Le Roman de Miraut – Chien de chasse

Chapitre 9

 

 

En entendant les cris et les lamentations deson chien, Lisée de rage serra les poings, puis pâlit et, entre lesdents, mâchonna un juron furieux ; toutefois, sous le regardhaineux, sombre et féroce de sa femme, il se contint, plia quandmême et se tut. Mais incapable d’écouter ainsi les manifestationsde cette immense douleur dont il se sentait responsable, et navré àla pensée qu’une bête qu’il aimait tant allait crever misérablementde son attachement pour lui, lié par de terribles promesses, liépar la pénurie d’écus, il ne put tenir plus longtemps chez lui et,sans mot dire, fila à l’auberge noyer son chagrin dans l’alcool etle vin.

– Apporte-moi une chopine ! commanda-t-ilà Fricot, en entrant dans la salle de débit.

– N’est-ce pas ton Miraut qui hurle commeça ? répliqua l’aubergiste. Vrai, son patron devrait bienvenir le rechercher. On n’a pas idée de laisser ainsi souffrir desbêtes.

– Apporte-moi à boire ! réitéra Lisée quine voulait pas alimenter une conversation au cours de laquelleeussent éclaté sa colère, sa rage et sa douleur.

Lorsqu’un paysan tel que Lisée commence pardemander une simple chopine, on peut être certain qu’il ne s’entiendra pas là. Une chopine, c’est juste bon pour se mettre entrain ; un gosier de buveur réclame plus que ça : lesbistros campagnards ne l’ignorent point. Lorsque les clients, dupremier coup, commandent deux ou trois litres, c’est qu’ils n’ontpas l’intention d’aller plus loin, qu’ils ont jaugé leur soif etont déterminé ce qu’il faut pour l’apaiser.

Aussi, une demi-heure après, Lisée, plussombre et plus désespéré que jamais, avait liquidé troischopines ; au bout d’une heure, il en avait avalé six, etpourtant le chagrin dominait tout, l’ivresse consolatrice nevoulait pas venir et il souffrait comme un damné.

Tout à coup, la porte s’ouvrit et deux hommesentrèrent. Il ne s’en émut pas, ne bougea pas, ne tourna même pasla tête, absorbé qu’il était par ses pensées.

– Eh bien ! interpella l’un desarrivants, on ne dit même plus bonjour aux amis ?

Lisée, dévisageant ses interlocuteurs,reconnut le gros et Pépé, son cher et fidèle Pépé, enfin valide, etson cœur, il ne sut pourquoi, s’emplit d’un espoir immense, tel lenaufragé perdu en mer, qui aperçoit de son radeau les feux dubâtiment sauveteur.

– Mes pauvres vieux, c’est vous ?s’exclama-t-il.

– Oui, c’est nous, c’est moi, je fais mapremière grande sortie aujourd’hui, déclara Pépé. Ah ! il y apourtant longtemps, plus d’un mois que je désirais venir et quej’aurais voulu tout apprendre de ta bouche, mais cette sacréeguibolle m’immobilisait là-bas. Aujourd’hui le gros est venu mevoir et je me suis dit qu’avec lui j’arriverais sûrement jusqu’iciet que si je me sentais trop fatigué pour le retour, Philomen mereconduirait avec sa voiture. Nous venons de passer chez lui :c’est lui qui nous a dit que tu ne devais pas être à la maison,mais ici, et nous sommes venus directement te retrouver.

– Mes pauvres vieux ! mes pauvresvieux ! balbutiait Lisée : vous l’avez entendu ?

– Oui, et il continue. Mais pourquoi l’as-tuvendu aussi, pourquoi ne pas nous avoir prévenus ?

– Il n’y avait plus le sou à la maison ;la vieille a tant gueulé qu’on allait être obligé de vendre unevache, que ce serait la misère, que ça continuerait, que ceci, quecela, et j’ai cédé ; mais, mes vieux, si c’était àrefaire…

– Si tu m’avais seulement envoyé un mot !Pourquoi, bon Dieu ! n’être pas venu me voir ?

– J’ai été pris à l’improviste. Je ne medoutais pas que cet imbécile du Val monterait comme ça sansprévenir. Mais il nous est tombé dessus, a offert trois centsfrancs ; la femme m’a dit que j’étais un idiot, elle a entaméles lamentations et j’ai laissé faire. Je suis un lâche !Écoutez cette bête et dites-moi si elle ne vaut pas mieux que Liséequi a osé la vendre.

– L’autre ne vient pas larechercher ?

– Non. Ah ! c’est fini. Il va crever, monMiraut, mon pauvre vieux Miraut !

– Si tu nous avais dit que ce n’était qu’unequestion d’écus, j’en ai toujours une petite réserve, et, bonDieu ! si tu en as besoin aujourd’hui, je ne me suis pas amenésans ça !

– C’est trop tard, j’ai promis de ne pas leramasser.

– Tu n’as pas juré de le laisser crever.Rembourse-lui le prix de son chien. Tiens, voilà cent francs. Si tun’en as pas assez et si tu en as besoin encore, tu n’as qu’à dire,nous ne sommes pas des loups, cré nom de nom ! et pour leremboursement, ne t’inquiète pas : je ne te demande pas debillet ; tu me les rendras quand tu pourras.

– C’est plus qu’il ne m’en faut avec ce quireste, affirma Lisée. Ah ! tu as raison ! C’est ça !Merci, mon vieux. Merci !

– Pour ce qui est de ta femme…, commença legros.

– Ma femme, nom de Dieu ! tu vasvoir.

– En attendant, coupa Pépé, tu vas écrire sansretard à ton particulier du Val qui n’est qu’un salaud, soit ditentre nous.

Et séance tenante, Lisée tenant la plume, lestrois amis, de concert, rédigèrent à M. Pitancet une lettrequi n’était pas dans un sac.

Là-dessus, les traits durcis, le front barréd’un pli têtu, les yeux flamboyants, Lisée se leva,décidant :

– Vous allez aller prendre Philomen et venirme retrouver à la maison ; je vais pendant ce temps arrangermoi-même mes affaires.

– Bon ! Entendu ! acquiescèrent lesdeux autres.

Et, marchant à grands pas, Lisée arriva chezlui, ouvrit brusquement la porte, traversa les pièces, allant aumur où était appendue sa corne de chasse qu’il décrocha vivement deson clou.

– Où vas-tu ? interpella sa femme,soupçonneuse, en le voyant repasser, l’instrument d’appel à lamain.

– Ça ne te regarde pas !

– Ça ne me regarde pas, grand voyou, grandsoulaud ! Essaie de la rappeler, cette rosse, et tu vasvoir ! Ce n’est pas la tienne et elle peut bien crever. Tu espayé et je te défends bien…

– Si je suis payé, tu ne l’es pas encore, tuvas fermer ton bec et vivement ! continua Lisée.

– Je ne veux pas que tu passes,s’époumona-t-elle, rouge de colère, se campant devant son mari etlui barrant le passage.

– Ah ! tu ne veux pas ! ah, tu neveux pas ! sacré chameau ! Eh bien ! je vais tefaire un peu voir et comprendre qui est-ce qui est le maîtreici.

Et d’un violent coup de poing, appuyé d’unebourrade puissante, il l’écarta.

– Grande brute, assassin, voleur dechien ! râla-t-elle en se précipitant, griffes dardées surlui.

– Ah ! tu n’as pas compris encore et tune veux pas te taire, non ! Ce n’est pas assez de nous avoirfait souffrir comme des damnés, moi et cette brave bête, de lefaire crever, lui, et de me faire blanchir en trente jours plus queje ne l’avais fait en dix ans ; ce n’est pas assez, il fautque tu sois la maîtresse ici, et que je plie comme un gosse et quej’obéisse comme un roquet ! Eh bien ! nous allonsvoir.

Et saisissant sa femme par le bras, il luilança à toute volée une calotte terrible qui la fit pivoter surelle-même et lui démolit le chignon. Elle voulut riposter,furieuse, mais lui, monté autant que le jour où il châtial’empoisonneur de Finaud, saturé de vieilles rancœurs, farci devieilles haines, redoubla de gifles et de coups de poing et decoups de pied, tapant comme un sourd, abattant le bras comme unfléau, lançant les jambes comme des bielles, criant, s’excitant,hurlant, tonnant, prouvant enfin qu’il était le maître et que cequ’il voulait, nom de Dieu ! il le voulait.

– Dis voir encore un mot ! menaça-t-ilaprès cinq minutes d’une telle danse.

– Oui, oui, grande fripouille, assassin,lâche ! continua-t-elle.

Mais ce disant, elle se sauvait au poêle,montait à la chambre haute, se barricadant en jurant que cette foisc’était bien fini et qu’elle s’en irait, oui, elle s’en irait…

– Attends seulement un petit peu, menaçaLisée, je vais te faire ton paquet !

Et il sortit, la corne à la main.

À peine arrivé sur le seuil, il embouchal’instrument et rappela un long coup son chien qui, entendant ceson familier, s’arrêta net dans son hurlement.

Un nouvel appel pressant succéda au premier enmême temps que la voix de Lisée criait presque aussitôt :

– Viens, Miraut ! viens, mon petit !viens vite !

Ahuri, mais plein de joie et d’espoir, Mirautsortit du bois et apparut à deux ou trois cents pas de là, hésitantencore après tant d’événements incompréhensibles, regardant de tousses yeux, demandant si c’était bien vrai, et si cela ne cachaitpoint encore une embûche.

– Viens, Miraut ! répéta Lisée enfrappant son genou de la main, geste qui lui était familier pourappeler son compagnon de chasse.

Miraut ne pouvait plus douter.

Allongeant comme un fou, de toute sa longueuret jappotant, et pleurant, et riant, il arriva aux pieds de Liséeet s’y roula, lui lécha les souliers, les genoux, les mains, luisauta au visage, lui peigna la barbe, lui parlant, ne sachantcomment faire, comment se tordre et battre du fouet assez vite pourlui dire toute sa joie, tout son bonheur.

Et pour compléter cette joie, pour affirmercette reprise, pour sceller cette réconciliation, voici quePhilomen et Pépé et le gros apparurent encore, devisant joyeusementdans le sentier du clos.

Pépé avait mis leur ami dans le secret, luiavait annoncé la volonté de Lisée de garder le chien et d’enrembourser le prix au richard du Val qui ne reparaissait pas. Toutà l’heure, ils lui avaient écrit une lettre tapée où, entre autreschoses plus ou moins dures, Lisée disait que Miraut était à bout,prêt à crever, qu’il serait lâche et criminel de laisser mourir unesi bonne bête, que le chien et lui ne pouvaient se passer l’un del’autre, que c’était folie de croire que Miraut pourrait s’habituerà un autre maître, que l’expérience des derniers jours le prouvaitmieux que n’importe quoi et que, dans le courant de la semaine,lui, Lisée, irait reporter à M. Pitancet les trois centsfrancs que ce dernier lui avait remis comme prix de Miraut.

Le chien naturellement les reconnut tous etleur fit fête à eux aussi, mais il revint de nouveau à sonmaître.

– Pauvre vieux ! il crève de faim !Dire que j’ai pu le laisser jeûner si longtemps : viensmanger, mon petit. Asseyez-vous un instant, vous autres,demanda-t-il à ses amis.

Et il prépara immédiatement au chien qui lesuivait comme son ombre, ne le quittait pas d’une semelle, necessait de lui japper, de lui miauler des mots d’amitié, une bonne,plantureuse et réconfortante gamelle de soupe.

Miraut était tellement content que, malgré samisère, il y toucha à peine d’abord, trempant le nez, avalant unegoulée, puis regardant de nouveau son maître comme s’il eût craintencore qu’il ne l’abandonnât.

– N’aie pas peur, mon beau, n’aie paspeur ! rassurait Lisée. C’est fini maintenant, nous ne nousquitterons plus.

Et pour qu’il arrivât à manger sa pâtée, ildut délaisser quelques instants ses amis et rester à côté de lui àlui parler et à le caresser, à lui faire des discours et desprotestations, jusqu’à ce qu’il eût fini.

Les trois témoins étaient très émus.

– Entrez, mes vieux, entrez donc, invitaLisée, nous allons boire une bouteille. Ce ne serait pas la peinesi un jour comme aujourd’hui on ne buvait pas au moins un boncoup.

– Ce n’est pas de sitôt qu’il repartiramaintenant chasser tout seul, annonça Pépé en désignant Miraut.Cette aventure-là, mon ami, aura eu du moins l’avantage del’assagir et de le corriger de ce défaut qui n’en serait pas unsans les gardes et les cognes. Tu verras, prédit-il, que maintenantil ne te lâchera plus : après une pareille secousse, tupourras aller avec lui n’importe où, à la foire ou ailleurs, il nerisquera pas de se perdre.

On entra au poêle et Lisée, après avoir priéses amis de s’asseoir, apporta sur la table du pain, des couteaux,des verres et une assiette de gruyère ; ensuite il descendit àla cave, toujours suivi du chien, et en remonta d’abord deuxbouteilles poussiéreuses.

– Coupez du pain, et prenez du fromage, invitat-il.

Ils ne se firent point prier, et l’on causa detout ce qui les intéressait, tandis que Miraut, les deux pattes surla cuisse de Lisée, le mufle humide, les yeux langoureux, écoutaitgravement ses amis deviser et mangeait de temps à autre des boutsde pain et des couennes de fromage.

On parla des foins qui poussaient drus, desfruits qui nouaient bien, de la moisson qui s’annonçaitbelle ; on parla du gibier qui pullulait dans le pays, descompagnies de perdreaux qu’on connaissait, des nids de gelinottesqu’on savait et des lièvres surtout, des lièvres que tout le mondevoyait.

– C’en est tout « roussot »,affirmait Philomen, et ce n’est pas malin à comprendre : on ena tué si peu l’année dernière. Il n’y a guère que Lisée qui aitfait à peu près une chasse convenable, mais toi, Pépé, avec taquille en morceaux, tu n’as rien pu faire et le gros non plus, etmoi, ça me faisait saigner le cœur d’aller à la chasse, parce que,chaque fois, cela me faisait penser à ma pauvre Bellone.

– Cet automne nous ferons tous ensemblel’ouverture, proposa Pépé ; le gros viendra coucher la veilleet on la fera sur Velrans. C’est moi qui ai amodié la chassecommunale, et comme je suis le seul fusil, il y a encore plus degibier là-bas que sur Longeverne et sur Rocfontaine.

– Mais, ta femme, interrompit Philomen,comment a-t-elle pris la chose ?

– Comment elle l’a prise ? Eh bien, monvieux, elle a pris tout simplement quelque chose pour songrade ! Ne voulait-elle pas m’empêcher encore de rappelerMiraut ? Une sacrée grande charogne qui a toujours voulu memener par le bout du nez, dont je n’ai jamais pu rien obtenir parla douceur et la bonne volonté ; non, je n’ai jamais rien pufaire, ni acheter quelque chose sans recevoir des observations ousubir des reproches. C’en est assez. Je lui ai fichu une danse dontelle se rappellera, je l’espère, et tu sais, je suis prêt àrecommencer à toute occasion, fermement décidé à ne pas me laissermarcher dessus, et la première fois, oui, la première fois qu’ellenous embêtera, moi ou Miraut, gare la trique et les coups dechaussons !

– Où est-elle ? s’inquiétèrent lesamis.

– Que sais-je ? à la chambre haute,probablement, en train de ruminer je ne sais quoi. Elle m’a menacéde foutre le camp ! Qu’elle s’en aille bien au diable, si elleveut ! Mais je suis bien tranquille de ce côté, et il n’y apas de danger qu’elle me débarrasse de sa sale gueule.

– Il vaut mieux tâcher de s’arranger, émitPhilomen. Je dirai ce soir à ma femme de venir la voir, de laraisonner, de lui faire comprendre…

– Si elle y arrive, mon vieux, interrompitLisée, si elle peut lui faire admettre ce qu’elle ne veut passaisir, cette sacrée sale bête de mule, je veux bien qu’on mecoupe… tout ce qu’on voudra et te payer les prunes à Noël.

– Tout arrive pourtant par se tasser à lalongue et par s’arranger, philosopha Pépé. Le garde, les gendarmes,le père Martet qui est un brave homme finiront par oublier, s’ilsne l’ont pas déjà fait ; une préoccupation chasse l’autre,d’autant que, je te le répète, Miraut ne se mettra plus dans le casde se faire dresser contravention pour courir les lièvres sanstoi.

– Il suffit qu’il marche toujours bien quandnous serons tous ensemble, ajouta le gros pour dire quelque choselui aussi.

– En tout cas, gronda Lisée, parlant très hautde façon que sa femme elle-même pût entendre ; en tout cas,reprit-il, la main posée sur la tête de son cher ami et compaing dechasse retrouvé, comme que je sois pauvre, n’aurais-je plus qu’unecroûte à partager avec lui, advienne ce qu’il voudra, tant que jeserai ici et vivant, mon chien y restera avec moi, et m… pour ceuxqui ne seront pas contents !

FIN

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