Les Fanfarons du Roi

X – LE LEVER DU ROI

Le lendemain matin, Ascanio Macarone, le beaucavalier de Padoue, avait mis la main sur l’expédient qu’ilcherchait. Il en fit part à Conti, lequel accueillit son idée etlui donna non pas son pesant d’or, mais un très-notable àcompte ; puis le Padouan sortit du palais et gagna la villeafin de prendre les mesures préliminaires qu’exigeait la mise àexécution de son plan.

– Votre Excellence, dit-il à Conti en lequittant, sera, grâce à moi, l’époux de dona Inès et duc deCadaval, par-dessus le marché, ce qui vous fera cousin de SaMajesté.

Nous retrouverons plus tard l’Italien, et lelecteur saura ce que c’était que son expédient.

En attendant, il nous faudra assister au leverde ce roi, plus malheureux encore que pervers, Alfonse VI, dePortugal, qui sans s’en douter, devait jouer un si grand rôle dansla réussite des desseins du rusé Padouan.

Il n’y avait, suivant le cérémonial de la courde Lisbonne, personne dans la pièce où couchait le roi ; maiscette pièce donnait sur une vaste antichambre, dont la porte decommunication restait toujours ouverte, et où veillait chaque nuitun des gentilshommes ordinaires. La porte extérieure étaitclose ; au dedans et au dehors étaient couchés, en traversdeux gardes du palais. Cette coutume avait été introduite parJean IV, qui soupçonnait les Espagnols de le vouloir faireassassiner. Au delà de cette porte régnait une salle d’armes, dontles Fanfarons du roi faisaient le service.

Alfonse VI dormait ; il faisait nuitencore. Le hasard avait voulu que ce fut le tour de veille de domPedro da Gunha, et Castelmelhor, son successeur, avait dû leremplacer. Le jeune comte se promenait de long en large et à paslents dans l’antichambre. Il était pâle et défait, comme on l’estau sortir d’une longue maladie. Était-ce la joie immodérée dusuccès, était-ce le remords qui avait ainsi pesé sur lui durantcette première nuit de veille ? Pas un instant le sommeiln’était venu solliciter sa paupière ; eût-il été dans son lit,il n’aurait point fermé l’œil. La fièvre le brûlait et il rêvaittout haut comme un homme en délire.

– Attends pour méjuger, mon père,murmurait-il en jetant autour de lui ses regards égarés, ne mecondamne pas sans m’entendre. J’ai fait un serment, je m’ensouviens ; je le tiendrai ! Qu’importe la manière dont jem’y prends pour le tenir ? Tu as dit : Veillez sur leroi, combattez le favori ; me voilà veillant au chevet du roi,et quant au favori, je l’ai combattu et vaincu déjà… Je lecombattrai encore, je le vaincrai de nouveau… La ruse, dis-tu,n’est pas l’arme d’un gentilhomme ? La meilleure arme, monpère, est celle qui remporte la victoire… Tu prononces le nom demon frère !

Ici Castelmelhor s’arrêta et tendit les deuxmains en avant, comme pour repousser une vision obsédante.

– Mon frère ! continua-t-il, oui, jelui prends sa fiancée, c’est vrai, mais je lui rendrai sa fortune…Seigneur je vous en donne ma foi ; quand je serai grand etpuissant, le plus grand et le plus puissant de tous, j’appelleraiSimon près de moi, car je l’aime, et je veux qu’il soit un jour siprès du trône qu’il n’y ait que moi entre le trône et lui.

– Qui ose parler dans l’antichambreroyale ? demanda tout à coup la voix grondeuse et casséed’Alfonse VI.

Castelmelhor s’éveilla violemment. La visiondisparut, mais il resta au jeune comte une accablante fatigue decorps et d’âme.

– Gunha ! poursuivit leroi, Pedro da Gunha, vieux boiteux ! j’ai failli êtreassassiné par les Maures de Tanger, et tu seras pendu monami !

Castelmelhor n’osait répondre. Ce nom de Cunhaétait comme une suite de ce rêve plein de remords qu’il venait desubir, car c’était encore le nom d’une victime de son ambition. Leroi s’agita dans son lit, et reprit d’une voixcourroucée :

– Sommes-nous trahi, abandonné, jeté dansquelque palais désert et sans issue, ou bien courons-nous le mondeen mendiant notre pain comme fit, dit-on, le bon roi dom Sébastien,notre prédécesseur ?… Holà ! Pedro je vais lâcher sur toimon seul fidèle serviteur, le chien Rodrigo, qui t’étranglera commeun mécréant que tu es !

Rodrigo, en entendant prononcer son nom, semit à hurler d’une façon menaçante. Castelmelhor entra dans lachambre du roi.

– Enfin ! s’écria celui-ci ; tuas eu grand’peur, n’est-ce pas, vieux Pedro ?… Par la croix deBragance ! il y a trahison ; vous n’êtes pas Pedro daCunha.

Dom Louis s’arrêta et fléchit le genou.

– Il a plu à Votre Majesté, dit-il, de menommer hier gentilhomme de sa chambre.

– Qui toi ?

– Louis de Souza, comte deCastelmelhor.

Le jour commençait à se faire. Alfonse mit samain sur ses yeux, considéra un instant dom Louis, puis partit d’unbruyant éclat de rire.

– C’est ma foi vrai, dit-il, voilà cebambin de comte, et Vintimille, notre ami de cœur, ne l’a pasencore fait assassiner. C’est très-plaisant… Eh bien, Castelmelhor,nous t’avions complètement oublié.

Il s’arrêta et reprit :

– Quel âge as-tu ?

– Dix-neuf ans, sire.

– Un an de plus que moi… tu n’es pasgrand pour ton âge. Sais-tu piquer un taureau ?

– Je puis l’apprendre.

– Moi, je suis le plus brave picador deLisbonne. Sais-tu te battre ?

– Sire, je suis gentilhomme.

– Moi aussi, petit comte, mais je ne lerépète pas si souvent que vous autres… Il faut que je me batte avectoi, ce sera plaisant.

Et avant que Castelmelhor eût ouvert la bouchepour répondre, Alfonse avait passé son haut-de-chausses et saisiune paire d’épées courtoises suspendue à la muraille.

– En garde, seigneur comte, engarde ! s’écria-t-il bouillant d’une impatience enfantine. Unedeux, parez !… à vous !

Et Alfonse, après avoir poussé trois bottesextravagantes coup sur coup, se mit à son tour en défense.Castelmelhor fournit ses trois passes, et eut le bon esprit de nepas toucher le roi.

– On dirait que tu me ménages ! ditcelui-ci en battant un appel de son pied nu ; attends !Parez quarte, et forcez donc le flanc… Touché ! Celas’appelle, bambin de comte, une flanconnade. Tu ne te frotterasplus à moi, n’est-ce pas ?

– Sans la rondelle, Votre Majesté m’eûttraversé de part en part ! dit Castelmelhor.

– C’eût été plaisant.

Alfonse, grelottant de froid, se remit entreses draps et comme le jour était levé tout à fait, il ordonna à domLouis de faire ouvrir.

Les gentilshommes qui avaient licenced’assister au lever du roi entrèrent aussitôt. Conti marchait entête. Tous s’arrêtèrent à distance ; le favori seul marchajusqu’au lit du souverain, dont il porta la main à ses lèvres.

Il ne faut point s’attendre à ce que nousnommions ici les représentants de cette belle noblesse portugaisedu dix-septième siècle, qui ne le cédait à la noblesse d’aucunpays. Tout ce qu’il y avait de grands seigneurs était pour ainsidire exclu de la familiarité d’Alfonse VI. On ne voyait à sacour ni Soto-Mayor, ni le chef de la maison de Castro, ni Vieyra daSylva, ni Mello, ni Soure, ni Abrantès, ni da Costa, niSaint-Vincent.

Ses courtisans étaient des bourgeois anoblisou des faux nobles, comme Conti, ou bien encore quelques petitshidalgos faméliques qu’avait attirés l’espoir d’une fortunefacile.

Le cadet de Castro, celui de Ménèses et unedemi-douzaine d’autres auraient eu seuls le droit de figurer commegentilshommes, au lever du fils de Jean IV.

Alfonse sentait fort bien cela, car il avaitdes éclairs de sagacité dans sa folie, et son esprit extravagantn’était pas dépourvu de finesse. Aussi n’épargnait-il point lesbrocarts à cette foule de seigneurs de contrebande, et il en étaitvenu, par habitude, à mépriser souverainement les titres denoblesse.

Conti, suivant sa coutume, accapara toutd’abord le roi et s’asseyant à son chevet, se mit à l’entretenir àvoix basse.

Pendant ce temps, les courtisans, quiflairaient la faveur naissante de Castelmelhor, l’accablaient deprévenances et d’offres de service.

Ce jour-là, Conti avait plus d’une chose àobtenir du roi. Un mot l’avait frappé surtout, dans ce que luiavait dit la veille Castelmelhor : « Ce que le roi afait, la reine peut le défaire. » C’était vrai, et c’étaitterrible pour un homme dont la précaire puissance reposait toutentière sur la faveur d’Alfonse.

– Que ferons-nous aujourd’hui, monami ? demanda ce dernier.

– Nous ferons un roi, sire, réponditConti en souriant.

– Un roi ?… que veux-tudire ?

– Votre Majesté est majeure, et pourtantle sceau de État n’est point entre ses mains. Une autre main porte,de fait, le sceptre, une autre tête, la couronne. Vos bonsserviteurs, sire, s’affligent de cet état de choses.

Alfonse garda le silence et ébaucha unbâillement.

– Qui sait, continua le favori, ce quipeut résulter de tout ceci ? La reine est rigide et n’approuveguère les nobles passe-temps de Votre Majesté ; le prince domPierre, votre frère, se fait homme ; il a su se concilierl’amour du peuple…

– Seigneur de Vintimille, interrompit leroi avec une sorte de sévérité, nous aimons dom Pedro, notre frère,nous respectons dona Louise de Guzman, notre royale mère. Parlezd’autre chose, s’il vous plaît.

Conti poussa un soupir hypocrite.

– Soit faite la volonté de Votre Majesté,murmura-t-il. Quoi qu’il arrive, j’aurai du moins rempli le devoird’un fidèle serviteur, et je saurai mourir en combattant le mal queje n’aurai pu prévenir.

– Penses-tu donc qu’il y aitvéritablement péril ? dit le roi en se soulevant à demi.

– Je le crains, sire.

Alfonse se laissa retomber et ferma lesyeux.

– Pas moi, dit-il, mais tu m’ennuies.Apporte une feuille de parchemin et mon sceau privé. Je signerai enblanc, tu feras ce que tu voudras ; mais si la reine seplaint, tu seras pendu.

Conti leva sur le roi un regard étonné ;c’était la première fois qu’Alfonse lui faisait, à lui, cettemenace, si banale dans sa bouche à l’égard de tout autre.

– Tu seras pendu, répéta le roi… Mais queferons-nous aujourd’hui ?

– Il est arrivé hier soir quatre taureauxd’Espagne, sire.

– Bravo ! s’écria Alfonse enfrappant dans ses mains ; voilà pour la journée. Et cesoir.

– Il y a longtemps que Votre Majesté n’amené la grande chasse.

– Bravo, encore, bravo !…Entendez-vous ; messieurs ? Ce soir, grande chasse dansma royale forêt de Lisbonne où les taillis sont des hautes etsolides maisons de pierre, et le gibier de bons bourgeois et leursbourgeoises. Mes habits, mes habits ! ce sera une bellejournée, mes fidèles… Conti, quoi qu’il advienne, tu ne seras paspendu, nous te permettons de baiser notre main. Où est ce bambin decomte ?

Castelmelhor fit un pas vers le lit duroi.

– Nous te nommons, pour cette nuit, notregrand veneur petit comte.

Un imperceptible sourire vint froncer à cesmots les lèvres de Conti.

– Par mes nobles ancêtres !murmura-t-il ce nouveau grand veneur ne s’attend guère à la bêtequ’il forcera ce soir ! S’il plaît à Votre Majesté,ajouta-t-il tout haut, le seigneur comte n’est pas chevalier duFirmament, et les règlements s’opposent…

– À cela ne tienne ! interrompit leroi. Sa réception aura lieu avant la chasse, et ce sera une joyeuseplaisanterie de plus.

Alfonse achevait de s’habiller. Conti sortitun instant et revint aussitôt, portant lui-même le sceau royal etune feuille de parchemin. Le roi signa et scella ; il estdouteux qu’il se souvint de l’usage auquel son favori destinait ceblanc-seing : quatre taureaux d’Espagne, une dérisoire parodiedes anciens us chevaleresques, et une équipée nocturne, c’étaitassez de joie pour lui faire perdre le peu de raison que la naturelui avait si parcimonieusement départi.

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