Les Fanfarons du Roi

XX – LA LETTRE

La lettre de Fanshowe était ainsiconçue :

« Mon cher lord,

« J’ai reçu avec une satisfaction que jerenonce à vous décrire la missive qu’il vous a plu de m’expédierpar le patron Smith. C’est œuvre charitable que de songer ainsi auxpauvres exilés. Je vous remercie.

« D’après ce que vous me dites, satrès-gracieuse Majesté le roi Charles est satisfaite de messervices en ce pays reculé. J’en suis content et chagrin à la fois.Content, parce que ma seule passion en ce monde est de mériter lesbonnes grâces de notre aimé souverain ; chagrin, parce quecette disposition prolonge mon séjour ici, et que je soupire et medessèche de regrets, mon cher lord, loin de ce paradis qu’onappelle Londres, ciel brillant dont Votre Grâce est la plusbrillante étoile, et dont sa très-gracieuse Majesté le roi Charlesest le soleil.

« Buckingham, ne vous est-il point venuparfois désir d’être le premier quelque part, après avoir été lesecond à Londres ? En l’absence du roi des astres, l’étoile sefait soleil. Lisbonne aussi est une ville souveraine. Le trône vadevenir vacant ; vous seriez bien sur un trône, Buckingham.Mais peut-être vous ne daigneriez pas. Que feriez-vous, en effet,privé des chants de notre cher Wilmot et des enchantements de Nell,notre reine à tous ?

« Moi, si vous ne vouliez pas quitterLondres, et si un plus digne ne se présentait point, je medévouerais, mon cher lord. Je renoncerais en pleurant à l’espoir derevoir notre joyeuse Angleterre. Je m’enterrerais tout vif aupalais d’Alcantara, au palais de Xabregas, ou dans toute autremasure décorée d’un nom interminable, regrettant Saint-James,regrettant Windsor, et me contentant du titre device-roi. »

– Cet homme est fou, murmura le Moine eninterrompant sa lecture.

Balthazar qui se tenait devant lui, debout etdécouvert, ne se permit point de répondre.

Le Moine reprit la lettre.

« Voici ce qui se passe, continuaitFanshowe ; le roi dom Alfonse est assis sur son trône, enéquilibre, pour ainsi dire, entre les partis qui l’entourent. Lepremier qui soufflera dessus le renversera.

« Je n’ai pas besoin de vous dire, moncher lord, que celui-là ne sera point votre ami et serviteur,Richard Fanshowe. Fi donc, à quoi bon ? Sa Seigneurie, lecomte de Castelmelhor, bilieux portugais qui a le mauvais goût dehaïr la noble Angleterre, se chargera de tirer les marrons du feu.Ce comte, parce qu’il a, dit-il, un atome de sang royal dans lesveines se croit destiné au trône, à l’exclusion du frère d’Alfonse,un troubadour qui soupire pour la Française… »

– La reine, sans doute ? dit leMoine en regardant Balthazar.

Balthazar fit un signe affirmatif.

« … Ce petit dom Pedro, reprit le Moineen continuant sa lecture, est un chevalier des anciens jours. Sonfrère le maltraite, mais il ne veut pas détrôner son frère. Jel’approuve ; et vous, cher lord ?

« Reste la Française. Celle-ci a pourelle la noblesse, et derrière elle la France, cette nationodieuse… »

– Anglais ! dit ici le Moine du tondont on prononce une injure, il a oublié que la France a faitl’aumône naguère à son très-gracieux souverain le roi Charles.

« … Mais, continuait la lettre, laFrançaise est femme et n’a point de conseillers ; noustrouverons moyen de la renvoyer à Monsieur son frère.

« Suivez bien, milord : le comtejettera bas le roi. Tous les autres partis se rueront sur le comte,qui tombera ; c’est alors que votre humble ami et serviteur semettra de la partie.

« … J’ai, de par Lisbonne, un ténébreux,auxiliaire qui me coûte fort cher à entretenir, mais qu’on nesaurait trop payer. Il n’a point de nom et se fait appeler leMoine. Je soupçonne que c’est quelque haut dignitaire del’Église, qui veut se venger du mépris où Alfonse laisse lareligion. En tout cas, il est à moi, à nous, milord, parce qu’il secroit sûr d’obtenir la suprématie ecclésiastique en Portugal, lejour où le Portugal sera Anglais. À l’aide de cet homme, je tiensle peuple. Un geste de ma main peut révolutionner Lisbonne. Unefois Alfonse terrassé que la lutte s’engage, j’anéantirai levainqueur. Alors : God save the king ! et vivela foi protestante ! »

– J’en sais assez ! s’écria le Moineen froissant le papier, et je bénis Dieu de m’avoir inspiré lapensée de combattre cet homme avec ses propres armes ? LesAnglais maîtres du Portugal ! Oh ! non, tant qu’unegoutte de sang restera dans mes veines !

