Le Roman de Miraut – Chien de chasse

Chapitre 8

 

 

Trois fois de suite il s’échappa et, sanshésitations, s’en vint revoir Lisée. Les trois fois son maître,s’étant aperçu presque aussitôt de sa disparition, et aussi patientet aussi entêté que lui, partit sans délai le rechercher. Ilarrivait à Longeverne deux heures après le chien, et invariablementle retrouvait dans la cuisine ou le poêle de Lisée. Rendu prudentpar l’expérience du premier jour et craignant les ruses del’animal, il l’enchaînait immédiatement pour le reconduire àl’auberge où il avait remisé sa voiture. Après avoir laissé soncheval le temps de souffler un peu, de se reposer et de manger uneavoine, lui-même se restaurant légèrement, il remmenait Miraut quiavait à peine eu le temps de voir le pays et, à deux reprisesconsécutives, n’eut même pas la chance d’apercevoir Lisée, absentdu village ces jours-là.

À la troisième fugue il fut plusheureux ; mais, craignant la Guélotte, il n’était pas venujapper sous les fenêtres ; il s’était caché aux alentours,attendant pour s’aventurer de voir son ami ou d’entendre son pas,afin d’être bien sûr qu’il se trouvait à la maison et de ne pasavoir visage de bois.

Un instinct tout-puissant lui disait quemalgré tout il ne devait pas désespérer de vaincre un jour sarésistance inexplicable. Après deux heures d’attente, sa patiencefut récompensée et ce fut Lisée en personne qui sortit sur le pasde sa porte.

En quatre bonds il fut à lui et lui témoignaaussi follement qu’il put son affection et la joie qu’il avait dele retrouver enfin. Obéissant lui aussi à son cœur, sans réfléchirle moins du monde, Lisée lui rendait ses caresses et lui parlaitavec amour lorsque M. Pitancet apparut tout à coup dans lesentier du verger. Il vit toute la scène et, avant même desouhaiter le bonjour au chasseur, ne put, sans une certaineaigreur, lui marquer l’ennui qu’il éprouvait à faire tant devoyages consécutifs qui n’avaient pas de raison de finir.

– Vous m’aviez promis de ne pas le rattirer,ajouta-t-il, en saisissant prudemment le chien par son collier eten l’attachant de nouveau. Pourquoi le caressez-vous ? S’ilsent que vous êtes avec lui et qu’il sera bien reçu, il reviendratoujours, il faut en finir une bonne fois. Là-bas, il est bien et atout ce qu il lui faut, il nous connaît, il commence à s’attacher àla maison : promettez-moi que, si jamais il revient, vous nele recevrez pas, vous le gronderez et vous le renverrez en lemenaçant du bâton. Vous comprenez bien que si je l’ai payé si cher,c’est pour l’avoir à moi, non pas pour qu’il revienne ici et que jefasse continuellement la navette entre les deux patelins. S’il enétait ainsi, j’aimerais mieux y renoncer et que nous défassions lemarché.

La Guélotte, arrivant à la cuisine, avaitentendu les dernières paroles de l’acheteur. Une appréhensionterrible la gagna que M. Pitancet ne redemandât les troiscents francs versés, et peut-être, mais très légèrement, quoiqu’elle en eût dit, écornés pour le paiement de la dernière amende.Et puis elle avait eu le dessus, elle ne voulait à aucun prixreprendre cette charogne à la maison. Ce fut elle qui fit laréponse :

– Vous avez bien raison, monsieur, tout cequ’il y a de plus raison. C’est le vôtre et je vous l’aurais ditplus tôt sans la crainte de vous blesser, mais il vaut mieux, pourvous comme pour nous, que nous ne lui donnions plus rien à mangeret que nous ne le laissions plus entrer, parce que, sans cela,malgré vos voyages et vos bons traitements qu’il ne mérite pas, ilreviendra toujours.

– C’est donc entendu, conclut l’autre, et jecompte sur vous.

– Pour ce qui est de moi, affirma-t-elle, vouspouvez être sûr et certain d’une chose, c’est que chaque fois qu’ilapprochera de ma cuisine, c’est du balai que je lui donnerai aulieu de soupe, oh ! sans lui faire de mal, soyez tranquille,je sais bien à quels endroits on peut taper. Quant à celui-ci,continua-t-elle en désignant d’un geste de mépris son époux, c’estune vraie andouille, ça n’a pas plus de nerfs qu’un lapin, maisj’arriverai bien à lui faire entendre raison.

Lisée, à cette apostrophe, commença par priersa femme de fermer son bec et vivement, si elle ne voulait pointsavoir ce que pesait son poing ; ensuite, ne voulant paspasser aux yeux d’un étranger pour un homme d’une sensibilitéridicule, malgré sa profonde douleur et son envie de garder Miraut,il affirma à M. Pitancet qu’il n’aurait point à se plaindre delui et que le chien ne trouverait plus asile dans sa maison d’où ille repousserait sans le battre.

M. Pitancet prit acte de cettedéclaration ; il remercia le chasseur, dit qu’il comptait sursa parole, sur son honnêteté et finalement remmena Miraut, lequelcommençait à s’habituer à ces petits voyages et, ferme en sesdesseins, se préparait d’ores et déjà à recommencer à la premièreoccasion.

Cette occasion ne tarda guère.

Pour le règlement d’une vieille et importanteaffaire, M. Pitancet fut appelé pour quelques jours às’absenter. Il partit après avoir recommandé à sa femme de veillersoigneusement à ne pas laisser s’échapper le chien, ce quin’empêcha nullement ce dernier de casser sa chaîne, d’enfoncer uncarreau et de revenir dare dare à Longeverne où la Guélotte seréjouissait déjà de ne plus le revoir.

Lisée et sa femme étaient au jardin quand ilarriva. Voyant son maître et ami, il n’hésita point à venir à luimalgré la présence de l’ennemie.

– Revoilà encore cette sale viôce !glapit-elle en le reconnaissant. J’espère bien cette fois que tuvas le recevoir de la belle façon, si tu n’es pas une poulemouillée comme tu le prétends. Tu sais ce que tu as promis àM. Pitancet. Allez, ouste ! fous le camp !continua-t-elle en brandissant son râteau dans la direction deMiraut.

– Va-t’en ! ajouta Lisée au chienabasourdi de cet accueil ; va-t’en !

Miraut, arrêté dans son élan, resta stupidedevant ces injonctions, puis ne voulant point croire que c’étaitpossible, il resta là sur place, le cou tendu, semblant interrogerencore et demander des précisions.

– Veux-tu bien foutre ton camp ! repritla femme en s’élançant sur lui, tandis que Lisée – c’était lapremière fois – ne faisait rien, ne disait rien pour ledéfendre.

À quelque cinquante mètres de la maison, surle revers du coteau, Miraut se retira et s’assit sans mot dire,regardant avec étonnement du côté du jardin, espérant toujoursqu’un mot de Lisée, mettant un terme à cette comédie, lerappellerait enfin.

Mais Lisée, sombre et morne, ne fit pas ungeste, ne proféra pas une parole et rentra à la cuisine sans mêmejeter un coup d’œil de son côté.

Le soir tomba et il ne le revit pas. Alors ilvint rôder autour de la maison et aboyer sous les fenêtres pourqu’on lui ouvrît : ainsi agissait-il après les chasses et lespromenades lorsqu’il trouvait portes closes.

– Je vais lui ouvrir, décida Lisée, on ne peutpas le laisser coucher dehors.

– Je te le défends, protesta la Guélotte, jene veux pas qu’il remette les pattes ici ; ce n’est plus tonchien, tu n’as pas le droit de le recevoir ou bien tu n’es qu’unvoleur.

C’était pourtant exact que le véritable maîtrede Miraut, celui qui l’avait payé de ses deniers ou plutôt de sesbillets bleus, lui avait interdit de l’accueillir désormais etqu’il avait promis de le repousser : il baissa la tête ets’alla coucher.

Mais il ne dormit point et il put entendreMiraut qui aboya longtemps. Las et affamé sans doute, il ne cessases appels que pour faire un tour par le village et chercher sanourriture. Pourtant, le lendemain matin, quand la Guélotte ouvritla porte, elle le trouva couché sur la levée de grange.

Elle se hâta de l’expulser en lui jetant despierres, et le chien, s’éloignant à regret, revint se poster aumilieu du coteau à la même place que la veille, attendant Lisée,espérant toujours et quand même être recueilli.

Dès que le chasseur sortait, il se redressait,tremblant de tous ses membres, les yeux brillants, le cou tendu,attendant qu’il regardât de son côté pour multiplier sessupplications muettes et lui dire avec tout son cœur et toute sonâme : « Voyons, puis-je aller près de toi ? »Mais Lisée, bien que le sachant là, ne faisait pas mine de leremarquer et, le cœur serré, rentrait bientôt à la cuisine oùl’accueillaient les sourires et les haussements d’épaule méprisantsde sa femme.

Trois jours de suite, Miraut erra autour de lamaison, aboyant, demandant asile, demandant à manger, rôdant lanuit par le village. Il s’acharnait, il espérait envers et malgrétout espoir, et Lisée, lui aussi, vécut trois jours d’angoisses etde souffrances atroces, répondant à peine aux gens, voisins et amisqui lui parlaient de ce chien, louaient sa fidélité ets’extasiaient sur un attachement si tenace et si singulier à leursyeux.

M. Pitancet, absent du Val, n’était pasvenu chercher son chien, bien que la Guélotte, qui ignorait cedétail, eût écrit dès le second jour. Elle s’inquiéta un peu audébut de ne pas le voir accourir aussitôt, puis, sa nature égoïstereprenant le dessus, elle se dit : « Après tout, qu’ilcrève de faim ou qu’il lui arrive malheur, je m’en moque, ce n’estplus le nôtre. »

Cependant, Miraut ne mangeant guère que devagues rogatons ainsi que quelques saletés dénichées à grand’peineau hasard de ses recherches nocturnes par les fumiers et lesordures, rongé par un souci tenace, dévoré par le chagrin,maigrissait de plus en plus. Il était là, passant ses joursaccroupi dans une attitude de sphinx miteux, car tant que la maisonn’était pas fermée, que les lumières n’étaient pas éteintes, ilattendait, espérant encore que son maître l’appellerait et lereprendrait. Son poil qu’il ne lustrait plus se hérissait, secollait, devenait sale ; il était crotté, boueux, minable,avait un air harassé, se levait à peine craintivement lorsquequelqu’un passait à proximité, fuyait les gosses qu’il connaissait,regardait tout le monde avec méfiance et marchait comme rattroupé,l’échine à demi cintrée, ainsi qu’un infirme ou un petit vieux.

Et Lisée se mangeait le sang, se disant que ceM. Pitancet n’était au fond qu’une brute et une salle rossepuisqu’il avait le courage ou la lâcheté de laisser ainsi unepauvre bête si longtemps à l’abandon.

« D’ailleurs, pensait le braconnier,reste à savoir si maintenant Miraut se laissera remettre la main aucollet. Chez nous, c’était facile, mais au milieu du communal, cesera une autre paire de manches. Si, après cette saleté-là, lemonsieur compte sur moi pour la chose, il peut se fouiller. Ils’arrangera avec la vieille puisqu’ils ont voulu manigancerl’affaire ensemble et je n’ai pas peur, malgré sa maigreur desquelette et sa fatigue, le chien n’en reste pas moins un fameuxtrotteur. »

– Pauvre bête ! si ce n’est pasmalheureux ! Ah ! je n’aurais jamais dû le vendre,ajoutait-il.

Voyant Lisée sortir et aller au village,Miraut, efflanqué, à bout de forces, se leva quand même ets’approcha, résolu à faire une tentative encore et une suprêmedémarche.

Un combat affreux se livra en l’homme. Quefaire ? Le nourrir, le laisser revenir ? Quelles scènesnouvelles à la maison ! Ce serait intenable ! Et l’autre,la brute du Val, pensait-il, avait sa promesse.

D’autre part, il sentit que si le chien venaitjusqu’à lui, le caressait seulement, il n’aurait plus le courage dele renvoyer et, la mort dans l’âme, de loin, sans oser regarder, ilfit un geste qui lui interdisait d’approcher davantage.

Miraut, qui ne le quittait pas des yeux,comprit et s’arrêta. Un immense désespoir de bête, un désespoir queles humains ne peuvent pas comprendre ni concevoir parce qu’ils onttoujours, eux, pour atténuer les leurs, des raisons que les chiensn’ont pas, le gonfla comme une voile sous l’orage. Il s’assit surson derrière et regarda encore, regarda longuement Lisée qui, lesjambes flageolantes et le dos rond, disparaissait au coin de larue, derrière les maisons.

Longtemps, comme ahuri, ne semblant pasvouloir comprendre encore ni se résigner, il resta là, stupide, àmi-chemin. Et il vit Lisée revenir et il se redressa de nouveau,secoué d’un frisson, ému d’une espérance.

Le chasseur se redemandait ce qu’il ferait. Lalutte en lui n’était pas finie. Peut-être allait-il céder à soncœur, à son sentiment, à son désir ; mais la Guélotteparut.

– Encore cette sale carne ! hurla-t-elle,en ramassant des cailloux.

Et l’homme laissa faire.

Miraut comprit que tout était fini, qu’iln’avait plus rien à attendre ni à espérer et, ne voulant malgrétout point retourner au Val où il retrouverait pourtant la niche etla pâtée, ne voulant point déserter ce village qu’il connaissait,ces forêts qu’il aimait, ne pouvant se plier à d’autres habitudes,se faire à d’autres usages, il s’en alla sombre, triste, honteux,la queue basse et l’œil sanglant jusqu’à la corne du petit bois dela Côte où il s’arrêta.

Alors il se retourna, regarda le village et,debout sur ses quatre pattes, il se mit à hurler, à hurlerlonguement, à hurler au perdu, à hurler au loup, à hurler à lamort, ainsi qu’il avait fait autrefois aux heures tragiques de savie, comme jadis à Bémont lorsque l’avait recueilli Narcisse, commenaguère à Longeverne le soir où Clovis Baromé s’était tué.

Et sa plainte sonna comme un glas, et lesautres chiens y répondirent, et tout le monde s’en émut, et c’étaitvraiment lugubre et désespéré.

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