Les Fanfarons du Roi

III – LE COUVENT DA MAÏ DE DEOS

Le couvent de la Mère de Dieu de Lisbonne,situé vis-à-vis du palais Xabregas, résidence royale, était unvaste édifice, présentant un carré long à l’extérieur, et, àl’intérieur, un ovale ou cloître circulaire, formé par une doublecolonnade. La reine Louise, moitié souveraine et moitié récluse,avait fait construire une galerie couverte qui communiquait ducouvent au palais de Xabregas. De Cette façon, elle pouvaitconsacrer à Dieu tous les instants que ne lui prenaient pas lessoins de son gouvernement.

Elle habitait au couvent une chambre qu’on nepeut appeler cellule à cause de son étendue, mais dontl’ameublement sévère n’avait rien à envier aux retraites modestesdes religieuses : un lit, quelques chaises, un prie-Dieudevant un crucifix, et l’image de saint Antoine, patron deLisbonne, meublaient seuls cette pièce, dont les murailles,couvertes de vieux écussons où dominait la croix de Bragance,absorbait le terne rayon de lumière qui pénétrait à grand’peine parune haute fenêtre à vitraux.

C’est dans cette chambre que nous trouvonsdona Louise de Guzman, mère du roi Alfonse, veuve du roi Jean etrégente de Portugal.

À cette époque de 1662, les jours de lavieillesse étaient venus pour elle ; mais les années, endonnant un reflet d’argent à ses cheveux, n’avaient pu altérer lanoblesse de son port ni la fière expression de sa physionomie. Elleétait belle encore, de cette beauté qui ne brille de tout sonlustre que sous un diadème. On devinait en elle la femme au cœurrobuste, qui, au jour du danger, avait dégainé le glaive de sonépoux dont la main hésitait ; la femme qui avait conquis untrône, et qui s’était assise sur les degrés de ce trône en humbleépouse, en sujette fidèle.

À ses côtés étaient deux femmes, dont l’unearrivée aux limites de l’âge mûr, mais conservant une remarquablebeauté, offrait avec la reine une certaine ressemblance :c’était la même sévérité d’aspect, la même fierté de regard.

Elle se nommait dona Ximena de Vasconcellos ySouza, comtesse de Castelmelhor.

L’autre était une jeune fille de seize ans.Son gracieux visage disparaissait presque sous un demi-voile dedentelle noire. Elle regardait la reine à la dérobée ; alorsses joues devenaient pourpres, et son œil exprimait une vénérationprofonde mêlée de crainte et aussi d’amour. Dona Inès de Cadaval,fille unique et orpheline dus duc de ce nom, était la plus richehéritière du royaume. Sa parente, la comtesse douairière deCastelmelhor, qui était aussi de la maison de Cadaval, l’avait entutelle depuis deux ans.

Dona Ximena était agenouillée près de lareine, qui tenait sa main pressée entre les siennes ; Inèss’asseyait sur un coussin, à leurs pieds.

– Ximena, disait la reine, qu’il y alongtemps que je désirais te revoir, ma fille ! Hélas !toi aussi, te voilà veuve maintenant…

– Votre Majesté et le roi, son fils, ontperdu un sujet fidèle, dit la comtesse, qui tâcha de garder son aircalme et grave, mais dont une larme sillonna lentement lajoue : moi, j’ai perdu…

Elle ne put achever ; sa tête tomba sursa poitrine. La reine se pencha et mit un baiser sur son front.

– Merci, merci, madame, dit la comtesseen se redressant ; Dieu m’a laissé deux fils.

– Toujours forte et pieuse ! murmurala reine ; Dieu l’a bénie en lui donnant des fils dignesd’elle… Parle-moi de tes fils, ajouta-t-elle ; seressemblent-ils toujours comme au temps de leur enfance ?

– Toujours, madame.

– De cœur comme de visage, j’espère…c’était une étonnante ressemblance ! Moi qui tins dom Louissur les fonts du baptême, je ne pouvais le distinguer de sonfrère : c’était la même figure, la même taille, la même voix.Aussi, ne pouvant reconnaître mon filleul, je me suis prise à lesaimer tous les deux également.

La comtesse lui baisa la main avec unerespectueuse tendresse, et dona Louise reprit :

– Je les aime, parce qu’ils sont tesfils, Ximena. N’est-ce pas toi qui as élevé dona Catherine, monenfant chérie ? Tandis que les soins du gouvernementm’occupaient tout entière, tu veillais sur elle, toi, tu luiapprenais à m’aimer… Ce n’est pas vous qui me devez de lareconnaissance, comtesse !

En achevant ces mots, dona Louise passa samain sur son visage. C’était encore là un sujet pénible pour cettegrande reine, dont la vieillesse devait être si malheureuse.Catherine de Bragance, sa fille, venait de partir pour Londres, ets’asseyait maintenant aux côtés de Charles Stuart sur le trôned’Angleterre. On sait si cette union fut triste et remplied’amertume pour Catherine. Peut-être quelque missive d’elleétait-elle déjà venue annoncer à sa mère les chagrins de la jeunereine et les insultants dédains de son mari Charles II.

– Moi aussi, j’ai deux fils, reprit lareine en soupirant. Plût au ciel qu’ils se ressemblassent !car mon Pedro est un loyal gentilhomme.

La comtesse ne répondit pas.

– L’autre aussi, l’autre aussi !s’empressa d’ajouter la reine ; je suis injuste enversAlfonse, auquel je dois respect et obéissance, comme à l’héritierde mon époux. Il fera le bonheur du Portugal… Vous ne dites rien,comtesse ?

– Je prie Dieu qu’il bénisse le roi domAlfonse, madame.

– Il le bénira, ma fille. Alfonse est bonchrétien, quoi qu’on dise, et…

– Quoiqu’on dise !… répéta lacomtesse avec surprise.

– Tu ne sais pas cela, toi, reprit lareine, dont la voix commença à trembler. Il y a si longtemps que tuvis loin de la cour ! On dit… des avis secrets me sont venus…des calomnies, ma fille !… on dit qu’Alfonse mène une viecoupable ; on dit…

– Ce sont des mensonges !

– Oui, oui… et pourtant… Oh ! tul’as dit, ma fille, ce sont des mensonges, des calomnies répanduespar l’Espagne !

– Peut-être, dit timidement la comtesse,Votre Majesté aurait-elle pu approfondir ces bruits…

Elle se tut. La reine la regardait fixement.Il y avait du désespoir et de l’égarement dans ses yeux.

– Je n’ai pas osé ! murmura-t-elleavec effort. Je l’aime tant ! Et puis, c’est faux, je le sais…Le sang de Bragance est pur et ne fait battre que de vaillantscœurs, madame, entendez-vous ! Ils mentent, ils mentent, lescalomniateurs et les infâmes !

Dona Louise prononça cas mots d’une voixbrisée. Vaincue par son émotion, elle se laissa tomber en arrièreet ferma les yeux. La comtesse et sa pupille s’empressèrentaussitôt autour d’elle.

– Laissez, dit la reine, on ne s’évanouitplus quand, depuis des années, on est faite à la souffrance.Pardon, comtesse, je vous ai attristée, ainsi que cette pauvreenfant… Mais cette pensée est si affreuse ! Je ne les croispas, je ne veux pas les croire ; il faudrait que quelqu’un enla foi de qui j’ai pleine confiance, toi, par exemple, Ximena, toiqui n’as jamais menti, vînt me dire que mon fils a manqué, à sesdevoirs de roi et de gentilhomme, qu’il a forfait àl’honneur ! Alors… mais tu ne me le diras jamais, n’est-cepas ?

– À Dieu ne plaise !

– Non, car je te croirais, toi, Ximena,et je mourrais.

Il se fit un long silence, la comtesse, saisied’une respectueuse pitié, n’osait interrompre sa souveraine.Celle-ci parut enfin se réveiller tout à coup, et, s’efforçant desourire :

– En vérité, ma belle mie, dit-elle ens’adressant à dona Inès, nous vous faisons là une lugubreréception… Comtesse, vous avez une charmante pupille, et je vousremercie de l’avoir amenée à la cour du roi, mon fils. Si haute quesoit sa naissance, nous tâcherons de ne point la mésallier.

Inès, dont le beau visage s’était couvert derougeur, pâlit à ces derniers mots.

– Qu’est-ce à dire ? reprit lareine, le front de la senorita se couvre d’un nuage. Aurait-elle ledésir d’entrer en religion ?

– S’il plaît à Votre Majesté, dit lacomtesse, Inès de Cadaval est la fiancée de mon plus jeunefils.

– À la bonne heure ! Ne vousdisais-je point, ma mie, qu’il n’y aurait point pour vous demésalliance ? Cadaval et Vasconcellos ! Il n’est pointaisé d’unir deux plus nobles races… Mais l’aîné de Souza ?

– L’aîné, madame, mon fils dom Louis estcomte de Castelmelhor, et, ce qui mieux est, il a l’honneur d’êtrevotre filleul… L’autre n’avait rien, et dona Inès l’a choisi.

– Comte de Castelmelhor ! c’est unfier titre, Ximena, et qui ne fut jamais porté par un traître… Monfilleul Louis doit être un noble cœur, n’est-ce pas ?

– Je l’espère, madame.

– Heureuse mère ! dit la reine ensoupirant.

Ce mot lui rendit toute sa préoccupation.Avant qu’elle eût repris la parole, la cloche du couvent sonnal’office du soir, et les trois dames entrèrent à la chapelle.Chacun devine ce que dona Louise de Guzman demanda à Dieu cesoir-là, mais Dieu ne l’exauça point. Alfonse de Portugal étaittrop bien surveillé par son favori, pour avoir le temps de serepentir.

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