant, pinçant trèssouvent et assez fortement la peau avec les poils, ce dont Mique,en miaulant doucement, l’avertissait en le priant de cesser.

D’autres fois il la tirait violemment par laqueue, ou bien encore, l’empoignant entre ses dents par la peau ducou, il la secouait brutalement sans qu’elle songeât à se défendre.Elle n’eût certes pas toléré de telles familiarités d’un autre, etla dent pointue et la griffe acérée auraient vite remis à sa placele malplaisant qui se serait permis à son égard de semblablesfantaisies.

Elle avait pour Miraut l’indulgence grande dela maman pour l’enfant terrible qui a bon cœur et qui sera fort, etelle lui savait gré d’être gentil avec ses petits.

– Il veut casser les reins à ma chatte, hurlaun jour la Guélotte en voyant Miraut secouer de tout son cœur labonne Mique, qui se contentait voluptueusement de fermer les yeuxen tendant les pattes en avant.

Et, s’élançant sur le coupable, elle le châtiaavec vigueur, puis, s’adressant à l’homme qui protestait, invoquantle laisser-faire de la chatte :

– Tu ne vas pas dire encore qu’il ne luifaisait rien ! S’il ne me la tue pas, il lui fera quitter lamaison, une si bonne ratière ! Elle partira dans les champs,comme çui de la Phémie, que le renard a croqué, ou bien ellemangera de la vermine dehors et en crèvera « pasqu’il » yaura un salaud de chien à la maison. Ah ! mais non ! tusais, pas de ça. Tu as amené un chien, c’est bon ; il est là,qu’il y reste, mais moi je veux garder ma chatte, qui est sûrementplus utile, et quant à ta murie tu feras bien de l’enfermer. Il ale temps de courir quand il pourra chasser, et je suis fatiguée del’avoir par les jambes. La remise est là, tu lui mettras de lapaille, et il aura assez de place pour se balader si ça luichante.

Pour avoir la paix, Lisée céda et convint que,quand il ne serait pas là pour surveiller Miraut, il l’enfermeraitdans la grande remise, près de l’écurie des vaches.

Le lendemain, comme il s’absentait pour allerdonner un coup de main à François, le fermier des Planches, Mirautconnut pour la première fois les avantages de la claustration.

Ce fut la Guélotte qui se chargea de conduireà la remise le petit chien ; la manière forte convenait à sontempérament ; aussi, dès que Lisée eut chaussé ses souliers,elle interpella violemment Miraut :

– Allez, charogne ! à la paille.Vite !

Celui-ci, qui espérait accompagner le patron,n’obtempéra point à cette injonction et alla se musser sous lefourneau, auprès de ses amis les chats.

– Est-ce que tu vas obéir, sale bête ?continua-t-elle.

Et son sabot alla chercher, sous son abri, lescôtes ou le derrière du chien qui faisait la sourde oreille.

– Tu vois, tu vois, reprit-elle, une vraierosse : pas moyen de le faire obéir ! Ah ! tu asfait une belle acquisition le jour où tu me l’as amené. Si tu croisqu’il t’écoutera jamais à la chasse !

– Les bêtes, c’est comme les gens, ripostaLisée ; on en fait ce qu’on veut quand on sait les prendre.Encore, sur ce point-là, valent-elles souvent mieux que les femmes,car de toi, comme que ce soit que je m’y sois pris, je n’ai jamaisrien pu tirer de bon. Toujours aussi chameau ! …

– C’est ça, recommence ! C’est moimaintenant qui suis cause que ton chien n’écoute rien.

– Il n’écoute rien ? tu vas voir !Viens, Miraut, viens ici, mon petit, viens, appela doucementLisée.

Lentement, ayant bien compris que le patronprenait sa défense, tout en guettant les gestes de la paysanne,Miraut, écrasé sur les pattes, le cou tendu, les yeux inquiets, lefouet battant, s’approcha lentement de son maître, dont il vintlécher les mains.

– Viens, mon beau, viens avec moi, viens,continua Lisée ; tu sais bien que je ne veux pas te battre,moi ; allons nous coucher.

Et, tenant son chien par le collier, lecaressant, tous deux franchirent la porte, Miraut, très inquiet etbattant de la queue comme s’il appréhendait la sale blague qu’onallait lui faire.

Ils passèrent à la cuisine d’abord, puistraversèrent une petite chambre de débarras et, de là, entrèrent àla remise, toujours suivis par les regards haineux et narquois dela ménagère.

– La belle paire ricana-t-elle. Ah ! jesuis bien montée.

– Tu as mieux que tu ne mérites, répliqua lechasseur.

Lisée conduisit Miraut jusqu’à la botte depaille qu’il avait préparée et le contraignit doucement à s’ycoucher ; puis il le flatta de la main, l’engagea à dormir etse leva pour le quitter.

Cela ne faisait guère l’affaire du chien, quis’enfila résolument dans ses jambes et le suivit jusqu’à la porte,qu’il voulut franchir en même temps que lui. Lisée dut lereconduire une nouvelle fois à la paille et lui enjoindre de restertranquille.

Mais, tandis qu’il regagnait la sortie,tremblant de tous ses membres et droit sur sa botte, Miraut, leregardant avec des yeux humides et brillants de crainte et dedésir, semblait le supplier de l’emmener.

– Reste ! commanda assez énergiquementLisée.

Puis, pour atténuer ce que le ton de cet ordreavait de trop sec, il ajouta, persuasif :

– Couche-toi, mon petit, voyons !

Miraut, n’entendant que le ton amical de cettesuprême recommandation et croyant que le maître, apitoyé, revenaitsur sa décision, se précipita de nouveau pour sortir ; maisLisée se hâta, la porte claqua sèchement, et le chien, seul, perdudans la grande pièce, se mit à appeler au secours, à japper, àgueuler, à hurler en désespéré.

– Tu l’entends, reprit la femme, il fait unbeau raffut. Tout le village va croire qu’on s’égorge ici.

– Je te défends d’aller le toucher, ordonnaLisée. Tu n’as qu’à le laisser tranquille, il se calmera tout seul.Ce n’est d’ailleurs pas inutile qu’il apprenne que l’on ne fait pastoujours tout ce qu’on veut dans la vie, et puis, de gueuler unpeu, ça lui fera la voix.

Miraut, seul, ne se consola pas vite. Devantla porte close, il continua à brailler et hurla jusqu’à la grandefatigue. De temps à autre il s’arrêtait et écoutait, pensant que cen’était peut-être qu’une farce qu’on lui jouait, et qu’on allaitrevenir le délivrer.

Mais quand il entendit le martèlement dessouliers de Lisée frappant la terre battue du chemin, il compritque c’était pour tout de bon qu’on l’emprisonnait. Une rage folles’empara de lui, il sauta contre la porte qu’il mordit de tout soncœur et essaya même d’atteindre la fenêtre afin de s’évader coûteque coûte.

Quand tout bruit et tout espoir de retour sefurent évanouis, il jappa encore longtemps, longtemps, et sa voixavait des inflexions tantôt de douleur puérile, tantôt de colèrefuribonde, tantôt de rancune farouche ; puis, fatigué etdolent, il revint à sa botte de paille, l’écarta un peu des quatrepieds pour faire un creux, tourna sur lui-même une douzaine defois, se releva, retourna en sens inverse et finalement se couchaen rond et s’endormit.

Quand il se réveilla, au bout d’une heureenviron, seul dans sa prison, et que lui fut revenu le sentiment dece qui s’était passé avant son sommeil il eut un aboi d’appel,pensant que peut-être Lisée, revenu de sa promenade, viendrait ledélivrer.

Mais, écoutant avec soin, il ne distingua dansla maison que le bruit des sabots de la patronne.

Il pensa qu’il était préférable de ne pasinsister, qu’il valait mieux se faire oublier d’une puissance aussidangereuse et se tut, puis chercha par ses seuls moyens à sortir desa prison.

Il ne s’amusa point à regarder les murs :bien que personne ne le lui eût jamais dit, il savait qu’il n’y arien à faire de ce côté ; mais, pour avoir mordu dans le boiset porté à la gueule des bâtons de tailles diverses, il n’ignoraitplus que cette matière est attaquable, et qu’avec de bonnes dentson en peut venir à bout. Toutefois, comme il avait vu que Lisée nemangeait pas les portes chaque fois qu’il avait à sortir, et que,même pour les bêtes qui semblent le moins les observer, toutexemple est un enseignement, à l’instar de son maître, il se dressadevant la porte et appuya contre de toutes ses pattes pour la faireouvrir.

Mais il ignorait la mécanique des serrures etrien ne bougea ; il gratta alors, rien ne changea ; ilmordit ensuite et ses dents s’enfoncèrent ; lorsqu’il lesretira, la porte resta close.

Et n’entendit-il point alors la voix de laGuélotte qui menaçait :

– Ah ! sale charogne, tu ne veux pas tecoucher, attends un peu !

Un claquement suivit aussitôt, la porte toutegrande s’ouvrit et la paysanne, raide et revêche, apparut, le fouetà la main.

Miraut, la tête basse, avait déjà battu enretraite et s’était caché sous une vieille crèche, parmi desinstruments hors d’usage, tandis que l’autre, satisfaite,rebarricadait violemment l’ouverture après avoir fait claquer sonfouet.

Il était imprudent de s’aventurer dans cettedirection : Miraut se tourna du côté de la rue. Là encore,mêmes efforts, mais rien ne fit céder les lourds battants de chêne,armés de clous.

Et pourtant, peu de chose séparait le chien dedehors. Il pouvait entendre les poules qui, intriguées de sonreniflement, s’approchaient avec prudence de l’huis en faisantcococo !… cocodê ! et le coq qui battait des ailes,faraud.

Être si près du but et ne rien pouvoir !Un jappement de rage lui échappa.

Il appuya l’avant-train contre le mur pouratteindre de nouveau la fenêtre, prit son élan pour aller plushaut, ne réussit qu’à se meurtrir les pattes et le nez, et, endésespoir de cause, vint se rasseoir sur sa paille.

Une soif de mouvement, un besoin de sedémener, de se dépenser, de se répandre, le tenaillaient ; ilétait nécessaire qu’il courût, qu’il portât quelque chose à sagueule.

Et peu à peu, et à tour de rôle, ses yeux sepromenèrent sur tous les objets qui garnissaient la pièce.

Un morceau de bois le sollicita : il lemordit, le rongea, puis il l’abandonna dans sa paille ; iltrouva ensuite un os, un vieil os, dur, moisi, sale, qu’il nettoyaavec soin et croqua avec frénésie ; puis il renversa diverspaniers, sauta sur une table boiteuse, et, la fièvre de larecherche et de la découverte l’emballant de plus en plus, ilfouilla partout, renifla, fureta, fit des bonds de tous côtés,déplaça des tas de choses, en bouscula d’autres, mordit, rongea,sauta encore, aboya, et ne s’arrêta enfin que las, éreinté, fourbu,pour s’endormir cette fois, sans soucis ni remords, du sommeil dujuste, parmi sa paille… fraîche au milieu d’un admirable etfantastique désordre qu’il avait créé pour sa joie.

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