Il prononça ces derniers mots avec énergie,mais bientôt sa tête s’affaissa sur sa poitrine.

– To save theking ! murmura-t-il.Fatale devise, qui est aussi la mienne depuis sept années. Sauverle roi ! oui, quand un roi juste lutte vaillamment contre latrahison c’est là un noble rôle ! Entre Stuart mourant etCromwell vainqueur, j’aurais jeté avec joie mon cœur et mon épée.Mais avant le roi, n’y a-t-il pas la patrie ? Est-ce démenceou héroïsme que de laisser périr son pays pour soutenir un enfantmaudit et déshérité du ciel ?

Il pressa son front brûlant entre ses mains ettomba à genoux devant un crucifix pendu au mur de sa cellule.

– Mon Dieu ! dit-il avec passion,éclairez-moi ou donnez-moi la force d’assister, sans devenirparjure, à la ruine du Portugal !

Balthazar était resté immobile à la mêmeplace. Il contemplait le Moine avec un respect mêlé detristesse.

Le Moine demeura longtemps prosterné devant lecrucifix. Il se passait sans doute en lui une lutte cruelle etacharnée, car tout son corps frémissait parfois, tandis que sa jouepâle se colorait d’une subite et fugitive rougeur.

Quand il se releva, un long soupir desoulagement ou de regret souleva sa poitrine. Son visage avaitrepris son calme ordinaire. Il joignit les mains, levales yeux au ciel, et dit d’une voix lente et grave :

– Dieu sauve le Portugal ! Moi, j’aifait un serment, et ma vie est au roi.

Balthazar avait espéré un autre résultat, sansdoute ; car il laissa échapper un geste dedésappointement.

– Seigneur, dit-il, vous n’avez pas toutlu.

Et, ramassant la lettre que le Moine avaitjetée à terre, il l’ouvrit et la tendit à ce dernier.

Le Moine jeta son regard sur lepost-scriptum, mais à peine eut-il parcouru les premiersmots que ses sourcils se froncèrent violemment.

– Dona Isabelle ! Enlevée !s’écria-t-il, de par Dieu, cela ne sera pas !

Il se mit à parcourir la cellule à grands pas.Toute son incertitude semblait revenue. Mais cette fois, la luttefut courte. Un autre sentiment venait en aide au patriotisme et luidonnait la victoire.

– Cela ne sera pas, répéta-t-il avecagitation. La guerre va commencer. Je serai seul contre tous, il mefaut un drapeau… Bragance et Portugal ! Qu’importe un hommequand il s’agit d’une nation ?

Il s’arrêta devant Balthazar.

– Qui doit enlever la reine ?demanda-t-il.

– Les Fanfarons du roi.

– Je devine. J’ai cru reconnaître cebouffon de Padoue dans l’antichambre de Fanshowe.

– Le Padouan est resté en otage chezmilord… Un autre guidera la patrouille.

– Quel est cet autre ?

– Le secrétaire de milord.

Un sourire amer plissa la lèvre du Moine.

– Sir William ? dit-il. Et tu esbien sûr que c’est un nom d’emprunt sous lequel il secache ?

– J’en suis sûr.

Le Moine s’assit et prit une feuille de papiersur la quelle il écrivit :

« Je requiers les ministres de Sa Majestéle roi d’Angleterre d’opérer le rappel de lord Richard Fanshowe,lequel s’est rendu coupable de trahison envers le roi notre maître,en donnant asile et cachant dans sa demeure un criminel banni duroyaume par sentence royale.

« Fait au palais d’Alcantara, etc.

« LE PREMIER MINISTRE DE DOM PIERRE ROI. »

Le moine plia le papier et l’enferma dansl’enveloppe qui contenait naguère la missive de Fanshowe. Ensuiteil examina l’adresse qu’il ne trouva pas opportun de changer, etscella l’enveloppe de son sceau.

Pendant cette expédition, Balthazar étaittoujours impassible.

– Tu peux porter tout cela au capitaineSmith, lui dit le Moine.

Balthazar s’inclina et sortit avec sonobéissance ordinaire.

Une fois seul, le Moine relut la lettre deFanshowe et la serra ; puis se dirigea vers la porte de sacellule. Avant de sortir, il se ravisa, et, ouvrant de nouveau lalettre, il déchira le post-scriptum, qui avait rapport àIsabelle.

– Ceci est entre milord, sir William etmoi, murmura-t-il en souriant sous son épaisse barbe blanche ;le comte de Castelmelhor n’a pas besoin de connaître nossecrets.

Il prit à son chevet un court poignardcastillan, noir, aigu comme un dard d’abeille, et portant à sestrois faces trois profondes rainures. Il cacha cette arme sous sonfroc et sortit.

Louis de Souza, comte de Castelmelhor, étaitalors à l’apogée de sa puissance. Alfonse s’était littéralementfait son esclave et n’agissait que par sa volonté. Depuis sept ansil en était ainsi, Castelmelhor avait brusqué cette conquêteroyale. Dès le premier jour, pour ainsi dire, il lui avait imposéun sacrifice honteux et cruel : la ratification parlettres-patentes du bannissement de Conti Vintimille, chassé deLisbonne par le peuple. Cette épreuve pouvait le tuer, mais unefois faite, elle fondait d’un seul coup son pouvoir. Alfonse, quin’aimait rien, signa, sans sourciller, la sentence d’exil de sonancien favori, tout en jurant que ce bambin de comte avaitde bizarres fantaisies.

Ce point emporté, le comte se sentit fort etne craignit point d’abuser de sa force : il régna.

Son hôtel, ou plutôt son palais, anciennedemeure royale qu’il avait fait restaurer à grands frais, s’élevaitsur la place du Campo-Grande. L’intérieur dépassait de beaucoup enmagnificence les palais d’Alfonse, et c’était la coutume à Lisbonnede dire que Castelmelhor avait voulu surpasser les splendeurs deParis et donner à sa demeure une renommée qui fît oublier celle dufameux palais cardinal.

Une foule de courtisans se pressait à touteheure dans ce somptueux édifice. Alfonse était le premier et leplus assidu de ces courtisans. Il avait ses appartements à l’hôtelCastelmelhor, et une chambre, la plus belle après celle du comte,portait le nom de Chambre du roi.

Le même jour où se passaient les événementsque nous avons racontés, et à l’heure où le Moine quittait soncouvent, le roi donnait audience à l’hôtel Castelmelhor. La courtout entière y était rassemblée.

On voyait là Richard Fanshowe et don César deOdiz, marquis de Ronda, ambassadeur d’Espagne ; les Alarcaon,Sébastien de Ménèses et quelques gentilshommes qui s’étaientralliés à Castelmelhor. Puis venaient des roturiers tenant charges,car, en cela, le comte, malgré son orgueil, avait été obligé desuivre les traces de Conti.

Parmi tous ces seigneurs et gens en place,quelques-uns à peine osaient porter à leur toque demi-cachée etréduite à une petitesse microscopique l’étoile des Chevaliers duFirmament. Cet ordre n’avait point les bonnes grâces ducomte : ses beaux jours semblaient passés.

Alfonse, au contraire, demeurait héroïquementfidèle à cette marotte. Il regrettait dolemment et à tout proposces belles chasses à courre qu’il menait nuitamment jadis dans sabonne ville de Lisbonne, et tourmentait continuellement son favoripour obtenir de lui, ne fut-ce qu’une fois, ce plaisir.

Castelmelhor éludait cette prière sousdifférents prétextes. Il savait, d’une part, que la patrouille duroi lui gardait rancune, et il ne voulait point faire revivre soninfluence. D’autre part, il n’ignorait pas l’effervescence sourdeet menaçante qui régnait parmi le peuple. Une étincelle pouvaitmettre le feu à cet incendie qui couvait dans l’ombre. Qui sait si,dans l’état actuel des choses, les hurlements de la révolten’eussent point répondu aux joyeux cris de la meuteroyale ?

Alfonse n’avait point gagné à prendre del’âge. Loin de là, sa santé s’était affaiblie, en même temps que sapauvre intelligence se voilait de plus en plus. Il pouvait à peinefaire un pas, en boitant, hors de son carrosse, et c’était grandecompassion que de voir cet être misérable se présenter seul pourchampion de la patrie, en face d’une multitude de factions égoïstesou perfidement dévouées à l’étranger.

On rencontre parfois, dit-on, dans les gorgesdes Cévennes, de pauvres enfants, chétifs, lépreux, dont le nom,jeté à la face d’un homme, devient une sanglante injure. Ilsnaissent souvent aveugles et, plus tard, le vent des montagnes leurravit le sens de l’ouïe. Vous les voyez alors errer par lessentiers déserts ; la bise soulève les lambeaux qui lescouvrent et montre leur effrayante maigreur : leurs piedssaignent, déchirés par les cailloux du chemin ; leur maintâtonne et saisit avidement les feuilles des arbres, poursatisfaire une faim qui n’a point de trêve. Ils n’ont ni toit nifamille. Leur père est mort ; ses ossements blanchissent aufond de quelque ravin. Leurs frères ne les connaissent plus. Ehbien ! ces victimes portent en elles un baumeconsolateur : la résignation. Elles ne regrettent point lesoleil qu’elles n’ont jamais vu ; leur ouïe ne leur servaitqu’à entendre le rugissement du vent dans la montagne : ellesaiment mieux ne point entendre. On les voit descendre, en chantantun refrain monotone, la rampe rocheuse de quelque pic ; s’ilss’arrêtent, c’est pour tourner sur eux-mêmes et danser une danseincroyable et sans nom. Ils tournent, ils tournent, jusqu’à ce quele souffle leur manque ou que leur pied, guidé par la clémencedivine, trouve, au lieu du sol, le vide d’un précipice sans fond,où finit leur martyre…

Ainsi était Alfonse. Sa folie lui sauvait ladouleur. Il chantait et dansait sur le bord du précipice.

Ce jour-là surtout, il était tout joyeux. Sessouffrances physiques lui donnaient un peu de repos, et il tâchaitd’utiliser de son mieux ce bien-être.

Castelmelhor qui se montrait parfois bonprince, avait consenti à se prêter au caprice royal, qui était defaire grande réception à l’hôtel. Tout ce qui avait entrée à lacour avait donc été convoqué.

Alfonse était assis sur une manière de trône,ayant à ses pieds deux jeunes dogues, petits-fils de ce fameuxRodrigo, qui a joué un rôle dans la première partie de cettehistoire. Auprès de lui, Castelmelhor était nonchalemment étendudans un fauteuil.

Chacun vint à son tour faire sa cour au roi.L’Espagnol fut accueilli par un gracieux sourire.

– Don César, lui dit Alfonse, jedonnerais l’Estramadure, voire les Algarves, pour votre domained’Andalousie. Quels taureaux, don César, quels taureaux !

– Il m’en reste encore, réponditl’Espagnol, et tous, jusqu’au dernier, sont au service de VotreMajesté.

– C’est bien, dit le roi : enrécompense, je vous ferai, moi, chevalier du Firmament.

Don César fit la grimace et se retira. Ce futFanshowe qui vint après lui.

– Je vous dispense du baise-main, milord,s’écria de loin Alfonse ; Maï de Deos, ajouta-t-il àdemi-voix, ce dogue d’Anglais boite à faire frémir ! Je mependrais si je boitais ainsi !… Milord, comment se porte notrepetite sœur Catherine ?

– Sa Majesté la reine d’Angleterre est enbonne santé, sire.

– Et ce pendard de Charles, notrebeau-frère ?

– Le roi, si c’est lui que Votre Majestédésigne par ces paroles, se porte comme il faut pour le bonheur del’Angleterre.

– Oui-dà ! dit Alfonse ; ehbien, milord, cela m’est égal… Dites-moi, y a-t-il en Angleterrebeaucoup de bossus aussi laids que vous ?

La face de l’Anglais devint livide.

– Votre Majesté, dit-il en essayant desourire, me fait honneur en me traitant avec cette familiarité.J’ai peur de faire ici des jaloux.

Alfonse bâilla et fit un geste de fatigue.

Au moment où l’Anglais se retournait pourregagner son siège, il se trouva face à face avec le Moine, quivenait d’entrer.

– Quelles nouvelles ? dit Fanshowe àvoix basse.

– Chut ! fit le Moine ; je vousrépondrai demain, milord ambassadeur… Et Dieu sait quel titre ilfaudra vous donner demain !

Le front de Fanshowe se dérida ; sonsourire narquois et cauteleux reparut sous les poils de samoustache, tandis qu’un espoir passionné allumait, malgré lui, deséclairs dans sa prunelle.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer