Le Roman de Miraut – Chien de chasse

Chapitre 4

 

 

La vie à la maison redevint difficile pourMiraut. La patronne ne lui pardonnait pas les trente ou quarantefrancs prélevés sur le budget ménager pour payer l’amende et lesfrais de ce premier procès-verbal : il dut subir l’audition devéhéments discours, nourris d’imprécations, illustrés de coups desabots, et Lisée, lui aussi, aux heures des repas et même à touteheure du jour, entendit plus d’une homélie qui, pour n’avoir rienque de très profane, n’en devenait pas moins assommante àécouter.

Il avait beau répéter à sa femme que leslamentations et les plaintes ne changeraient rien à la chose et quel’argent donné ne reviendrait pas au bas de laine ; l’autre,qui craignait, à juste titre, que de nouvelles fugues neprovoquassent de nouveaux procès et de nouvelles amendes, cherchaitpar tous les moyens à décider le seigneur et maître à se séparerd’un serviteur aussi dangereux pour le bon équilibre du budgetdomestique. Mais il n’est pire sourd que celui qui ne veut pasentendre.

– Une fois n’est pas coutume, répliquaitLisée. Quel est celui qui, dans ce bas monde, au cours de sonexistence, ne s’est exposé une fois au moins aux rigueurs de laloi ? Ainsi moi qui suis pourtant un honnête homme et qui n’aijamais fait de tort à personne, j’ai été un jour, devant le juge depaix, condamné à vingt sous d’amende pour tapage nocturne, et toi,toi-même qui gueules tant aujourd’hui, ne t’es-tu pas fait dresserprocès-verbal pour avoir nettoyé des pissenlits sous le goulot dela fontaine et ne m’as-tu pas fait casquer huit ou dix beaux écuspour t’être prise de bec avec la femme de Castor ?

Ces considérations qui rappelaient à saconjointe quelques heures et circonstances pénibles de sa vien’étaient point pour la réduire ni pour la calmer, attendu,ripostait-elle, que si par malheur on s’est trouvé obligé de verserde l’argent un premier coup, ce n’est point une raison pours’exposer, de gaieté de cœur, à en donner une deuxième et unetroisième fois.

On attacha Miraut pour qu’il ne pût se sauverni sortir sans autorisation préalable. Tous les jours d’ailleurs,pour adoucir ce régime barbare et permettre au prisonnier desatisfaire à ses besoins naturels auxquels il ne vaquait pas à lamaison, Lisée le détachait et le conduisait soit le long de laroute, soit sur le revers du coteau, faire son petit tourhygiénique. Il ne lui permettait pas de s’éloigner à plus de dixpas, car, depuis qu’on interdisait au chien la rue, et plus encorela forêt, la tentation chez lui grandissait de se promener et ledésir de courir et de chasser couvait et s’enflait aussi, plus quejamais dans son cerveau.

Un jour, ce fut plus fort que tout.Impatienté, les muscles crevant du besoin de se détendre, lespattes ne tenant pas en place, après avoir longuement tiré sur sachaîne, furieux, il donna une brusque et si violente secousse qu’illa rompit net à quelques maillons du collier. Avec des précautionsinouïes afin que ne le trahissent point les tintements du grelot,il ouvrit toutes les portes et, sans délai, fila vers la forêt.

Il ne faisait que de quêter encore et n’avaitpas donné le moindre coup de gueule lorsque le garde Roy, quidescendait le sentier de Bêche pour couper au court et venir àLongeverne prendre les ordres de son brigadier au sujet du service,entendit son grelot.

Au rebours de Martet, lequel, malgré sesapparences sévères, son zèle intelligent et bien compris,représentait le fonctionnaire brave bougre et bon enfant, le gardeRoy réalisait le type parfait d’imbécile méchant que le populaire astigmatisé en disant de cette sorte d’individus : « C’estune belle vache ! » calomniant ainsi gratuitement unecatégorie fort respectable, sinon très intelligente, de mammifèresdomestiques.

Roy, prudent, s’avança sous bois à pas feutréset reconnut Miraut : il en frémit de joie. Cette fois ilallait se signaler à son grand chef, dresser un procès-verbal qu’onne ferait pas tomber comme beaucoup d’autres qu’il avait rédigés unpeu trop bêtement et faire plaisir aux autorités. Il songea à sesaisir du chien et à le ramener au village, mais prendre Mirautn’était pas chose facile. L’intelligent animal, dès qu’il le vit,crocha sans hésiter et s’éloigna au petit trop en le regardant detravers. L’autre, rusant, voulut avec douceur l’appeler :« Viens, Miraut ; viens, mon petit », et il sortitmême de son sac un morceau de pain qu’il lui tendit, croyantl’attirer par ce procédé un peu grossier.

