Les Fanfarons du Roi

XI – ASCANIO MACARONE DELL’QUAMONDA

Dom Simon de Vasconcellos, épuisé par lesémotions du jour précédent, avait dormi d’un profond sommeil. Quandil s’éveilla, le soleil était levé déjà depuis longtemps. Il ouvritles yeux et crut rêver encore.

Des poutres noires et sales se croisaientau-dessus de sa tête ; il apercevait le ciel à travers unecrevasse de la toiture. Autour de lui se montraient des objets nonmoins faits pour exciter la surprise d’un homme élevé jusque là ausein d’une magnificence presque princière : une table de boisà peine dégrossi soutenait des pots de terre et les restes d’ungrossier repas ; à dix pas de lui, suspendu à un clou, sebalançait un tablier de cuir couvert de taches de sang, et de labesace duquel sortait la longue lame d’un coutelas.

– Où suis-je ? murmura le fils deSouza en se frottant les yeux.

– Vous êtes auprès d’un serviteur dévoué,seigneur, répondit la rude voix de Balthazar, qui se montralui-même un instant après ; et c’est plus que ne peut dire SaMajesté dom Alfonse, dans son royal palais.

Simon fit effort pour se retrouver lui-même,et les brouillards du sommeil se dissipant peu à peu dans soncerveau, lui rendirent le souvenir des événements de la veille.

– Ce n’est donc point un rêve, dit-ilavec amertume ; et voilà la retraite que Castelmelhor m’alaissée !

– Plût à Dieu qu’il n’eût pas fait pis,seigneur…

– Oui… dona Inès, n’est-ce pas ?Oh ! il faut que je la voie, que je sache…

– Tranquillisez-vous : vous aurez deses nouvelles sans sortir d’ici. Hier soir, je suis retourné àl’hôtel et j’ai su que votre noble mère a renvoyé sans réponse cebrigand d’Antunez et sa suite. Votre fiancée ne sait pas mêmejusqu’où votre frère a poussé la perfidie.

– Qu’elle ne le sache jamais !s’écria Simon ; que personne au monde ne le sache,entends-tu !

– Seigneur, répliqua Balthazar, quelqu’unl’a deviné… Dona Ximena de Souza sait qu’elle n’a plus qu’unfils.

– Dieu m’est témoin que j’aurais voulului épargne cette douleur, dit Vasconcellos ; mais le tempss’écoule, Balthazar, et nul ne veille sur ma fiancée ; je vaissortir.

– Sous votre bon plaisir, vous allezrester seigneur.

– Prétendrais-tu me retenir malgrémoi ?

– Pourquoi pas ? prononçaflegmatiquement Balthazar.

– C’est trop d’audace aussi !s’écria Vasconcellos ; tu m’as servi, je le sais, je t’enremercie : mais vouloir me retenir prisonnier…

– Prisonnier, interrompit Balthazar,c’est le mot. Seigneur, il faudra que vous me passiez votre épée autravers du corps, avant de franchir ce seuil.

– Écoute, dit Simon impatienté, hier tuas usé de violence à mon égard, ton intention était bonne, maisaujourd’hui…

– Aujourd’hui encore, seigneur, monintention est bonne, et si la violence est nécessaire, je seraiforcé de l’employer. Mais auparavant, j’essayerai de la prière.

Il croisa les bras sur sa poitrine etcontinua :

– Ne vous ai-je pas dit, seigneur, que jevous aime à la fois comme mon maître et comme mon fils ? Pourmon maître, je puis mourir, pour mon fils, je dois penser et avoirde la prudence. Ne croyez-vous donc pas à mon dévouement,Vasconcellos ?

– J’y crois, répondit le jeune homme,cachant son émotion sous l’apparence de la mauvaise humeur tondévouement est grand, mais il est tyrannique, et…

– Et je ne veux pas que les gens dufavori s’emparent de vous comme d’une proie facile ! Non,c’est vrai… Mais vous-même, dom Simon, êtes-vous donc en cette viesi libre de tout devoir que vous ayez le droit de jouer ainsi votreliberté pour un vain caprice ? N’avez-vous pas juré la ruinedu traître qui fait de notre roi un tyran ?

– Silence ! dit impérieusementVasconcellos. Pas un mot contre le roi ! Tu as raison, j’aijuré ; ce souvenir que tu me rappelles est plus puissant quetes violences ou tes prières : je resterai.

– À la bonne heure ! moi, je vaislaisser là pour aujourd’hui mon tablier de boucher et reprendre monancien uniforme de trompette de la patrouille royale. Soyeztranquille, seigneur, s’il se machine quelque trahison nouvellecontre vous ou dona Inès de Cadaval, je la découvrirai, et ce qu’unhomme peut faire, je le ferai pour la déjouer.

Balthazar se disposa à sortir.

– Que font les bourgeois deLisbonne ? demanda tout à coup Simon.

– Ils attendent vos ordres.

– Peut-on compter sur eux ?

– Jusqu’à un certain point.

– Sont-ils braves ?

– S’ils sont dix contre un, ils aurontpeur, mais ils frapperont.

Vasconcellos parut réfléchir.

– Je suis exilé, dit-il après unsilence ; je veux obéir à la sentence du roi : mais j’aifait un serment, et je veux aussi l’accomplir. Que les bourgeois deLisbonne se tiennent prêts. Cette nuit, s’ils me secondent, ilsseront délivrés du tyran subalterne qui les a si souvent abreuvésd’outrages ; cette nuit, nous attaquerons cette garde honteusequi déshonore et souille la demeure du Souverain… Veux-tu portermes ordres aux chefs de quartier ?

– De grand cœur.

Simon tira ses tablettes et écrivit plusieursbillets qu’il remit à Balthazar.

– Et maintenant, seigneur, au revoir, ditcelui-ci ; je prévois que ma journée ne sera pas oisive, et jeme hâte de la commencer.

À peine Balthazar, sortant de chez lui,mettait-il le pied dans la rue, qu’il aperçut de loin AscanioMacarone. Celui-ci le vit également, et tous deux eurent à la foisla même pensée.

– Voilà l’homme qu’il me faut ! sedirent-ils.

Balthazar cherchait en effet un valet dupalais, un de ces personnages habitués à tremper dans toutes lesintrigues de haut et bas étage, car il avait besoin d’apprendre lesnouvelles courantes, dans l’intérêt de Vasconcellos et de donaInès. Ascanio Macarone, de son côté, était en quête d’un homme enmême temps robuste et intrépide, osant tout, capable de toutexécuter ; ils ne pouvaient mieux rencontrer l’un etl’autre.

L’Italien continua de s’avancer d’un airindifférent, la tête au vent, la main sur la garde de son épée etle feutre sur l’oreille ; il fredonnait quelque refrain deballet de maître Jean-Baptiste Lulli, surintendant de la musique duroi de France, et semblait penser à toute autre chose qu’à aborderBalthazar. Celui-ci lui donna en passant le salut qu’un militaireaccorde à son camarade, et poursuivit son chemin.

– Par le violon de ce cher monsieur deLulli, dont je chantais tout à l’heure une courante ! s’écriale Padouan, n’est-ce pas là mon bon compagnon le trompetteBalthazar ?

– Lui-même, seigneur Ascanio.

– En conscience, on pourrait ne te pointreconnaître il y a si longtemps qu’on ne t’a vu !

– J’étais avant-hier sur la grande place,dit Balthazar, en montrant sur sa joue la blessure que lui avaitfaite l’épée du favori.

– Et c’est cette égratignure qui t’a faitgarder la chambre depuis, deux jours ? Peste !auriez-vous fait un héritage, seigneur dom Balthazar, que vouspuissiez prendre ainsi du loisir ?

– Et que s’est-il passé pendant ce tempsau palais ? demanda Balthazar, au lieu de répondre.

Le Padouan frappa sur son gousset plein depièces d’or.

– Bien des choses, mon brave, bien deschoses ! répondit-il.

– Contez-moi donc cela, seigneur Ascanio,reprit Balthazar.

– Mon ami, tu me donnes l’occasion defaire ce que nous autres gentilshommes de la cour de Franceappelons un calembour… cela ne se conte pas, ajouta-t-il d’un tonprécieux, en tirant une vingtaine de pistoles de sa poche :cela se compte ! M. de Voiture m’aurait enviécelui-là.

– De l’or ! dit Balthazar, vous avezdû beaucoup travailler pour gagner tout cela ?

– Peuh ! une misère ! J’aiprêté un peu l’épaule à Vintimille, qui m’a mis à même, en retour,de faire une figure convenable à ma naissance… et toi, tu astoujours le diable dans ta bourse, mon pauvre compagnon ?

– J’ai cinq réaux, seigneur Ascanio, maisj’en dois six.

– J’ai su ce que c’était qu’unréal ; je l’ai oublié. Veux-tu gagner cinqquadruples ?

– Je n’ai jamais su ce que c’était qu’unequadruple, je l’apprendrai ; je veux bien.

– Sans savoir ce qu’il te faut faire enéchange ?

– Combien font cinq quadruples !

– Vingt pistoles.

– Sans savoir.

– Voilà qui est parlé ! s’écriaMacarone en riant.

Balthazar garda son imperturbable sérieux. Ilétait simple et ne connaissait point la ruse ; mais dans cettelutte de paroles, son sang-froid lui donnait un avantage évidentsur l’Italien, bavard et étourdi. Depuis le commencement del’entretien, il avait deviné qu’Ascanio avait en tête quelqueprojet patibulaire et devant se rapporter à l’homme que sondévouement, à lui, voulait couvrir.

Ascanio n’avait pas compté réussir aussifacilement ; il connaissait Balthazar et s’était souvent moquéde ce qu’il appelait ses préjugés ; néanmoins, il ne pritpoint de défiance. Profondément corrompu lui-même, il ne pouvaits’étonner de la corruption d’autrui. Seulement ce facile succès luidonna à réfléchir, et il pensa que Balthazar, moins dépourvud’astuce qu’il n’en avait l’air, avait caché son jeu jusque-là.C’était un titre à son estime.

– Touche là, reprit-il. Je voudrais teprendre au mot et te mener les yeux bandés, comme dans les beauxrécits de M. de la Culprenède, aux lieux où tu devrasagir ; mais c’est impossible. Il faut que je te mette au fait.Il y a de par le monde une jeune senhorita qui a nom Inès deCadaval… Écoute bien.

Cette recommandation était complètementsuperflue.

– Elle est jolie, poursuivit Ascanio,plus jolie que la rose à peine éclose, comme eût dit le charmantauteur de la Sylvie, un nourrisson des muses que j’aifréquenté à l’hôtel de Soubise ; elle est pure et candide… jeveux l’enlever.

– Tu veux l’enlever ? répétafroidement Balthazar.

L’Italien prit le bout de sa moustache entrel’index et le pouce, et le tordit en souriant d’un air de suprêmeimpertinence.

– Mon brave, dit-il, je te paye, ne metutoie pas. Oui, je veux l’enlever.

– Ah ! fit Balthazar, et c’est moiqui ?…

– Comme tu dis, c’est toi qui… Cela teconvient-il ?

– Pourquoi pas ?

En prononçant ce mot favori avec son calmehabituel, Balthazar releva son regard sur Ascanio. Il faut croirequ’il y avait dans ce regard quelque chose qui ne plut pas au beaucavalier de Padoue, car il fit un pas en arrière et prit un airsoupçonneux.

– Veux-tu des arrhes ?demanda-t-il.

– Sans doute ; mais je veux aussiune explication. Il ne faut rien dire ou tout dire, seigneurAscanio : il n’y a pas de milieu. Vous avez commencé,finissez.

– Tu n’espères pas, je pense, que je tedise le nom de mon puissant et très noble patron ?

– Si fait : on aime à savoir pourqui l’on travaille.

– Je l’ignore moi-même.

– Alors, seigneur Ascanio, je vais aupalais de ce pas trouver Louis de Souza, comte de Castelmelhor, etlui dire que certain Padouan, valet de Conti, projette d’enlever lafemme que ce même Conti a promise à ce même Louis de Souza, hier aubosquet d’Apollon.

– Comment ! balbutia Macarone aucomble de la surprise, tu sais cela ?

– Ne pensez-vous pas que Conti, pour sedisculper fera pendre le Padouan dont je parle, et que le pauvreBalthazar recevra plus de cinq quadruples pour sarécompense ?

– Je t’en donnerai dix.

Balthazar retint une exclamation de mépris quise pressait sur sa lèvre, et dit avec simplicité :

– Vous avez, seigneur Ascanio, desarguments sans réplique. Où se fera le coup ?

– C’était pour marchander, pensal’Italien ; il est plus intelligent qu’il n’en a l’air… Lelieu est incertain, ajouta-t-il tout haut, mais c’est pour cettenuit, pendant la chasse royale.

– Ah ! il y a chasse royale ?prononça lentement Balthazar ; alors nous travaillerons cesoir pour le roi ?

Le visage du Padouan prit une expressionéquivoque, tandis qu’il répondait :

– Tu as été bien longtemps à devinercela, mon brave.

– Qu’importe, si j’ai fini par ledeviner ? À ce soir, seigneur ; vous pouvez compter surmoi.

Balthazar tourna le dos et voulut se retirer,pensant qu’il n’aurait qu’un mot à dire à la comtesse pour prévenirle mal ; mais le Padouan lui saisit le bras :

– Halte-là, s’il vous plaît !dit-il ; tu sais trop bien où trouver Castelmelhor, pour queje te quitte d’une semelle aujourd’hui.

Il appliqua un sifflet à sa lèvre et soufflade toute sa force. Aux deux extrémités de la rue parurent presqueaussitôt des Fanfarons du roi.

– Ce n’est pas à ton intention, monbrave, que j’avais pris ces précautions, continua Macarone ;j’attendais ici un jeune gentilhomme que les espions de Conti ontsuivi hier jusque dans cette rue, et que je suis chargé d’arrêter.C’est Simon de Vasconcellos, celui qui insulta Conti, tusais ?

– Je sais… Mais prétendrais-tu me retenirprisonnier ?

– Quelque chose d’approchant, jusqu’à cesoir, pour que Castelmelhor ne se vienne point jeter entre nous etson frère.

Balthazar eut un instant l’idée de résister,mais le souvenir de Simon l’arrêta.

– Je succomberais sous le nombre, sedit-il, et je succomberais sans le sauver !

– Ne crains rien, reprit Ascanio, nous teferons une agréable captivité. Tu auras pour prison la cantine deschevaliers du Firmament, et si cela peut t’être agréable, jet’enverrai ta femme pour te désennuyer.

– Tout cela change la question, ditBalthazar d’un air d’insouciance. Une journée est bientôt passée,et le bon vin a son prix. Je vous suis, seigneur Ascanio.

L’Italien ramena son captif au palais et tintsa promesse. Balthazar eut du bon vin et on lui envoya sa femme. Onne peut songer à tout, et le beau cavalier de Padoue oublia dedéfendre à cette dernière la sortie du palais. Aussi prit-ellebientôt le chemin de Lisbonne, chargée des lettres de Vasconcellospour les chefs de quartier et d’un billet de Balthazar pour donaXimena, comtesse de Castelmelhor.

Le premier soin d’Ascanio, en arrivant aupalais, fut de se faire annoncer chez Conti, qui ordonna qu’onl’introduisît sur-le-champ.

– Votre Excellence, demanda le Padouan,a-t-elle fait sa part de besogne ? Aurons-nous chasse royalece soir ?

– Ceci n’est pas une question, réponditle favori ; quand il y a une extravagance à faire, Alfonseest-il jamais en retard ? Mais toi, as-tu réussi ?

– Au-delà de mon espoir. J’ai trouvé unhomme qui, lui tout seul, arracherait une proie défendue par dixcombattants et qui saurait la garder quand dix combattantsessayeraient de la lui ravir.

– C’est un phénix que cet homme.

– Vous le verrez à l’œuvre. Au milieu dutumulte, dona Inès disparaîtra. L’homme qui l’aura enlevée ne serapoint un ravisseur, mais un libérateur qui l’amènera en sûreté sousla puissante protection de Votre Excellence…

– C’est merveilleusement combiné !s’écria Conti. Je devine ton plan !

– Et le moins qu’elle puisse faire, danssa reconnaissance pour son généreux sauveur qui n’exigera rien,mais qui laissera voir respectueusement sa flamme…

– Ce sera de lui donner sa main, ditConti.

– Alors, salut à vous, seigneur duc deCadaval ! s’écria emphatiquement le Padouan.

– J’en accepte l’augure, et tu n’auraspas à te repentir d’avoir prêté la main à ma fortune. La tienne estfaite.

Ascanio se retira la joie au cœur, et sevoyant déjà maître des richesses et dignités que la gratitude dufavori ne pouvait manquer de faire pleuvoir sur lui.

Quand il fut sorti, Vintimille se prit àréfléchir. Voici quel fut le résultat de sa méditation :

– Cet aventurier de bas étage,murmura-t-il, tranche de l’indispensable ! Quand je serai ducde Cadaval, je l’embarquerai pour le Brésil, à moins que je netrouve l’occasion de lui donner un logement à vie dans les cellulesdu Limoeïro. Voilà une affaire réglée.

Le Limoeïro était la Bastille de Lisbonne.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer