Les Fanfarons du Roi

VII – MÉPRISES

Conti, inquiet et préoccupé, avait traversé lafoule des courtisans qui attendaient le bon plaisir du roi, etpassé le seuil des appartements, où il avait à toute heure sesentrées.

– Enfin, je puis joindre VotreExcellence, s’écria Macarone, qui, en costume de garde du palais,faisait faction dans l’antichambre intérieure.

– Que me veux-tu ? dit rudementConti.

– Je veux gagner les quatre centspistoles que m’a promises Votre Munificence, répondit lePadouan.

– Tu m’apportes le nom que je t’aidemandé ?

– J’ai eu de la peine, bien de la peineet j’espère que Votre Excellence me récompensera tout comme si madécouverte n’était pas inutile…

– Inutile ? répéta Conti.

– En ce sens qu’elle vient trop tard,puisque vous savez le nom de notre homme aussi bien que moi.

– Je ne te comprends pas.

– Me suis-je trompé ? tantmieux ! Il me semblait pourtant que Votre Excellences’entretenait tout à l’heure avec le jeune comte deCastelmelhor ?

– Eh bien ?

– Vous ne l’avez pas reconnu ?demanda le Padouan avec un étonnement véritable.

– Reconnu, qui ? le comte !s’écria Conti. Tu es fou…

– Ma foi, dit froidement l’Italien, VotreExcellence a peu de mémoire ! Et si un homme m’avait fait àmoi, qui ne suis qu’un pauvre diable, une marque semblable à cellequi décore votre visage…

– Pas un mot de plus, sur ta vie !murmura Conti, qui pâlit de colère au souvenir de la scène de laveille. Puis il ajouta, comme en se parlant à lui-même : Lecomte ! ce serait le comte !… Au fait, lorsque j’aperçusla figure de cet audacieux inconnu, il me sembla reconnaîtrevaguement… Oui, je me souviens à présent, c’était bienlui !

Au lieu d’entrer chez le roi, Conti se mit àarpenter l’antichambre à grands pas. Plus il réfléchissait, plus ilse perdait dans l’explication de ce fait étrange ; dans quelbut Castelmelhor avait-il pris ce déguisement ? pourquoi cetteinsulte gratuite et sanglante à lui, Conti, que redoutaient lesplus puissants ? Et encore, l’insulte une fois admise,pourquoi cette demande d’entrevue, dans une heure, aux jardins dupalais ?

– Ce fou d’Alfonse a dit vrai,prononça-t-il si bas que le Padouan ne put l’entendre. Si je laissevivre cet enfant, il me perdra… Je ne lui en donnerai pas letemps !

Il vint se poser en face d’Ascanio Macarone etle toisa quelques instants en silence.

– Tu es un espion adroit, dit-ilenfin ; es-tu un spadassin sans peur ?

– À Florence, répondit le Padouan qui mitle poing sur la hanche, j’ai servi le marquis de Santafiore, lequelavait un grand nombre de cohéritiers et cinq procès : j’ai tuécinq cavaliers en quatre mois, et j’ai quitté la ville pour éviterle gibet. À Parme, où je me retirai, la comtesse Aldea Ritti medonna mille piastres pour assassiner un sien cousin qui ne voulaitpas l’épouser. En France, j’ai été valet de M. le duc deBeaufort ; mais là, les gens se défendent, et le métier esttrop dangereux. Je suis venu à Lisbonne en passant par l’Espagne,où chemin faisant, j’ai envoyé en l’autre monde un jeune fatd’oydor qui voulait devenir le gendre d’un alcade malgré ce dignemagistrat. Je n’ai rien fait encore en Portugal, et suis l’humblevalet de Votre Excellence.

Macarone, à ces derniers mots, s’inclinaprofondément, retroussa sa moustache et caressa la garde de salongue rapière.

– C’est bien, dit Conti, qui ne puts’empêcher de sourire. Par mes nobles ancêtres ! si tu maniesaussi dextrement de moitié l’épée que la langue, tu dois être unmerveilleux serviteur. J’aurai besoin de toi, peut-être. Ne quittepas cette place ; et dans une heure tu recevras mesordres.

Le favori tourna le dos ; Macaroneattendit une seconde, espérant toujours qu’il mettrait la main à lapoche ; mais voyant qu’il n’en faisait rien, il s’élança surles pas de Conti et saisit sa main qu’il baisa avec transport.

– Je remercie le hasard, s’écria-t-il,qui m’a fait trouver un si noble maître ! Corbac ! je neme sens pas de joie ! Quand vous me parliez, il me semblaitentendre la voix du généreux marquis de Santafiore, mon ancienpatron ; je croyais sentir encore ma main pleine des beauxducats florentins de Sa Seigneurie !

À ce trait, Conti se dérida tout à fait.

– Tu es un rusé coquin, dit-il. Tiens,prends cet à-compte. Si je suis content de toi, tu ne regretterasni le marquis de Santafiore, ni la comtesse Ritti, ni mêmeM. le duc de Beaufort, qui fait trop bien ses affaireslui-même pour avoir besoin d’un maraud de ta sorte.

Il jeta sa bourse, et Macarone la saisit à lavolée. Quand le favori eut quitté l’antichambre, Macarone se mit àinventorier le contenu de la bourse.

– Deux, quatre, six, murmura-t-il enfaisant glisser les pistoles dans sa main ; décidément, cefils de manant me traite un peu trop sans cérémonie… Huit, dix,douze, quatorze… on dirait qu’il oublie qu’il parle à un bongentilhomme… seize, dix-huit… je l’en ferai souvenir !… vingt…Vingt pistoles seulement ! de par tous les diables ! iln’y a qu’un enfant de boutique pour s’imaginer qu’on puisse êtreinsolent à si bon marché ! Oh ! oh ! vous changerezde façons, mon maître, ou loin de tuer Castelmelhor pour votrecompte, je pourrais bien vous tuer pour le compte deCastelmelhor.

Le Padouan serra la bourse et reprit safaction.

Le palais d’Alcantara, bâti aux portes deLisbonne, au milieu du quinzième siècle par Alfonse, surnommél’Africain à cause de ses nombreuses victoires sur les Maures,était célèbre pour la magnificence de ses jardins. Jean IV,après sa réintégration au trône de ses pères, les avaitrestaurés et embellis au point que les poètes du temps, race peunombreuse en Portugal, mais d’autant plus emphatique, pouvaient lescomparer, sans trop d’exagération, aux fameux jardins desHespérides et autres parterres mythologiques. Suivant la coutume dutemps, ils étaient ornés d’une grande profusion de divinitéspaïennes ; le bosquet d’Apollon, lieu assigné pour lerendez-vous de Castelmelhor et de Conti, empruntait son nom à ungroupe représentant le dieu de la poésie, muni de sa lyre, etentouré des neuf inévitables sœurs.

Longtemps avant que l’heure se fût écoulée, onaurait pu voir le jeune comte errer autour de ce bosquet. Ilmarchait rapidement et à pas saccadés, comme absorbé par sesméditations.

Sa préoccupation n’était point sans motif. Cerendez-vous donné ou plutôt imposé au favori, était une sorte dedéfi qu’il fallait soutenir à tout prix. Mais comment ?Nouveau venu de la veille, sans autre appui à la cour que labienveillance fortuite d’un roi imbécile et qui, à ce momentpeut-être, l’avait oublié déjà, que faire contre un homme assis dèslongtemps à la première place et résolu sans doute à ne reculerdevant aucun moyen pour se maintenir au poste brillant qu’il avaitconquis !

Aussi Castelmelhor ne prétendait-il pointdéclarer la guerre avant d’avoir proposé la paix. Son esprit,froidement réfléchi et audacieux à la fois, comprenait qu’ilmanquait à ce favori plébéien l’appui et l’amitié d’un grandseigneur de naissance, et, sur cette chance, il jetait hardimenttous ses espoirs d’avenir. Il ne se dissimulait nullement cequ’avait de précaire la base de ses espérances, mais en suivant laroute battue, il eût trouvé Conti toujours sur son chemin. Il luiaurait fallu attendre longtemps peut-être, ou se résigner à tenirun rang secondaire : or, cet orgueilleux enfant qui foulaitdédaigneusement et avec réflexion sous ses pieds les rigides vertusde sa race, avait conservé entière dans son cœur l’indomptablefierté des Souza. Il pouvait souffrir un rival, en gardantl’arrière-pensée de le renverser, mais il ne voulait point desupérieur.

Il avait mûrement et longtemps balancé lesinconvénients et les avantages de cette démarche. Ce n’était pointun partage qu’il comptait offrir à Conti. Quelque précieuse que pûtêtre pour le favori l’alliance d’un Souza, Castelmelhor comprenaitqu’il est tel bien qu’on n’aliène à aucun prix. Il avait sonprojet, qui, en apparence, ne pouvait faire ombrage à Conti, etqui, néanmoins, mis à exécution, devait faire de lui, Castelmelhor,l’homme le plus puissant de Portugal après le roi, si fortuneincalculable, haute naissance, talent et audace réunis sont unesource certaine de puissance. Ce projet, il est vrai, détruisaitd’un seul coup le bonheur de Vasconcellos, son frère : maisqu’importe le bonheur d’un frère à l’homme que possède la soif deparvenir !