Miraut regarda le personnage avec un méprisnon dissimulé et ses yeux, clignotant vaguement sous ses paupières,avaient l’air de dire à Roy : « Imbécile, pour qui meprends-tu ?»

S’il eût su parler et qu’il eût connu lesusages parlementaires, il eût certainement ajouté :« Voyons, crétin, idiot, tourte, je ne suis pas électeur quetu puisses m’acheter pour un morceau de pain. »

Furieux de cette attitude, Roy marcha, puiscourut, puis galopa vers lui et Miraut accéléra un petit peu sonallure, juste assez pour se maintenir à bonne distance. Quandl’autre, qui s’égratignait, se déchirait et perdait son képi,renonça à la poursuite et s’arrêta, il fit halte lui aussi et,l’ayant encore bien regardé, se tourna un peu, leva la cuissecontre un tronc de foyard, lâcha en signe de parfait dédain et deprofond mépris un jet soutenu, puis s’éloigna définitivement aprèsavoir fait voler haut, dans la direction du fonctionnaire, lesfeuilles mortes sous ses pattes de derrière.

Roy, exaspéré, descendit sans perdre uneminute à Longeverne et vint droit chez Lisée qu’il interpellainsolemment :

– Dites donc, vous, voudriez-vous me montrervotre chien ?

– Vous-mon-trer-mon-chien ? scanda Lisée,et pourquoi voulez-vous voir mon chien ?

– C’est mon affaire. Je vous ordonne de memontrer votre chien.

– Vous m’ordonnez ? Elle est vertecelle-là, par exemple ! Mon chien est à l’écurie, mais vous nele verrez pas ; c’est une bête bien élevée et honnête et jen’ai pas l’habitude de la présenter à des grossiers et à desmalappris.

– Ah ! vous ne voulez pas me lemontrer ? J’sais bien pourquoi ; vous auriez du mal del’exhiber.

– J’aurais du mal ? Il est là derrièrecette porte ; mais vous ne le verrez pas ; ah !non ! je vous défends bien de le voir, vous n’avez pas ledroit d’entrer chez moi.

– Bon, c’est entendu ! Je n’ai pas ledroit d’y entrer seul, mais je vais requérir le maire et nousallons bien voir.

Comme il l’avait annoncé, Roy s’en futchercher le maire, et, au nom de la loi, le somma, pour verbaliser,de l’accompagner chez Lisée.

Celui-ci, bien que n’aimant pas les histoires,dut s’exécuter, et Lisée, mis en demeure, alla ouvrir la porte desa remise.

Sa surprise fut grande en apercevant la couchevide et la chaîne cassée. Il en pâlit. L’autre, en venant, avait dûrencontrer quelque part Miraut en forêt et toute cette comédien’était que pour verbaliser avec fracas. Il ressortit très ému.

– Je ne savais pas, avoua-t-il. Il a cassé sachaîne : tenez, venez voir, ce n’est pas de ma faute.

– Inutile, maintenant, triompha Roy ; jen’ai plus rien à voir. Monsieur le maire a entendu ; vousavouez que votre chien n’est pas chez vous et moi j’atteste que jel’ai rencontré, chassant au sentier de Bêche.

– S’il chassait, on l’aurait entendu, objectaLisée.

– Je dis « chassant », affirma legarde ; je suis agent assermenté et vous n’allez pas metraiter de menteur : je note que vous avez mis la plus grandemauvaise volonté à en convenir et que j’ai dû recourir à l’autoritémunicipale pour accomplir mon devoir et faire mon service.

Presque au même instant, Miraut lançait.

Roy ricana :

– Vous l’entendez, vous ne nierez plus.

– Je n’ai jamais nié, répliqua Lisée, je nesavais pas et voilà tout.

– La cause est entendue, je m’en charge,menaça l’autre en s’en allant.

Quand la Guélotte connut l’affaire, laterrible affaire qu’elle apprit à la fontaine où elle lavait, pourl’heure, une savonnée, elle ne fit qu’un saut jusqu’à samaison.

– Je te l’avais bien dit ! Je te l’avaisbien dit ! tempêta-t-elle.

Et les lamentations, les larmes et lesimprécations reprirent, s’enflant, roulant, débordant sur la têtedu chasseur.

