Les Fanfarons du Roi

IV – LA TAVERNE D’ALCANTARA

La nuit commençait à se faire sombre et leslumières s’éteignaient l’une après l’autre à tous les étages desmaisons de Lisbonne. Le ciel était couvert et sans lune. N’eussentété quelques lanternes qui brillaient de loin en loin au seuil desriches bourgeois, malgré la récente défense portée par l’édit duroi, et quelques cierges brûlant sous les madones, la ville auraitété plongée dans une complète obscurité.

D’ordinaire, à cette heure, les rues étaientdésertes ; c’est à peine si quelques filous faméliques sehasardaient à faire timidement concurrence aux nobles ébats de lapatrouille royale : mais ce soir, on voyait de tous côtés desgroupes nombreux marcher dans l’ombre. Tous suivaient la mêmedirection. Un silence profond régnait parmi ces nocturnespromeneurs. Ils allaient d’un pas rapide, s’arrêtant parfois pourécouter, reprenant aussitôt leur course, sans détourner la tête, etcachant soigneusement leurs visages sous les capuces de leursmanteaux.

Ils traversaient la ville dans le sens de salongueur en remontant le Tage. À mesure qu’ils approchaient dufaubourg d’Alcantara, leur nombre augmentait, et ce fut bientôtcomme une véritable procession. Plus leurs rangs se serraient, plusils semblaient prendre de précautions. Aux carrefours, lorsque deuxbandes se rencontraient, elles passaient l’une près de l’autre sansmot dire, et poursuivaient leur marche silencieuse.

La dernière maison du faubourg était un longet bas édifice bâti en pierres de taille et qui avait dû jadisservir de manège. Il était alors affermé par Miguel Osorio,tavernier, qui faisait doucement sa fortune à vendre des vins deFrance aux gentilshommes de la cour. Ceux-ci, en effet, passaientforcément devant sa porte chaque fois qu’ils se rendaient au palaisde plaisance d’Alcantara, résidence habituelle d’Alfonse VI,et chaque fois qu’ils passaient, le tavernier pouvait compter surune aubaine. Aussi Miguel était-il, en apparence du moins, lepassionné serviteur de Conti, et de tous ceux qui approchaient lapersonne du roi. Il disait à qui voulait l’entendre que le Portugaln’avait jamais été si glorieusement gouverné.

Nonobstant ces opinions intéressées, Miguel nedédaignait point de vendre son vin aux mécontents. Loin delà : quand il était bien sûr qu’aucun seigneur ou valet deseigneur n’était à portée de l’entendre, il changeait subitementd’allures et disait des choses fort attendrissantes sur le tristesort du peuple de Lisbonne. Conti n’était plus alors qu’un manantparvenu, auquel ses dentelles et son velours allaient comme la peaudu lion à l’âne. Ce mignon roturier était la plaie du Portugal, etce serait un jour de bénédiction que celui qui le verrait attachéhaut et court au gibet de la courtine du palais.

Si Miguel venait à faire trêve à ses séditieuxdiscours, on pouvait être certain qu’il avait flairé de loin unfeutre à plumes ou un pourpoint brodé. Pour être juste, nous devonsdire que jamais aubergiste n’eut un flair aussi subtil que lesien.

Ce fut devant la maison de cet homme ques’arrêtèrent les premiers groupes. Ils touchèrent la main du maîtreassis sur le pas de sa porte, prononcèrent un mot à voix basse etentrèrent. Ceux qui suivirent firent de même, et bientôt l’immensesalle commune fut pleine à regorger.

À la même heure, dans l’une des rues de labasse ville, redevenue déserte, un homme allait, puis revenait surses pas, comme s’il se fût égaré dans ce sombre dédale, quel’absence de boutiques et la multiplicité des hôtels faisaientappeler le quartier noble. Derrière lui, à quelque distance, unautre personnage semblait avoir pris à tâche de l’imiterscrupuleusement. Quand le premier s’arrêtait, l’autre faisait demême ; quand celui-ci revenait sur ses pas, celui-là se hâtaitde s’effacer sous quelque porte cochère, laissait passer soncompagnon d’aventures, et recommençait aussitôt à le suivre.

– Il fait noir comme dans un four,pensait le premier. Depuis dix ans que j’ai quitté Lisbonne, etj’étais un enfant alors tout est changé : je ne m’y reconnaisplus.