Telles étaient les pensées de l’aîné de Souza,qui, plein de crainte et d’impatience à la fois, comptait lesminutes en attendant l’heure de l’entrevue. Tandis qu’iltourmentait sa cervelle afin de préparer quelque argument nouveaupour le combat de ruses qui se préparait, le hasard lui forgeaitune arme puissante et sur laquelle il n’avait pu compterjusque-là.

Balthazar, ce trompette de la patrouille, quenous avons vu jouer un rôle dans l’assemblée des métiers deLisbonne à l’auberge d’Alcantara, n’avait point renoncé à sesentrées au palais, bien qu’il eût abdiqué sa dignité de clairon desFanfarons du roi. Sa femme occupait un petit emploid’intérieur ; il s’était dépouillé des signes distinctifs desa nouvelle profession, et se promenait dans les jardins, guettantle moment favorable pour s’introduire au palais et arriver jusqu’àsa moitié.

Au détour d’une allée, il se trouva face àface avec Castelmelhor. L’ancien trompette se découvrit à la vued’un gentilhomme, et allait passer son chemin, lorsque son œilrencontra par hasard le regard du jeune comte. Il poussa uneexclamation de surprise.

– Le seigneur Simon en costume decour ! se dit-il. Allons, j’en étais sûr. L’ouvrier drapierd’hier avait beau faire ; il ne me donnait point lechange : j’avais deviné sous son pourpoint de drap l’hommehabitué à porter la soie et les dentelles… Mais que fait-ilici ?

Balthazar revint sur ses pas et alla se placerau milieu de la route que suivait Castelmelhor.

– Salut à notre vaillant général !dit-il.

Castelmelhor leva les yeux, et voyant uninconnu, tourna le dos avec humeur.

– Holà ! seigneur Simon, repritBalthazar en le suivant, vous ne m’échapperez pas ainsi. Cet habitbrodé a-t-il fait de vous un autre homme ? ou quelques heuresde sommeil ont-elles suffi à vous ôter mémoire de vos amis de laveille ?

Au nom de Simon, le comte avait tressailli. Cen’était pas la première fois qu’on le prenait pour son frère ;il n’eut donc pas de peine à retenir un léger mouvement desurprise, et se retourna vers Balthazar en souriant.

– Ta m’as donc reconnu, mon brave ?dit-il.

– Mon gentilhomme, s’écria gaiementBalthazar, ce n’est pas à moi qu’on en passe ! Et d’abord,depuis quand les ouvriers drapiers portent-ils des chiffons decette sorte ?

Il tira de son sein le mouchoir du cadet deSouza, et l’agita au-dessus de sa tête d’un air de triomphe.Castelmelhor n’avait garde de comprendre ; il reconnaissait labroderie du mouchoir de son frère, mais comment ce mouchoir setrouvait-il au pouvoir de ce rustre ? Sans savoir où lemènerait le manège, un peu par curiosité et beaucoup par habitudede dissimulation, il résolut d’accepter le rôle que lui offrait lehasard, de ne point se faire reconnaître.

– Ah ! tu as gardé monmouchoir ? demanda-t-il.

– Et je le garderai toujours, domSimon ! c’est un gage entre vous et moi, entre le grandseigneur et le pauvre homme, un gage qui me dira, si je venais àl’oublier, qu’il est au monde un noble qui a eu pitié d’un vilain.Et croyez-moi, en sauvant la vie à ce noble, le vilain n’a puacquitter encore qu’une faible partie de sa dette !

– Peste ! pensa dom Louis, ce bravegarçon m’a sauvé la vie !… où diable mon frère a-t-il été sefourrer !

– Je suis heureux de vous avoirrencontré, reprit Balthazar. C’est une entreprise dangereuse quecelle où vous vous êtes engagé. Conti a le bras long, et ceux quil’ont attaqué jusqu’ici sont morts.

Dom Louis était tout oreilles. Ces derniersmots, qui se rapportaient parfaitement à sa propre situation,contenaient un terrible pronostic ; il pâlit.

– Qui t’a dit que je m’attaquais àConti ? demanda-t-il vivement.

Puis, se souvenant de son rôle, il se hâtad’ajouter :

– Vois si je suis prudent ; j’ai pume défier un instant de toi !

– Oui, prononça lentement Balthazar, vousêtes prudent aujourd’hui, mais vous ne l’étiez pas hier : ilme semble voir en vous d’autres changements que celui du costume.Que m’importe ? Le danger est grand, je le répète, car lefavori a des stylets bien affilés à son service, mais nous sommesnombreux, nous, et nous vous avons juré obéissance. Si vous voushâtez de frapper, les autres tiendront leur serment ; que vousvous hâtiez ou non, moi je tiendrai le mien, et puisse Dieupermettre que le jour où le poignard de l’assassin menacera votrepoitrine, Balthazar soit là pour mettre son sein entre le poignardet vous !

Castelmelhor écoutait, plongé dans une muettestupeur. Il comprenait vaguement, maintenant, qu’une conspirations’ourdissait dans l’ombre contre le favori, et que son frère étaitle chef de cette conspiration.

– En deux jours ! se disait-il avecune inexprimable surprise. Dom Simon n’a pas perdu son temps, et ilme faudra courir si je veux le gagner de vitesse ! Mon braveami, reprit-il en s’adressant à Balthazar, je suis touché de tondévouement ; sois sûr qu’il sera généreusement récompensé. Enattendant que je puisse faire mieux, voici pour le service que tume rendis hier…

Le comte avait tiré sa bourse et la tendait àBalthazar. Celui-ci se recula brusquement ; puis revenant d’unsaut, il mit la main sur l’épaule de Castelmelhor et le regarda enface. Le résultat de cet examen ne se fit pas attendre.

Balthazar, doué d’une force extraordinaire,saisit le comte à bras-le-corps et le terrassa comme il eût faitd’un enfant ; puis, appuyant son genou sur sapoitrine :

– De l’or ! murmura-t-il ; domSimon ne m’aurait pas offert de l’or ! Qui es-tu ?

Et avant que dom Louis eût le temps de luirépondre, il mit la main sous ses vêtements et en sortit un longpoignard.

– Écoute, dit-il, si tu n’avais que monsecret, je te le pardonnerais peut-être ; mais tu m’as volécelui de dom Simon, il faut recommander ton âme à Dieu.

– Quoi ! tu m’assassinerais ainsi,dans le jardin du palais ! voulut dire Castelmelhor.

– Pourquoi pas ? répliqua froidementle trompette. Fais ta prière !

Il y avait un calme effrayant sur la figure deBalthazar. Dom Louis se vit perdu.

– Mais, malheureux, dit-il avecdésespoir, je suis son frère, le frère de Simon deVasconcellos.

– Simon de Vasconcellos ! répétaBalthazar, le fils du noble comte de Castelmelhor ! Oh !tu dis vrai, sans doute en lui donnant ce nom ; tel père, telfils ; mais toi, toi, son frère ! toi, l’aîné de Souza…Tu mens !

Il leva son poignard. Dom Louis était brave,mais cette mort indigne et obscure l’épouvanta.

– Pitié ! pitié ! cria-t-ild’une voix déchirante ; au nom de mon frère, pitié !

Balthazar passa la main sur son front d’un airégaré.

– Son frère ! murmura-t-il ;moi, répandre le sang de son frère ! Et si je laisse vivre cethomme, qui me répond de lui ! Que faire, que faire, monDieu ?

– Tiens, regarde, et vois si jemens ! reprit Castelmelhor en montrant son anneau, connais-tul’écusson de Souza ?

– Non, dit Balthazar, mais ton blasonressemble en effet à la broderie du mouchoir de dom Simon.Relevez-vous, seigneur, je ne vous tuerai pas… pas aujourd’hui. Jene vous demande pas même serment de ne rien révéler de ce que vousvenez d’apprendre, car en l’apprenant, vous avez manqué àl’honneur, et je ne croirais pas à votre serment. Mais je veillesur vous, et si jamais vous poussiez l’infamie jusqu’à trahir votrefrère, nous nous reverrions, seigneur, une fois, une seule fois,face à face, comme aujourd’hui, et, sur l’âme de mon père, domSimon serait vengé !

Balthazar lâcha prise et s’éloignalentement.

Comme il disparaissait sous l’ombre d’unmassif, dom Louis vit s’avancer, du côté opposé, le seigneur Contide Vintimille, escorté, suivant son habitude, d’une douzaine deFanfarons du roi, habillés en gardes du palais.

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