Les Fanfarons du Roi

IX – DONA XIMENA DE SOUZA

Dona Ximena et Inès de Cadaval, sa pupille,étaient seules dans un salon de l’hôtel de Souza. La noble veuvetenait entre ses mains un livre de prières, à fermoirs d’or, etinterrompait de temps à autre sa lecture pour admirer lesminiatures délicates dont quelque peintre excellent et inconnuavait chargé les marges. Inès brodait une écharpe de velours, auxcouleurs de Vasconcellos. Elle était assise près d’une fenêtre, etson regard se tournait bien souvent vers la porte extérieure del’hôtel, qui ouvrait ses deux battants au bout d’une vaste courpavée en dalles de granit.

Le salon où se trouvaient les deux dames,avait comme le reste de l’hôtel, un aspect antique et toutseigneurial. On reconnaissait là cette fière maison qui prétendaitfaire remonter sa généalogie aux temps de la dominationcarthaginoise, et comptait parmi ses ancêtres, en remontant lessiècles, des chefs ibères, des princes visigoths, des rois deCastille, d’Aragon et de Portugal.

Tout autour de la pièce régnait un cordon deces portraits de famille, dont l’étrange beauté fut le secret despeintres de l’école espagnole. Au milieu, vis-à-vis de la ported’entrée, s’élevait un trophée d’armes où la lance chevaleresque secroisait avec l’épée à deux mains, la zagaie et le cimeterrecontourné des Maures de Grenade.

La tapisserie, en cuir de Cordoue,représentait, gravées, en or, sur un fond bleu obscur, des joutes,des fêtes et des batailles rangées. Au dessus de chaque personnage,on voyait son nom et son écu. Les panneaux de cette magnifiquetenture étaient séparés par des colonnettes en demi-reliefsupportant alternativement la croix du Christ et celle qu’on voitaux armoiries de Bragance. Aux deux côtés de la pièce, deux largescheminées, que surmontaient des glaces de Venise aux capricieuxencadrements, étaient chargées de ces bizarres figures deporcelaine chinoise qui de nos jours, atteignent un prix fabuleux,et que l’immense commerce des Portugais leur permettait de seprocurer aisément. Un grand lustre de Braga d’une couleur unique,mais éclatante, complétaient l’ornement de cette pièce.

Dona Ximena avait déposé son livre de prièreset regardait Inès avec une tendresse de mère.

– En ce moment, dit-elle, comme si elleeût été sûre que la pensée d’Inès correspondait à la sienne, en cemoment ils sont auprès de sa Majesté.

– Dieu veuille que le roi les reçoiveselon leurs mérites, murmura la jeune fille.

Puis elle ajouta plus bas encore :

– Dom Simon gagnera le cœur de SaMajesté.

Dona Ximena l’entendit, et un sourire materneldérida la tristesse accoutumée de son visage.

– Dom Simon ? répéta-t-elle enfaisant un signe de caressante raillerie.

– Et dom Louis, s’empressa d’ajouterInès, dont une délicate rougeur vint colorer la joue.

– Oh ! ne t’en défends pas, mafille, reprit dona Ximena d’un ton grave et mélancolique ; queson nom vienne après celui de Dieu, le premier à ta lèvre : Jevoudrais vous voir unis déjà. Le ciel a permis qu’un règnedésastreux suivit en Portugal une ère de bonheur et degloire : ceux qui sont jeunes auront sans doute une vie pleined’amertume ; mais tu auras du moins, toi, le bras et le cœurd’un époux pour te protéger et t’aimer.

– Un bras vaillant, un cœur loyal, ditInès en relevant la tête avec fierté ; vienne le malheur, jene le craindrai pas, madame !

– J’étais ainsi autrefois, reprit encoredona Ximena ; nous nous aimions, Souza et moi, comme vous vousaimerez, mes enfants, d’une tendresse légitime et pure. Je fusheureuse… oh ! bien heureuse ! Maintenant Dieu m’a reprismon noble Castelmelhor, je suis veuve et je pleure.

Des larmes emplissaient en effet les yeux deDona Ximena : mais bientôt sa force d’âme reprit le dessus, etce fut d’un ton ferme qu’elle poursuivit :

– À cette heure, le marquis de Salhanda,notre cousin, doit les avoir présentés au roi. Je ne sais, mais jetremble. On fait de ce jeune prince de si déplorables portraits.Simon est impétueux…

– Ne craignez rien pour lui, ma mère,interrompit Inès ; il est impétueux, mais il est sipassionnément dévoué à dom Alfonse de Portugal, son roilégitime ! Croyez-moi, mon cœur ne peut me tromper : nousallons le revoir heureux et fier…

Elle n’acheva pas ; une pâleur mortellecouvrit tout à coup son front, et sa main se posa sur son cœur pouren comprimer les battements précipités.

– Le voici, murmura-t-elle.

La comtesse se leva aussitôt et se pencha à lafenêtre.

Simon de Vasconcellos venait de passer leseuil de l’hôtel. Il traversait la cour à pas lents et la têtebaissée. Un désespoir morne se lisait dans sa contenance. Les deuxdames le regardèrent en silence : la comtesse fronça lesourcil ; Inès joignit les mains et leva les yeux au ciel.Après une minute d’attente, la porte du salon s’ouvrit, et Simonentra.

– Pourquoi ce retour si prompt,Vasconcellos ? demanda la comtesse.

– Madame, répondit Simon d’une voixétouffée, pour soutenir l’honneur du nom de Souza, il ne vous resteplus qu’un fils : j’ai encouru la disgrâce du roi.

Ximena prit un visage sévère.

– En effet, dit-elle, celui-là seul seramon fils qui gardera pour son souverain respect et amour.

– Ma mère, ne voyez-vous pas qu’ilsouffre ? voulut dire Inès.

Mais la comtesse lui imposa silence d’ungeste, et continua d’une voix solennelle :

– En l’absence de l’aîné de Souza, j’aile droit de vous interroger et je suis votre juge. Quelle fauteavez-vous commise, Simon de Vasconcellos ?

Le jeune homme se recueillit un instant etraconta la scène d’Alcantara, en atténuant autant que possible lestorts du roi. Les deux dames l’interrompirent plusieurs fois pardes exclamations de surprise et de douleur. Quand il eut fini, Inèsprit la main de dona Ximena.

– Je savais bien, moi, dit-elle, qu’iln’était que malheureux !

Simon tourna vers elle un regard plein dereconnaissance et de tendresse. La comtesse gardait le silence.

– Et Castelmelhor, demanda-t-elle enfintout à coup, qu’a-t-il dit ?

– Mon frère a suivi le roi au palais,répondit Simon.

– Peut-être a-t-il bien fait, pensa touthaut la comtesse, et pourtant, à son âge, baiser la main de l’hommequi vient d’insulter un frère !

– Cet homme est le roi, madame,interrompit Vasconcellos.

– Tu as raison ; j’ai tort… mais,vous-même, dom Simon, pourriez-vous pardonner à SaMajesté ?

– Pardonner au roi ! s’écriaVasconcellos avec un étonnement qui peignait mieux que toute parolesa loyauté naïve et sans borne ; pardonner au roi,dites-vous ? Je suis à lui, madame, à lui jusqu’à lamort !

Inès regardait son fiancé avecadmiration ; un subit enthousiasme éclaira le visage de lacomtesse.

– Oh ! tu es bien son fils,toi ! dit-elle en ouvrant ses bras, et que Jean, mon époux,serait fier de t’entendre !

Simon tomba dans les bras de sa mère. Cesouvenir soudain de son père mort, jeté au travers de sa douleurrécente, amollit son cœur et amena une larme à ses yeux.

– Senhora, dit-il à Inès en se relevant,ce matin j’avais un brillant avenir ; la vie se montrait à moipleine de promesses de gloire et de fortune ; j’étais dignepeut-être de prétendre à votre main. Ce soir, je suis un pauvregentilhomme destiné à traîner loin de la cour une existence obscureet inutile. Je suis moins que cela, car j’ai fait un serment, et,pour moi, le jour du péril approche. Vous aviez promis d’être, lafemme du brillant seigneur : le pauvre gentilhomme n’aurapoint la lâcheté de se prévaloir de cette promesse.

Vasconcellos s’arrêta ; il sentait saforce l’abandonner, et s’appuya au dossier d’un siège pour attendrela réponse d’Inès.

– Madame !… ma mère ! s’écriacelle-ci dont la voix s’étouffait sous ses sanglots, vous l’avezentendu ! Suis-je donc si bas tombée à vos yeux,Vasconcellos ? Que vous ai-je fait pour m’attirer cetoutrage ? Oh ! savais-je moi, ce que c’était que cetavenir dont vous me parlez ? et si parfois j’y pensais,était-ce pour un autre que pour vous ?… Mais parlez-lui donc,madame ! Dites-lui qu’il est injuste et cruel : dites-luique s’il voulait repousser ma main, il fallait qu’il le fîthier ; et qu’aujourd’hui, en le voyant souffrir, j’ai le droitde refuser la parole qu’il veut me rendre, et de rester malgré luisa fiancée !

Inès s’était mise à genoux et pressait lesmains de la comtesse. Celle-ci regardait alternativement la jeunefille et Simon, qui, succombant à son émotion, avait perdu laparole et semblait prêt à défaillir.

– Vous êtes faits l’un pour l’autre,dit-elle enfin ; Inès, je te remercie, chère fille. Depuislongtemps mon cœur n’avait point goûté tant de joie ; et toi,Vasconcellos, rends grâce à Dieu, car il t’a envoyé une grandeconsolation.

Simon s’approcha et porta la main d’Inès à seslèvres. Celle-ci prit d’abord un visage irrité ; mais,souriant tout à coup à travers ses larmes, elle cacha sa rougeurdans le sein de dona Ximena.

– Il faut nous hâter, mes enfants, repritcette dernière ; les mauvais jours commencent pour nous. Quisait quels obstacles pourraient, plus tard, s’opposer à votreunion ? Demain, vous serez mariés.

– Demain ! répéta Inès effrayée.

– Demain ! s’écria Vasconcellos avectransport.

– Demain, dit derrière lui une voix basseet rude, il sera trop tard !

Les deux dames poussèrent un cri de terreur,et Vasconcellos se retourna en portant la main sur son épée.Balthazar était debout, immobile sur le seuil de la porte.

– Toi, ici ! s’écria Simon qui lereconnut aussitôt. Qu’y a-t-il ?

– Il y a, répondit tristement Balthazar,que je vous ai trahi et je veux tâcher de vous sauver. Après, vousme tuerez si vous voulez.

– Quel est cet homme, et que veut-ildire ? demanda la comtesse.

– Madame, dit Vasconcellos, je vous aiconfié naguère que je fis un serment au lit de mort de mon père. Ceserment, vous ne pouvez connaître son objet. Cet homme m’étaitétranger hier ; en échange d’un léger service, il m’a déjàsauvé la vie. Ce qu’il veut me dire doit être un secret pourtous.

La comtesse prit la main d’Inès et se dirigeavers la porte. Sur le seuil elle se retourna :

– Je prie Dieu qu’il favorise vosprojets, Vasconcellos, dit-elle, car vos projets ne peuvent êtreque ceux d’un fidèle sujet du roi.

– Au nom du ciel, qu’est-il arrivé !demanda Simon, dès qu’il fut seul avec Balthazar.

– Je vous l’ai dit, répondit celui-ci,Conti sait tout, et cela par ma faute ! Il sait que vous êtesnotre chef, il sait que c’est vous qui l’avez insulté hier. Si j’enavais su moi-même davantage, Conti ne l’eût pas ignoré…

– Qui a pu te porter à metrahir ?

– Le hasard et l’envie que j’avais devous servir. J’ai pris pour vous le comte de Castelmelhor, votrefrère ; je lui ai parlé comme j’aurais fait à vous-même. Lecomte est plus fin que moi : il me laissait dire, si bien quej’ai tout dit…

– C’est un malheur ; mais deCastelmelhor à Conti, il y a loin, mon brave, dit Simon avecconfiance.

– Pas plus loin, mon jeune seigneur, quede ma bouche à votre oreille en ce moment.

– Oserais-tu prétendre ?…

– Oh ! votre frère a fait sesréserves… Vous ne serez pas tué, dom Simon. Votre frère a stipuléqu’on se contenterait de votre exil.

– Mais tu mens ou tu te trompes,Balthazar ! C’est folie à moi de t’écouter plus longtemps.

– Vous m’écouterez pourtant,Vasconcellos, dit Balthazar en se mettant entre la porte et lecadet de Souza ; dussé-je employer la force, vousm’écouterez ! et je réparerai le mal que j’ai fait.

Simon se résigna, il prit un siège ;Balthazar vint se poser devant lui.

– Vous l’aimez bien, n’est-ce pas, cettenoble enfant qui était à la place où vous êtes assismaintenant ? reprit-il d’un ton timide et presque à voixbasse. Oh ! c’est là en effet la femme que doit choisir unhomme comme vous, seigneur ; son front pur reflète la puretéde son âme, et la douce fierté de son regard dit tout ce qu’il y ade vertu dans son cœur. Je la chéris dom Simon, parce que vousl’aimez, et je donnerais ma vie pour épargner une larme à ce grandœil noir qui tout à l’heure se reposait sur vous avectendresse.

– C’est de l’enthousiasme, cela, ditVasconcellos en souriant.

– C’est de la démence, plutôt. Depuishier, je me suis dit cela bien des fois, seigneur ; mais, quevoulez-vous ! je vous aime comme si vous étiez à la fois, monmaître et mon fils. Votre frère souriait aussi quand, le prenantpour vous, je lui parlais de mon dévouement… Ne souriez plus domSimon ; cela vous fait ressembler trop à ceCastelmelhor !

– Parlons sérieusement, en effet, dit lejeune homme, et souviens-toi de garder envers mon frère le respectconvenable.

– Nous reviendrons tout à l’heure à votrefrère, seigneur. Il s’agit maintenant de dona Inès de Cadaval qui,dans quelques heures, auparavant peut-être, va vous êtreenlevée.

– Inès enlevée ! s’écriaVasconcellos en pâlissant. Cet homme me rendra fou… Par pitié,Balthazar, explique-toi !

– Ne devinez-vous donc pas ce qui mereste à vous dire ? Votre frère convoite ardemment son immensefortune. Il a révélé votre nom à Conti.

– Mon frère, un Souza !… c’estimpossible.

– Pour prix de sa trahison, poursuivitlentement Balthazar, Conti lui a promis un ordre du roi qui doitmettre entre ses mains l’héritière de Cadaval : j’étaisprésent au marché.

– Toi… tu as vu, tu as entenducela !

– Je l’ai vu, je l’ai entendu.

Vasconcellos resta comme anéanti. Il voulaitcroire à l’innocence de son frère, mais l’assurance de Balthazar leconfondait.

– Et maintenant, seigneur, reprit cedernier, il n’y a pas de temps à perdre ; il faut, quand lesgens du roi vont venir, qu’ils ne trouvent plus ici Inès deCadaval, mais Inès de Vasconcellos y Cadaval, votre femme.

– Je te crois, je suis forcé de tecroire, dit Simon en baissant la tête, car ce conseil est celuid’un ami… Oh ! Castelmelhor, Castelmelhor !

– Ce n’est pas le moment de gémir,seigneur ; vous avez, Dieu merci ! assez de besogne. Toutde suite, après la cérémonie, il vous faudra prendre la fuite.

– À quoi bon ?

– Ne vous ai-je pas dit que votre frèredans sa clémence a obtenu contre vous un ordre d’exil ? Or,vous savez comment les agents de Conti exécutent ces sortes desentences, vous serez saisi et conduit à votre terre comme uncriminel.

– Et il faut que je reste à Lisbonne, carj’y ai un devoir à remplir ! Tu as encore raison, Balthazar.Merci ! que Dieu pardonne à mon frère.

Une heure après cette entrevue, tout était engrand émoi à l’hôtel de Souza. Simon, sans révéler à sa mère lahonteuse conduite de Castelmelhor, lui avait fait connaître qu’unpéril prochain le menaçait lui-même et qu’il fallait que le mariagefut célébré sur-le-champ. Sa malheureuse aventure de la ported’Alcantara et la folle colère du roi motivaient suffisammentd’ailleurs cette mesure. Inès avait consenti, et s’était retiréepour prier.

La comtesse, Balthazar, Vasconcellos et lechanoine-doyen de Notre-Dame de Grâce, qu’on avait mandé a ceteffet, attendaient au salon. Dans la chapelle tout était disposépour la cérémonie.

Inès parut enfin, appuyée sur ses femmes, pâleet si émue, que le bras de ses caméristes avait peine à lasoutenir. À ce moment même, un grand bruit se fit dans la cour del’hôtel qui, en un clin d’œil, fut remplie de cavaliers.

– Hâtons-nous ! s’écria Simon.

– Il n’est plus temps, dit Balthazar, etil faut fuir.

– Quoi !… l’abandonner ici, sansprotection… Jamais !

– Il faut fuir, vous dis-je ; lescoupe-jarrets du favori montent ; ils sont à vingt pas.

– Qu’ils viennent ! s’écria le jeunehomme en tirant son épée.

On frappa à la porte du salon et une voixdit :

– Ouvrez, au nom du roi !

– Y a-t-il une autre sortie ?demanda Balthazar à la comtesse.

– Cette porte masquée donne sur lesjardins de l’hôtel.

– Il faut fuir ! répéta unetroisième fois Balthazar.

Et, saisissant Vasconcellos, il l’enleva deterre et l’emporta dans ses bras malgré sa résistance, comme sic’eût été un enfant.

Sur un ordre de la comtesse, la caméristed’Inès ouvrit la porte, et Manuel Antunez, l’âme damnée du favori,entra escorté de ses cavaliers. Il jeta son regard autour de lasalle et parut déconcerté de n’y point voir Vasconcellos. Il n’yavait là qu’Inès évanouie, le prêtre de Notre-Dame de Grâce et donaXimena de Souza.

– Qui vous amène ? demanda cettedernière, qui avait recouvré sa contenance hautaine etintrépide.

– Un ordre de Sa Majesté, réponditAntunez en dépliant un parchemin scellé du sceaud’Alfonse VI.

– S’il est un lieu où le bon plaisir deSa Majesté soit une loi sacrée, dit la comtesse, c’est la demeuredes Souza. Faites votre devoir, seigneur.

Antunez et ses chevaliers se regardèrentinterdits.

– Senhora, reprit-il en hésitant, ils’agit de votre fils, dom Simon de Vasconcellos, ceci est unesentence d’exil…

– Mon fils n’est point ici, seigneur.

– On nous a devancés, murmuraAntunez.

Et le dépit lui rendant son insolence, il secouvrit et prit un siège.

La camériste donnait ses soins à Inès deCadaval, qui reprenait lentement.

– Seigneur, dit la comtesse avec un calmeméprisant, il y a plus de serviteurs dans la maison de feu monépoux qu’il n’en faudrait pour vous faire tenir debout et découverten présence de sa veuve, mais je respecte en vous le porteur d’unordre de Sa Majesté. Au lieu de vous chasser, je me retire.

Dona Ximena prit à ces mots la main d’Inès,qui se leva chancelante et s’appuya sur le bras du prêtre ;tous trois traversèrent la salle, Antunez les laissa gagner laporte ; mais au moment où la comtesse allait disparaître, ilse leva, se découvrit, et saluant avec une humilitémoqueuse :

– À Dieu ne plaise, dit-il, que j’oubliemon devoir de cavalier envers vous, noble senhora ; maispuisque vous professez un si profond respect pour les ordres de SaMajesté, veuillez prendre connaissance de celui-ci.

Il tendit un autre parchemin, également marquédu sceau du roi. C’était l’ordre intimé à dona Inès de Cadaval dedonner sa main, dans le délai d’un mois, à Louis de Vasconcellos etSouza, comte de Castelmelhor.

Dona Ximena pâlit en lisant les premièreslignes : quand elle arriva au nom de son fils aîné, le rougede l’indignation lui monta au visage.

– Dieu sauve le roi ! dit-elle enrepliant le parchemin. Je pense, seigneur, que votre mission estaccomplie ?

Antunez, subjugué par cette dignité calme et àl’épreuve s’inclina sans mot dire et sortit.

– Allez, ma fille, allez, dit lacomtesse, d’une voix entrecoupée ; suivez-la, mon père, jeveux être seule.

Dès que dona Ximena fut seule, deux larmes,longtemps contenues, jaillirent de ses yeux. Elle se traîna,chancelante et s’appuyant aux meubles, jusqu’au portrait de Jean deSouza, qui était un de ceux qui pendaient aux lambris, et tombasans force sur ses genoux.

– Mon Dieu ! dit-elle, faites que jeme sois trompée ! faites que le soupçon qui torture et brisemon âme n’ait d’autre fondement que mes inquiétudes de mère !Mais non ! oh ! non, ce n’est que trop vrai ! lesréticences de Vasconcellos, lorsqu’il voulait hâter ce mariage, sonembarras lorsque j’ai voulu l’interroger, tout me dit queCastelmelhor est indigne ! Simon n’osait m’apprendre cettehonte ; son cœur généreux répugnait à accuser sonfrère !… son frère ! Ton fils, Jean de Souza,ajouta-t-elle avec violence en regardant le portrait de son mari,celui qui porte ton nom et attache à son flanc ta noble épée !ton fils est un mauvais frère et un déloyal gentilhomme !

Elle se leva et parcourut la salle à grandspas.

– Et cet ordre du roi ! reprit-elle.Désobéir !… la veuve de Souza désobéir au fils de Jean deBragance ! et cependant dois-je dépouiller Vasconcellos, leseul enfant qui me reste, de sa part de bonheur sur cetteterre ! Dois-je souffrir que ma pupille soit sacrifiée !Ils étaient si heureux ce matin ! Elle est si pure, lui, sinoble ! leur union eût été si fortunée !… Que faire, monDieu ! prenez pitié !

Tout à coup elle s’arrêta, et comme si saprière eût été soudain exaucée, une expression de radieux espoiréclaira la pâleur de son visage.

– La reine ! dit-elle ; donaLouise gouverne encore, dona Louise a le sceau de État et porte lacouronne ! Cet ordre peut être révoqué par son ordre… Je vaisaller me jeter aux genoux de la reine qui m’aime et qui noussauvera !

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