Le hasard ne m’enverra-t-il pas quelquepassant ou même quelque voleur qui, en échange de ma bourse daignem’enseigner le chemin !

– Mon jeune ami, se disait l’autre, vousayez beau tourner et, retourner, je me suis promis à moi-même sousles serments les plus respectables, que vous me vaudriez quatrecents pistoles, et je ne manque jamais qu’aux serments que je faisà autrui.

Jusqu’alors Simon, l’ouvrier drapier, que lelecteur a sans doute reconnu aux paroles d’Ascanio Macarone,n’avait point pris garde à la présence de ce dernier ; mais,dans un de ses brusques détours, il se trouva face à face avec lePadouan.

– Le chemin de la taverned’Alcantara ? dit-il.

– J’y vais, répondit Macarone endéguisant sa voix.

– S’il vous plaît, seigneur cavalier,nous ferons route ensemble.

– Avec ravissement, mon gentilhomme, carvous êtes gentilhomme, cela se voit du reste, et entregentilshommes, – je le suis aussi, la courtoisie commande de ne sepoint refuser ces légers services.

– C’est mon avis, seigneur cavalier.

Simon prononça ces mots d’un ton sec, etenfonçant son capuce sur sa figure, il doubla le pas ;Macarone l’imita. Vingt fois il fut sur le point de rompre lesilence, mais la crainte de se trahir l’arrêta.

L’Italien était un homme de trente-cinq àquarante ans, grand, maigre, mais bien proportionné. Ses membressouples et musculeux donnaient à penser que la nature les avaittaillés tout exprès pour faire un danseur de corde. Il se donnaiten marchant une allure théâtrale, drapait son manteau et mettaitfréquemment le poing sur la hanche.

Simon était petit, comme presque tous lesPortugais, mais son pas leste, presque bondissant, et la largecarrure de ses épaules disaient assez que sa petite taille n’étaitpoint un symptôme de faiblesse. De temps à autre, le Padouan leconsidérait en-dessous. Peut-être se demandait-il combien leseigneur Conti payerait en sus du marché, pour un coup de styletconvenablement appliqué à cet audacieux inconnu ; mais latémérité, depuis le temps d’Horatius Coclès, a cessé d’être le vicedominant des Italiens ; il fit réflexion que le bout d’unebonne rapière relevait par derrière le bas du manteau de Simon, etse tint tranquille.

– À quoi bon le tuer ? sedisait-il ; il ne m’a pas reconnu. S’il entre à la taverne,j’entre avec lui ; s’il est repoussé, je recommence à lesuivre ; je le suis jusqu’à sa demeure et quand on a découvertla demeure d’un homme, on n’est pas bien loin de connaître sonnom.

Ils arrivaient en ce moment au bout dufaubourg ; la taverne d’Alcantara s’élevait devant eux. Elleétait sombre, aucune lumière ne brillait aux fenêtres ; etl’honnête Miguel Osorio, toujours assis sur le pas de sa porte,fumait ses cigaries avec toute la dignité qui caractérise Espagnolset Portugais, s’acquittant de ce solennel devoir.

– Voilà ! dit le Padouan en montrantl’hôtellerie : entrez-vous ?

– Oui.

– Vous avez donc le mot depasse ?

– Non ; et vous ?

– Oh ! moi, je n’ai pas besoin dumot de passe. Vous allez voir… Miguel, satané coquin ! quiavons-nous aujourd’hui dans la grande salle ?

– Coquin ! s’écria Miguel tremblantde frayeur en reconnaissant la voix de Macarone. Qui ose appelercoquin le tavernier de la cour ? Il n’y a pour cela qu’unmarchand de la haute ville, je parie ! Au large, manants, jene reçois que des gentilshommes !

– C’est bien, c’est bien, brave Miguel,et comme nous sommes gentilshommes, tu vas nous préparer à souperdans la grande salle. Va !

Ce disant, Macarone prit Osorio par lesépaules, le fit tourner sur lui-même et entra ; mais au momentoù il allait passer le seuil de la salle, une main vigoureuse lesaisit à son tour, et lui fit subir une opération analogue.Seulement, comme la secousse fut incomparablement plus forte, ils’en alla tomber à l’autre bout du corridor.