Il n’était évidemment plus question de tuerMiraut qui avait une valeur marchande et dont on avait refusé unegrosse somme d’argent, mais de chercher à le vendre.

– Tant que nous l’aurons, ce sera comme ça,ajouta-t-elle. Nous n’échapperons pas ! Tu es signalé partoutmaintenant, on nous tombera dessus : il nous ruinera.

La chose était grave.

Lisée gronda son chien et le menaça quand ilrevint le soir avec un bout de chaîne pendant à son collier. Pourplus de sécurité, il lui remit le bâton tombant devant les pattesqui entravait sa marche et empêchait sa course.

Cependant, une rage, une frénésie de chassesemblait avoir saisi la bête. Malgré cette entrave, huit joursaprès il repartit, du côté du Teuré, cette fois. Mais en entrantdans le taillis il dut s’empâturer quelque part dans des fourrés,s’accrocher, enrouler l’entrave et la chaîne autour de branches etde souches et se constituer prisonnier lui-même de la forêt. Dumoins, ce qu’on sut par la suite permit de supposer que les chosesavaient dû se passer ainsi, car aucun témoin ne put jamais conterla chose et l’on ne retrouva que dix mois plus tard, entortilléparmi des souches, son collier plus qu’aux trois quarts pourri,avec la chaîne et le bout de bois. Miraut, pour se libérer,arriva-t-il à le casser ? parvint-il, au prix de quelsefforts, à retirer sa tête de l’ouverture étroite ? Nul nesait ; toujours est-il que deux heures après son départ, sanscollier ni entrave, la tête bien dégagée et le cou libre, lesgendarmes de Rocfontaine lui tombaient dessus au moment où ilachevait de dévorer un jeune levraut qu’il venait de pincer aprèsune courte chasse mouvementée.

Les gendarmes dressèrent un tripleprocès-verbal : premièrement, pour vagabondage ;deuxièmement, pour manque de collier ; troisièmement, pourchasse en temps prohibé. Néanmoins, malgré leurs efforts, ils nepurent ramener au village le chien qui s’échappa en leur laissantla tête et une épaule de gibier, mais leur témoignage suffisait etLisée ne put nier, chacun ayant entendu Miraut.

Il est inutile de raconter en détail ce qui sepassa dans le ménage. La Guélotte pleura, sanglota, hurla,engueula, rossa le chien et supplia son homme de se débarrasser decette bête terrible, à n’importe quel prix, d’écrire sans retard auriche amateur qui, la saison d’avant, lui en avait offert une sibelle somme.

Le chien les ruinait, il n’y avait plus un soudans le ménage, il faudrait peut-être vendre une vache ou un cochonà demi engraissé pour payer les frais.

Cependant, Miraut rentrait, nullementcraintif, parfaitement joyeux, comme un brave chien à qui saconscience ne reproche rien et qui n’a fait que ce qu’il doitfaire. Et Lisée grondait bien et gueulait un peu, mais sansconviction, car il tenait à cette bête et l’aimait malgré tout, etsecrètement même l’excusait d’oser faire, quand cela lui disait, cequ’il n’osait pas toujours faire lui-même.

On dut, pour remplacer le collier perdu, enretrouver un autre. Julot le cordonnier, en bon et consciencieuxouvrier, le confectionna avec du cuir choisi, qu’il cousitsolidement, et, pour plus de sûreté cette fois, on attacha le chientout en lui remettant une nouvelle entrave.

Mais la malchance, c’est la malchance ;les précautions les plus minutieuses ne prévalent pas contre elleet, quand le Destin vous a posé sur la nuque sa poigne de fer, ilest inutile de regimber, il n’y a qu’à se soumettre et laisser lesévénements couler comme une onde mauvaise. Par une fatalitéterrible, Miraut ne sortait, ne s’échappait jamais que les jours oùles gardes et les gendarmes étaient en tournée du côté deLongeverne.

Et ce furent encore ces derniers qui, douzejours plus tard, le ramenèrent cette fois au village, entre euxdeux, ainsi qu’un malfaiteur de grand chemin.

– Vous avez eu de la chance, que nous noussoyons trouvés là, eurent-ils le toupet de dire à Lisée. Sans nous,votre chien aurait bien pu crever où il était.

Ils racontèrent alors comment Miraut, arrêtéde nouveau par son entrave et prisonnier dans un buisson, à moitiéétranglé, avait attiré leur attention par ses plaintes et seshurlements d’appel. Ils l’avaient, comme de juste, délivré, et, parla même occasion, pincé.

– Vous n’en serez aujourd’hui que pour unsimple procès-verbal de vagabondage, déclarèrent-ils, touchés toutde même par cette déveine aussi persistante et enfin convaincus dela parfaite bonne foi et de l’honnêteté de Lisée.

Cette fois, à la Côte, ce fut de la démence etde la rage. La Guélotte parla de se pendre dans la grange ou de senoyer dans l’abreuvoir si la maison n’était pas débarrassée de cefléau. Elle traita son mari de canaille, l’accusant des piresinfamies, disant qu’il lui « suçait le sang à petitfeu », qu’il voulait la faire mourir, qu’il était la risée dupays, que c’était une honte d’être aussi bête et bien d’autreschoses encore.

– Tu vas, exigea-t-elle, écrire au notairetout de suite et qu’il dise à son ami que Miraut est à vendre.

Lisée simula la défaite, griffonna une lettrequ’il partit immédiatement, affirma-t-il, mettre à la boîte, maisqu’il se garda bien d’envoyer, se disant qu’une fois la colèrecalmée et les événements un peu passés, l’autre n’y penserait plus.Cependant la Guélotte ne lâchait pas, elle s’étonnait de ne pasrecevoir de réponse et Lisée, pour la faire patienter, émettaitl’opinion que l’amateur était sans doute muni ou avait probablementchangé d’avis à ce sujet.

Il commençait à se tranquilliser lorsqu’unbeau jour, un homme du Val arriva au pays en voiture, mit soncheval à l’auberge, et demanda sa maison.

Il se présenta bientôt, et, après lessalutations d’usage, aborda nettement le but de sa visite.

– On m’a dit que vous aviez un chien àvendre.

Lisée, une seconde, en demeura muet destupeur, et il n’avait pas encore ouvert la bouche pour protesterque déjà sa femme, en ses lieu et place, répondait parl’affirmative. Il se ressaisit, protesta, déclarant que, si telleavait été un instant son intention, il avait depuis réfléchi etétait revenu sur une décision prise un peu trop à la légère.

Sa femme pâlit et le fixa d’un air effrayant.Il sentit venir l’orage et se prépara à tenir tête.

– Avec quoi le paieras-tu, hurla-t-elle, tondernier procès-verbal, dis, avec quoi ? Tu vendras une vachepeut-être ; nous serons obligés de nous séparer d’une de nosmeilleures bêtes ; nous nous priverons, je ne mangerai pas àmon saoul pour que tu conserves ici une charogne qui ne nous faitque des misères !

– C’est mon seul plaisir, répondit Lisée. Jen’ai pas besoin d’amasser, puisque nous n’avons pas de gosses, etje ne me soucie pas de laisser des terres et de l’argent à tesneveux qui se ficheront de moi quand je serai mort.

– Oui, saoule-toi encore, et moi ici jecrèverai de fatigues et de privations.

L’étranger, un peu gêné, essaya de s’excuserde la scène pénible qu’il provoquait en disant :

– J’en offrirais un bon prix.

– J’en ai refusé cinq cents francs, précisaLisée, cinq cents francs, vous m’entendez bien, pas plus tard quel’année dernière.

– Ça t’a bien réussi ! ragea la Guélotte.Combien en offrez-vous ? demanda-t-elle au visiteur.

– Vous n’en trouveriez certainement pas lamoitié à l’heure actuelle, affirma-t-il. D’abord, c’est un chiend’un certain âge, et puis nous ne sommes pas à l’ouverture.

– J’attendrai, répondit Lisée, qui voyait làune occasion d’atermoyer.

– J’en donne trois cents francs tout de même,se reprit l’autre. Songez-y ! Pour un chien, c’est quelquechose.

– Lisée, supplia sa femme, changeantd’attitude et les larmes aux yeux, pour l’amour de Dieu, aie pitiéde nous, aie pitié de moi ! Jamais tu ne retrouveras peut-êtreune telle occasion ; songe à la vache qu’il faudra vendre, dixlitres de lait par jour ! Songe que ce ne serait sûrement pastout, que les gardes t’en veulent, que les gendarmes t’épient,qu’ils nous feront tout vendre, qu’ils nous ruineront jusqu’audernier liard.

– Vous en retrouverez un autre facilement,insista l’acheteur.

Une larme, qu’il essaya de refouler, monta auxyeux de Lisée ; il se moucha bruyamment tandis que l’autreconcluait :

– Allons, topez là, et serrez-moi la main,c’est une affaire entendue. Allons boire un verre à l’auberge oùj’ai laissé mon cheval.

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