Les Fanfarons du Roi

XIX – LA CELLULE

L’homme que jusqu’ici nous avons appelé lemoine, et qui n’était point connu à Lisbonne sous un autrenom, se trouvait seul dans une pièce de moyenne grandeur et presquenue, qui dépendait de l’appartement de Ruy de Souza de Macedo, abbémitre des bénédictins de Lisbonne.

Par la faveur spéciale du Seigneur abbé, il nemenait point la vie des autres religieux. Il n’y avait point à lachapelle de confessionnal qui portât son nom écrit en lettresgothiques sur le chêne noirci de l’étroit frontispice. Jamais on nel’avait vu célébrer le saint sacrifice de la messe ; et quandsonnaient vêpres ou matines, sa place au chœur restait vide biensouvent.

Il se promenait lentement et de long en largedans sa cellule au moment où nous y entrons. Sa bouche murmurait detemps à autre des mots inarticulés. Était-ce une prière àDieu ? était-ce le résultat d’une préoccupationmondaine ?

Bien que le Moine fût un bon chrétien etservit Dieu comme il faut, nous penchons pour la seconde hypothèse,et le lecteur sera de notre avis, quand il saura que le révérendpère, depuis sa visite à Fanshowe, avait rendu ses devoirs au roi,entretenu l’infant, et passé une heure en secrète conférence avecle comte de Castelmelhor.

Chez ces trois personnages, si haut placés,quoique diversement, il avait été accueilli avec un égal respect.Ce pauvre Alfonse lui-même avait fait trêve à ses imbécilespasse-temps pour lui demander sa bénédiction.

En quelque lieu que ce fût, en présence du roilui-même, le Moine gardait l’énorme capuchon qui couvraitentièrement son visage. Nul ne pouvait se vanter d’avoir jamaisdistingué ses traits. On apercevait seulement, au fond du sombreentonnoir formé par sa cagoule, l’éclair ardent et dominateur deson œil noir et les mèches ondées de sa barbe blanche.

Quand il passait dans les rues, lesgentilshommes s’inclinaient, les bourgeois portaient la main à leurfeutre, et le peuple baisait le bas de son froc : lesgentilshommes le craignaient ; il intriguait lesbourgeois ; sur un geste de sa main, le peuple eût mis le feuà Lisbonne.

Or, le peuple avait singulièrement grandi enforce et en audace pendant les sept années qui venaient des’écouler.

Il était arrivé à Lisbonne ce qui arrive entoute cité aux jours de misère. La noblesse était restée debout ous’était retirée dans ses domaines ; mais la bourgeoisie,décimée par la détresse, avait grossi la masse du peuple. Tel quinaguère faisait l’aumône, vivait à présent de charité.

La cour, dont les finances étaient au pillage,ne pouvait venir en aide au malheur public. Les couvents quêtaientbeaucoup, donnaient davantage sans combler le trou de misère. Lesgrandes familles avaient peine à soutenir leur rang, et d’ailleurs,la plupart d’entre elles, froissées par le favori et mal en courqu’elles étaient, avaient intérêt à précipiter le moment de lacrise.

Aussi c’était pitié de voir le dénûment absoluoù languissaient non-seulement les gens sans aveu, mais les petitsmarchands et les corps de métiers. Chacun, parmi ce qui restait deriches bourgeois, avait condamné la serrure de son coffre-fort. Lesplus égoïstes, qui se proclamaient les plus prudents, avaient ferméla porte de leur boutique et congédié leurs ouvriers.

De ce nombre était, bien entendu, l’honnêteGaspard Orta Vaz, doyen de la corporation des tanneurs, apprêteurs,corroyeurs, peaussiers et mégissiers de Lisbonne. Ses ouvriers,réunis à ceux d’une foule de ses confrères, formaientd’innombrables troupes de vagabonds qui étaient de fait les maîtresde la ville. Leur maître, à eux, était le Moine.

Le Moine était roi de tout ce peuple, parceque tout ce peuple vivait par lui, par lui seul. Il l’avait acheté.Ses bienfaits de tous les jours remplaçaient la prospérité passée.Ses émissaires, qui étaient nombreux et infatigables, avaient desconsolations pour toutes les infortunes, des soulagements pourtoutes les misères.

Et quand ils avaient changé les larmes enjoie, ils disaient :

– Cet or qui apaise votre faim, quiguérit vos blessures, qui sèche les pleurs de vos femmes, quicouvre la nudité de vos enfants, cet or appartient à notre seigneurqui est le moine. Soyez reconnaissants et attendez l’heureoù il aura besoin de vous.

Et ce peuple, sans cesse désespéré et sanscesse rendu à la vie, se prenait d’un fougueux dévouement pour lamain, toujours la même, qui s’ouvrait, bienfaisante, entre lui etla misère. Il aimait d’autant plus ici qu’il haïssait davantageailleurs, et ne savait trouver, si loin que pussent porter sesregards, aucun autre objet à respecter ou à chérir.

Le roi était fou et cruel dans sa folie ;l’infant, retiré dans son palais, passait pour un noble jeunehomme, mais n’avait point su s’entourer de ce prestige que donned’ordinaire une infortune fièrement supportée. Il gardait unsilence chagrin, opposait une froide apathie aux insultescontinuelles du favori, et semblait absorbé dans l’admiration,pleine de tendresse chevaleresque et de profond respect qu’ilportait à la jeune reine.

Cette malheureuse princesse elle-même, sivertueuse, si accomplie, était peu connue de la multitude. Onmaudissait Alfonse pour les indignes traitements qu’il lui faisaitsubir, mais après tout, elle s’était dépourvue en cour de Rome pourfaire déclarer nul son mariage, et les respects de la noblesseavaient de quoi la consoler.

Enfin, Castelmelhor, le favori, était odieuxau peuple comme l’est tout tyran subalterne. On avait oublié samagnifique naissance ; on ne lui tenait point compte de sesbrillantes qualités ; on ne voyait en lui que le favori, etc’est à peine si Vintimille lui-même, au temps de sa puissance,avait été aussi universellement détesté.

Aussi le peuple attendait, il attendaitimpatiemment que l’heure fût venue. Et alors, quel que pût êtrel’ordre émané de la bouche du Moine, le peuple comptaitl’exécuter.

Cet étrange et absolu pouvoir s’augmentaitencore de tout le mystère qui entourait le Moine. Nul n’avait vuson visage. Quand il répandait des bienfaits par lui-même, ilentrait, consolait et disparaissait ; on connaissait seulementla forme de son froc ; on se souvenait des sons graves etpénétrants de sa voix ; on gravait ses paroles au fond ducœur, et le pacte mystérieux se trouvait resserré. Comment lesdivers partis qui divisaient le Portugal n’auraient-ils pas redoutéun pareil homme ? Cependant aucun de ces partis ne lui étaitprécisément hostile. Quelques-uns même servaient, sans s’en douter,son influence, et tous le ménageaient.

Nous avons vu Fanshowe lui ouvrir bénévolementses coffres, et nous pouvons dire tout de suite que l’or del’Angleterre formait la meilleure part de la somme presqueincroyable qu’il fallait réaliser chaque jour pour nourrir ainsitout un peuple.

Fanshowe avait, comme nous pourrons le voir,une entière confiance dans le Moine, qu’il croyait intéressé ausuccès de l’Angleterre. Castelmelhor, au contraire, qui,reprochable en plusieurs points, gardait du moins le mérite devouloir, à tout prix, affranchir le Portugal de la dominationanglaise avait ses raisons pour penser que le Moine haïssait autantque lui les Anglais et leur politique pestiférante. Cette aversioncommune les rapprochait.

D’ailleurs, on ne connaissait pas plus lapensée du Moine que son visage. C’était un homme de paix, prêchantla concorde sans relâche, mais prévoyant la guerre et s’y préparantde longue main. Une fois la guerre allumée entre ces factionsrivales, à qui porterait-il son secours ? chacun espérait poursoi ; mais, en définitive, nul ne savait.

Un seul n’espérait point en lui : c’étaitAlfonse de Bragance, qui n’espérait en personne, parce qu’iln’avait garde de se croire menacé. Ce malheureux prince avaitconsidérablement fléchi depuis quelques années. Sa folie avait prisun caractère de tristesse profonde. S’il se réveillait parfois,c’était pour accomplir quelque extravagance perfidement conseillée.Ses chevaliers du Firmament étaient devenus une sorte de gardeprétorienne qui joignait l’insolence à la trahison. Dans l’opinionde tous, il était notoire qu’Alfonse n’avait pas un seul sujetfidèle, disposé à le défendre au jour du péril.

L’opinion se trompait. Alfonse avait unadhérent, un seul, mais celui-là en valait mille et desmilliers : c’était le Moine.

Ceux qui auraient été à même d’observer deprès ce mystérieux personnage eussent vu que le lien quil’attachait au roi ne partait point du cœur et avait toutel’inflexibilité d’un rigoureux devoir. Ils auraient découvert enmême temps que ce devoir était sans cesse combattu dans sonaccomplissement par un sentiment difficile à vaincre, impossiblepeut-être. La vie du Moine était en effet un long combat, sanstrêve ni relâche. Son cœur, d’accord avec sa raison, battait enbrèche sa conscience. Il luttait franchement et de tout sonpouvoir, mais désirait à peine remporter la victoire. C’était undévouement imposé, fatal. On eût dit, que contre son gré, par excèsd’honneur, il accomplissait la lettre insensée d’un serment qu’ilaurait voulu mettre en oubli.

Car servir le roi, ce n’était point peut-être,à cette triste époque, servir le Portugal. Le Moine savaitcela ; mais il demeurait ferme dans son silencieux et obstinédévouement. Il espérait peut-être qu’Alfonse se redresseraitquelque jours et s’appuyant sur lui chasserait de Lisbonne et duPortugal tous ces factieux qu’encourageait la faiblesse royale.Alors il eût appelé le peuple, son peuple à lui, le peuple qu’ils’était inféodé par ses bienfaits. Il lui eût montré l’ennemi commeon montre au dogue le sanglier qu’il doit terrasser. Il lui eûtdit :

– L’heure est venue, faites la place auroi !

Mais à une proposition semblable, Alfonse, levalétudinaire enfant, eût frémi de tous ses membres. Il n’avaitparlé haut qu’à la reine.

Le Moine savait encore cela ; il lesavait mieux que toute autre chose ; car lorsqu’il venait àsonger aux outrages qu’Isabelle de Savoie-Nemours avait reçus, unéclair d’indignation scintillait sous son froc, et il maudissait enfrémissant le frein qui le retenait.

Deux choses pouvaient sauver lePortugal : l’avénement légitime de l’infant ou la dictature deCastelmelhor. Le Moine avait songé souvent à réaliser la premièrehypothèse. Il voyait alors la reine, débarrassée par la cour deRome des liens qui l’unissaient à Alfonse, s’asseoir, reine par unnouveau choix, aux côtés de dom Pierre de Portugal.

Cette pensée remplissait son cœur de joie,mais aussi de tristesse, et si la joie l’emportait enfin, c’estqu’il se disait :

– Elle serait heureuse…

C’étaient là ses réflexions de toutes lesheures. Elles l’occupaient encore au moment où nous le retrouvonsparcourant à grands pas sa cellule.

Seul, et ne craignant point les regardsindiscrets, il avait jeté en arrière sa cagoule.

C’était un jeune homme. La barbe blanche quicouvrait sa lèvre supérieure et son menton contrastait étrangementavec la chevelure noire qui tombait en boucles larges et lustréessur ses épaules. Il y avait à son front quelques rides, mais cen’étaient point de celles que creuse l’âge, et le feu tout juvénilede son regard disait assez qu’elles n’avaient pour cause que lessoucis ou le malheur.

– L’Espagne d’un côté, murmurait-il enprécipitant sa promenade ; l’Angleterre de l’autre… Au dedans,la guerre civile imminente ; un roi plus mort que s’il dormaitdans la tombe, la trahison qui veille. Et la reine ! la nobleIsabelle jetée hors du trône !…

Cette dernière pensée l’arrêta brusquement. Ilajouta néanmoins, comme pour écraser par un dernier argument uncontradicteur imaginaire :

– Qui sait si la France ne voudra pointvenger un pareil outrage ?

Il allait conclure, lorsque plusieurs voix sefirent entendre à la porte de sa cellule. On frappa.

Le Moine rejeta vivement son capuchon sur sonvisage et ouvrit. Une douzaine d’hommes de costumes divers, parmilesquels se trouvaient quelques uniformes et des livrées auxcouleurs de plusieurs nobles maisons, entrèrent.

Tous en passant le seuil, se découvrirentrespectueusement et restèrent rangés près de la porte ; leMoine les salua de la main.

Le premier arrivé marcha vers lui et lui parlaà voix basse. Il portait la livrée de Castelmelhor.

– Le seigneur comte, dit-il, a appris laprésence à Lisbonne de son frère dom Simon. Il paraît s’inquiéterbeaucoup de ce retour.

– C’est bien, répondit le Moine ;après ?

– Voilà tout.

Le valet de Castelmelhor passa et fut remplacépar un Fanfaron du roi.

– Seigneur, dit-il le capitaine Macaroneveut se vendre, lui et la patrouille royale, à l’Angleterre.

– Que disent vos camarades ?

– Ils demandent combien on lespayera.

– Rendez-vous de ce pas chezCastelmelhor, dit le Moine, et dénoncez-lui ce complot.

– Que me veut Votre Révérence ? ditun autre, qui portait le costume des paysans de l’Alentejo.

Le moine tira la bourse de Fanshowe et glissadeux guinées dans la main du rustre.

– Va au Limoeïro, lui dit-il ; j’aidemandé et obtenu pour toi la place de concierge de la prison.

– Mais Votre Révérence…

– Tu seras là en pays de connaissance. Legeôlier et tous les porte-clefs sont vassaux de Souza… Va.

Le paysan s’inclina et passa. Après lui,vinrent, un à un, des valets, et des bourgeois. Les uns des espionschargés de savoir ce qui se passait à la cour et dans la ville, lesautres des émissaires chargés de distribuer des secours aupeuple.

Le Moine eut plus d’une fois recours à labourse donnée par Fanshowe. Quand le dernier de ses agents se futretiré, la bourse était presque vide.

– Il faudra se décider à agir, pensa-t-ilen pesant la bourse désenflée dans le creux de sa main. Mes propresressources sont épuisées et l’Anglais peut tout découvrir d’un jourà l’autre… Accomplirai-je mon serment, ou sauverai-je lePortugal ?

On frappa de nouveau à la porte. Ce futBalthazar qui entra.

– Quelles nouvelles ? demanda leMoine qui cette fois, ne prit point la peine de cacher lafigure.

Pour toute réponse, Balthazar lui tendit lalettre que venait d’écrire Fanshove et qui était adressée à SaGrâce lord Georges Villiers, duc de Buckingham, à Londres.

Le Moine saisit la lettre et en fit sauter lecachet.

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