– Au revoir, seigneur Ascanio Macaronedell’Acquamonda, dit la voix moqueuse du jeune ouvrier drapier.Attendez-moi ici, s’il vous plaît : j’ai fermé la porte de larue, et je vais fermer celle de la salle.

Simon entra aussitôt en effet, et referma laporte à double tour.

Ascanio se releva tout meurtri, et tâta sesmembres l’un après l’autre.

– Il m’avait reconnu !grommela-t-il. C’est une bonne idée que j’ai eue de ne pas jouer ducouteau avec ce jeune enragé. Il a un poignet d’Hercule, et jetâcherai désormais de le surveiller à distance. En attendant,voyons s’il a dit vrai.

Il essaya d’ouvrir la porte extérieure :elle était fermée. Quant à la porte de la salle, il n’osa même pastoucher à la serrure ; mais approchant l’oreille du trou, iltâcha d’entendre ce qui se disait à l’intérieur ; ce fut envain. Il reconnut qu’il y avait grand tumulte et que des voixconfuses se croisaient en tous sens.

– Quel coup de filet ! pensa-t-il.Si cette maudite porte n’était pas fermée, j’emprunterais un chevalà ce misérable Miguel, et dans une heure, tous ces bourgeois, ycompris mon jeune camarade, seraient en sûreté dans la prison dupalais.

Au moment où Simon entra dans la salle quiservait de lieu de réunion aux corps de métiers de Lisbonne, ladiscussion était si vivement engagée qu’on ne prit pas garde à lui.Il traversa comme il put la cohue et vint s’asseoir au premierrang, vis-à-vis de la table où se trouvait seul Gaspard Orta Vaz,doyen de la corporation des tanneurs et président del’assemblée.

La réunion était, comme nous l’avons dit,très-nombreuse. Groupés en cercle autour du président, les doyensde corporations formaient le premier rang. Derrière eux venaientles chefs d’ateliers, et derrière encor, les petits marchands etartisans salariés. C’était parmi les doyens de corporations que,dans son ignorance, Simon était venu se placer. Il avait jeté sonmanteau sur son bras, son costume, sans ressembler plus que lematin à celui d’un gentilhomme, lui donnait l’air d’un bourgeoisaisé. Il avait mis un pourpoint neuf de drap de Coïmbre, à crevéset passades de velours ; une lourde chaîne d’or tombait sur sapoitrine.

Quand il jeta les yeux autour de lui et qu’ilse vit entouré de longues barbes blanches et de têtes vénérables,il voulut faire retraite et gagner les rangs inférieurs ; maisil n’était plus temps. La trouée qu’il avait faite à grand renfortde vigoureux coups de coude s’était refermée derrière lui, et letumulte qui s’apaisait peu à peu ne permettait pas d’espérer qu’ilpût recommencer ce jeu avec succès. Il demeura donc à sa place etrabattit son chapeau sur ses yeux.

– Enfants ! disait le vieuxprésident Gaspard, à qui on avait négligé de donner unesonnette ; enfants, écoutez les anciens !

– Mort aux valets de cour !répondaient en chœur les apprentis et petits marchands. Mort aufils du boucher !

– Sans doute, sans doute, mais faites unpeu de silence, reprenait le malheureux Orta Vaz. Je m’enroue, etpour peu que cela continue, je ne pourrai plus vous donner mesconseils.

Simon écoutait et hochait la tête.

– Est-ce bien sur ces vieillardsimpuissants et sur ces enfants bavards qu’il faudrait m’appuyerpour accomplir la mission que m’a imposée mon père à son lit demort ? se demandait-il. Je n’ai pas le choix ; attendons,et la volonté de Dieu se fera.

– Mes amis et concitoyens, reprit GaspardOrta Vaz, saisissant au vol un moment de calme, personne n’ignoreque j’ai soixante-treize ans depuis la fête du glorieux saintAntoine, patron de l’Hôtel de Ville. Depuis onze ans et sept mois,j’ai l’honneur d’être le doyen d’âge de la corporation destanneurs, apprêteurs, corroyeurs, fourreurs, peaussiers etmégissiers de Lisbonne. Ce sont des garanties, mes enfants ;quand on peut dire comme moi : Je suis ceci et cela, et enoutre j’ai cinq ducats, depuis le premier janvier jusqu’à laSaint-Sylvestre, à manger tous les jours, on a le droit…

– Qu’est-ce à dire ! interrompirenten même temps cent voix courroucées ; parce que nous sommespauvres, prétendrait-on nous enlever la parole ?

– Nous a-t-on appelés pour aider àremplacer la tyrannie de l’épée par celle du coffre-fort ?

– Par saint Martin !

– Par saint Gille !…

– Par saint Raphaël ! vous êtes unvieux fou, maître Gaspard Orta Vaz, malgré votre front chauve etles cinq ducats que vous mangez tous les jours !

Le vieux tanneur s’était levé ; ilfrappait dans ses mains et demandait du silence, sans doute pourrétracter ou expliquer ses paroles : mais il avait beau faire,l’agitation de l’assemblée augmentait au lieu de diminuer, etbientôt le vieillard, épuisé, retomba lourdement sur son siège.Alors on se tut, et l’un des doyens alla s’asseoir auprès de luipour le remplacer dans ses fonctions de président.

– Laissez parler Balthazar, dit tout àcoup une voix de stentor dans la foule compacte des derniersrangs ; Balthazar vous tirera d’affaire.

– Qui est ce Balthazar ? demanda leprésident.

– C’est Balthazar, répondit la mêmevoix.

– Bien répondu ! bravo !cria-t-on de toutes parts.

Et un immense éclat de rire fit trembler lesmurailles de la salle, tant il est vrai que rien n’est plus facileque de faire passer une assemblée populaire de la fureur à lagaieté, et réciproquement.

– Approche et parle, dit leprésident.

Aussitôt il se fit un grand mouvement, et unesorte de lourd colosse portant devant soi un tablier de toile,souillé de sang, s’avança vers la barre, renversant tout sur sonpassage.

– Voilà, dit-il en posant son pied surles marches de l’estrade, voilà Balthazar !

– Bravo pour Balthazar ! cria encorela foule.

– Quant à ce que j’ai à vous dire, repritle géant, ce n’est pas long, mais c’est malin. Tout à l’heure onparlait de Conti, le fils du boucher, disait-on. Il y a du vrailà-dedans, car je suis boucher, moi aussi, et j’ai eu l’avantage deservir chez son père, qui est mort de chagrin en voyant que lejeune homme ne voulait pas suivre, l’état… oh !… un bel état,mes garçons !

– Au fait, dit le président.

– C’est juste. Il s’agit de tuerquelqu’un, n’est-ce pas ? Pendant qu’on y est, moi je trouveque c’est dommage de s’arrêter. Conti est un gueux, mais le roi estun fou. Après Conti, un autre favori viendra.

– Il a raison ! appuyèrent quelquesvoix.

– Nous tuerons cet autre-là, repritBalthazar ; mais après lui, un autre viendra encore, si bienque ça n’en finira pas. Le plus simple serait de tuer le roi.

Il se fit dans la salle un silence subit.

– Misérable ! s’écria Simon, quibondit sur son banc, oses-tu biens parler d’assassiner leroi !

– Pourquoi pas ? demandatranquillement Balthazar.

– Par le sang de Souza ! cetteparole sacrilège sera la dernière que prononcera ta bouche !reprit le jeune homme indigné.

Il s’élança vers le géant en brandissant sonépée.

– Trahison ! trahison !cria-t-on de toutes parts. C’est un espion de la cour ! àmort ! à mort !

Entouré de tous côtés à la fois, Simon fut, enun clin d’œil, terrassé et désarmé.

– Il a juré par le sang de Souza,disaient les plus acharnés, c’est sans doute un valet du nouveaucomte de Castelmelhor, arrivé depuis hier à Lisbonne, de ce beauseigneur dont la première visite a été pour Conti.

– Mensonge ! voulut direSimon ; le comte de Castelmelhor est un loyal Portugais quidéteste et méprise Conti comme pas un de vous…

Mais il y avait là plusieurs des fournisseursde Conti ; car un marchand peut fort bien essayer le matin unepaire de bottes ou une veste de velours à l’homme dont, le soir, ildemandera la tête. Quelques-uns de ces fournisseurs avaient vuLouis de Vasconcellos y Souza, comte de Castelmelhor, introduit aupetit le ver du favori, ce dont ils ne manquèrent pas de rendretémoignage. Cette circonstance mit le comble au danger deSimon ; sa mort était déjà résolue.

– À tout seigneur tout honneur, vousautres, dit un apprenti : le rôle d’exécuteur revient de droità Balthazar.

Les maîtres et doyens avaient perdu toutpouvoir de modérer cette foule exaspérée. Il est douteux d’ailleursqu’ils eussent un fort grand désir de sauver cet homme, qui, lelendemain, aurait pu livrer leur tête au bourreau. Ils restaientdonc passifs spectateurs de cette scène. Quant au reste de lafoule, elle accueillit avec transport la motion de l’apprenti.

Balthazar avait les honneurs de la séance etvenait de se créer, sans trop le savoir, une notable popularité. Ontraîna Simon jusqu’à lui, et l’apprenti, présentant par la pointela propre épée du malheureux jeune homme, fit un gestesignificatif.

Le boucher comprit ce signe et prononça uneseconde fois sans sourciller, son flegmatique : Pourquoipas ? Puis, saisissant l’arme, il en examina la trempe enconnaisseur, hocha la tête comme pour dire que l’outil lui semblaitconvenable, et se mit en posture. Ceux qui tenaient Simon firent unpas en arrière ; le boucher leva l’épée.

À ce moment, Simon, dont la tête s’étaitaffaissée sur sa poitrine, se redressa fièrement, et regarda enface son bourreau.

Balthazar laissa échapper l’arme, et se frottales yeux.

– C’est différent, dit-il, c’est biendifférent !

– Qu’a-t-il donc ? demandaitl’assemblée, qui comptait sur une exécution et n’entendait point yrenoncer.

– Il y a, répondit Balthazar, que c’estbien différent.

– Ramasse l’épée, Diego, dit une voix, etfais l’affaire ; cet homme ne sait tuer que des moutons :il a peur.

Deux ou trois apprentis s’avancèrent pourramasser l’arme ; mais Balthazar les prévint, et se posantentre eux et Simon, il fit décrire à l’épée une ou deux douzainesde courbes si efficaces, qu’il y eut bientôt autour de lui un largecercle vide.

– Puisque je vous dis, mes maîtres, quec’est bien différent, répéta-t-il avec un calme imperturbable…Écoutez : si vous tenez à me voir couper une tête,cotisez-vous et fournissez-m’en une autre. Celle-ci est la têted’un brave ; c’est rare ; personne ne touchera un seul deses cheveux : ni moi, ni vous.

– Tu le connais donc ? demanda unancien.

– Si je le connais ? Oui et non…Mais vous-mêmes, qui me faisiez fête tout à l’heure, meconnaissiez-vous ?

– Réponds-tu de lui ?

– Quant à ça, oui, sur ma tête !

– Quel est son nom ?

– Je n’en sais rien.

– Cet homme se joue de nous, dirent lesmaîtres qui songeaient au lendemain avec terreur. Il s’entend avecce jeune inconnu, et tous deux sont des agents du palais.

– Ce n’est que trop vrai ! murmuraGaspard Orta Vaz à l’oreille de son voisin ; j’ai rencontré cematin le jeune drôle sur la place, en compagnie d’un Fanfaron duroi.

– Plus de doute ! Il faut s’emparerd’eux à tout prix !

Balthazar, ayant entendu cela, prît uneposition menaçante.

– Debout, jeune homme ! dit-il àSimon. Prends ton épée ; tu t’en sers comme il faut, je lesais. Moi, j’ai mon couteau… Deux contre mille, ce n’est pasbeaucoup, mais ça s’est vu. En garde !

Les bourgeois s’encourageaient à fondre surces deux hommes, mais nul ne donnait l’exemple. Simon s’étaitrelevé. L’aspect de son visage où se lisait le sang-froid le plusintrépide, augmentait l’hésitation de l’assemblée.

– Allons, mes maîtres, dit Balthazar aubout de quelques minutes, je vois que, pas plus que nous, vousn’avez envie de commencer. Essayons donc de nous entendre,Dites-moi, voulez-vous que je vous régale d’une histoire ?Cela vous aidera à passer une heure, et vos femmes pourront croireque vous avez fait quelque chose cette nuit. Mon histoire est touteneuve ; elle date de ce matin. Vous et moi nous y avons jouéun rôle ; moi, celui de victime ; vous, celui despectateurs peureux et inoffensifs : votre rôle habituel, mesbons maîtres. Quant au rôle du héros, je vous dirai tout à l’heurequi s’en est chargé.

Vous savez que ce matin Conti a fait sonnertoutes les trompettes de la patrouille royale, afin de vous appelersur la place, et de vous braver à la face du ciel. Ceux de vousauxquels la frayeur n’avait pas enlevé l’usage de leurs yeux ont puvoir le favori frapper de son épée un malheureux qui ne pouvait sevenger… L’avez-vous vu ?

– Oui.

– Ce malheureux souffrait. Un homme s’estavancé, sous les yeux de Conti, et a tendu son mouchoir au pauvrediable de trompette, qui a pu étancher son sang et bander sablessure.

– Cet homme est un brave, dit un desdoyens, car il affrontait la colère du favori, et la colère dufavori, c’est la mort. Quel est-il ?

– Vous le saurez. Quant au trompette,c’était moi… Oh ! calmez-vous. Qu’importe ce que j’étais cematin ? Ce soir, je suis garçon boucher et tout à votreservice. D’ailleurs, je vois ici le tailleur de Conti, sontapissier, son armurier ; pourquoi auriez-vous défiance de moiplutôt que de ces gens ? Conti les paye bien ; il mepayait mal ; en le haïssant ils sont ingrats, en l’abhorrant,je suis juste, la balance est en ma faveur, passons. Quand lefavori, après avoir fini de lire son insolente pancarte, a faitmine de se retirer, vous lui avez fait place ; vous vous êtesrangés comme eût fait un troupeau de ces moutons dont vous meparliez tout à l’heure. Un seul homme n’a pas bougé ; un seulhomme a barré le passage à Conti, et quand le parvenu a voulu,suivant sa coutume, lever la main, il a trouvé son maître. Vousl’avez tous vu rouler dans la poussière ; vous avez tousentendu ces paroles : À toi, fils d’un boucher, le peuplede Lisbonne ! Ces mots et cet acte sont-ils ceux d’unagent du palais ?

– Non ! non ! cria la foulecomplètement retournée ; celui qui a frappé Conti est unbrave ; celui qui l’a frappé au nom du peuple de Lisbonne estun vrai Portugais. Son nom ?

– Je vous ai dit déjà que je n’en saisrien. Mais qu’importe son nom ? celui qui a bravé la colère deConti pour me venir en aide, celui qui a terrassé Conti au milieude sa garde, pour vous venger, celui-là est devant vous, et levoilà !

Il touchait l’épaule de Simon.

– C’est vrai, dit un apprenti, je lereconnais.

Et tout, le monde de répéter :

– Je le reconnais, moi aussi, moiaussi.

– Je vous disais bien, mon compère,murmura Gaspard Orta Vaz à l’oreille de son voisin, que j’avais vuce jeune inconnu quelque part.

– Vous prétendiez, répliqua le voisin,qu’il était en compagnie d’un Fanfaron du roi ?…

– L’ai-je prétendu ?… Je me faisvieux, mon compère.

– Et maintenant, reprit Balthazar, undernier mot. Vous avez grand besoin d’un chef intrépide ; cejeune homme a fait ses preuves, qu’il soit notre général !

Une acclamation unanime accueillit cesparoles, et il n’y eut pas une voix pour protester. Tout ce qu’il yavait de jeune dans l’assemblée se sentait pris d’enthousiasme pource vaillant inconnu, et les vieillards étaient bien aises dedécliner, autant que possible, leur part de responsabilité.

Orta Vaz, reprenant son rôle de président,frappa dans ses mains et réclama le silence.

– Étranger, dit-il, tu as bien mérité desbourgeois et métiers de Lisbonne ; saurons-nous le nom denotre défenseur ?

– Simon, répondit celui-ci.

– Eh bien, dom Simon, veux-tu être notrechef ?

– Peut-être. Mais auparavant je ferai mesréserves. Et d’abord, voici mon sauveur, auquel je n’ai point tenduencore la main en signe d’action de grâce.

Balthazar leva sa large main pour saisir celledu jeune homme, qui fit un pas en arrière.

– Pas encore, dit-il. Tu as prononcé desparoles qu’il te faudra rétracter avant que nous soyons amis.

– Tout ce qui vous plaira, seigneurSimon, dit Balthazar d’un ton profondément soumis : je suisprêt.

– Tu as proposé d’assassiner Alfonse dePortugal ; tu vas jurer de le défendre.

– Pourquoi pas ? murmura lecolosse ; puis, enflant sa voix de stentor, il s’écria :Je le jure !

– À la bonne heure ! Maintenantvoici ma main, et je te remercie.

Balthazar s’empara de la main de Simon, et, aulieu de la serrer entre les siennes, il la porta jusqu’à seslèvres. Simon le regardait avec surprise.

– Rassurez-vous, dit tout bas Balthazar,je ne vous connais pas ; mais à l’heure où vous aurez besoind’un homme disposé à mourir sans demander pourquoi, pour vous, bienentendu, et non pas pour un autre, souvenez-vous de Balthazar.

En même temps, il tira de son sein le mouchoirde Simon, teint de sang et déchiré.

– Avec cela, continua-t-il, vous m’avezacheté tout entier, cœur et bras… Place à Balthazar vousautres !

Ce disant, il recommença à jouer des coudes etregagna le banc obscur où il avait siégé d’abord.

– À votre tour, mes maîtres, dit alorsSimon en s’adressant à l’assemblée. Voici ma devise : Guerre àConti ! respect au royal sang de Bragance !l’acceptez-vous ?

Il y eut un instant d’hésitation.

– Nous respectons, nous aimons la soucheroyale, dit enfin un doyen de corps ; mais n’est-ce pas afinde conserver l’arbre qu’on élague les branches desséchées ?…Alfonse VI est incapable de gouverner.

– Alfonse VI est notre légitimesouverain, s’écria Simon d’une voix forte ; des traîtres ontabusé de sa jeunesse, nous devons le délivrer et non le combattre.Guerre à Conti, amour au royal sang de Bragance !

– Soit, nous épargnerons le roi.

– Ce n’est pas assez ; vous ledéfendrez, je le veux !

– Soit, nous le défendrons.

– Alors, je serai votre chef.

L’assemblée prit aussitôt un caractère plusgrave. Simon lui imposa plus d’une fois sa volonté, aidé en celapar le puissant organe de Balthazar, qui appuyait de loin sesmotions. Il fut convenu que chaque bourgeois se fourniraitsecrètement d’armes de guerre, et, séance tenante, les chefs etofficiers de quartier furent institués. Le jour commençait àpoindre lorsque Simon donna le signal du départ.

– Plus d’assemblées, dit-il enfinissant ; à quoi bon ? nous sommes d’accord. Jecommuniquerai avec les chefs de quartier seuls ; ils vousferont connaître mes volontés, et quand l’instant sera venu, honteà qui reculera !

La foule s’écoula en silence, comme elle étaitvenue, et les anciens donnèrent de grandes louanges au vigilantMiguel, qu’on trouva endormi sur le pas de sa porte. Simon sortitle dernier ; il avait oublié le Padouan Macarone, et traversale corridor les yeux baissés et l’esprit perdu dans ses réflexions.À peine avait-il dépassé le seuil extérieur que l’Italien sortit del’enfoncement d’une porte et se mit à le suivre de loin.

– Ces rustres ne se savaient pas si prèsd’un bon gentilhomme, pensait Macarone. Au fait, je n’ai rienentendu, pas même le nom de mon jeune camarade ; et si jecontinue à jouer ainsi de malheur, Conti pourrait bien, au lieu dedeux cents doublons, me faire donner pareil nombre de coups de platd’épée.

Il suivait toujours Simon. Celui-ci traversala ville entière et s’arrêta au bout du quartier noble, devant unhôtel de magnifique apparence.

– Oh ! oh ! se dit Macarone,serait-ce un serviteur du jeune comte de Castelmelhor ?

Simon heurta. Un valet vint ouvrir, qui, à lavue du jeune homme ôta précipitamment sa toque et se courba,jusqu’à terre. Le Padouan tendit le cou. À travers la porteentre-bâillée, il vit Simon traverser la cour, le feutre surl’oreille, tandis que les écuyers et gentilshommes de Souza sedécouvraient sur son pas.

– Par mon patron ! s’écria-t-il aucomble de la surprise, ce n’est rien moins que le comte deCastelmelhor lui-même ! Où diable ai-je mis le pied ?

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer