Les Fanfarons du Roi

XVII – L’ANTICHAMBRE

Sept années s’étaient écoulées. On était à lafin de l’hiver de l’an 1667. Dans l’antichambre de Sa SeigneurieLord Richard Fanshowe, qui représentait à Lisbonne le roiCharles II d’Angleterre, nous retrouvons deux de nos anciennesconnaissances, Balthazar et le beau Padouan, Ascanio Macaronedell’Acquamonda.

Balthazar n’avait point changé. C’étaittoujours le même visage, simple, franc, un peu naïf, supporté parun torse herculéen et des jambes qui ne déparaient point le torse.Il portait une livrée de drap rouge à revers d’azur, ce quiindiquait qu’il appartenait à milord-ambassadeur.

Ascanio, au contraire, avait sensiblementvieilli. Les boucles non-pareilles de ses magnifiques cheveuxavaient passé du noir au gris pommelé ; ses longues mainsblanches s’étaient ridées ; un vermillon coupé de veinesblanchâtres, à l’instar du marbre des Pyrénées, remplaçait lafraîcheur veloutée de ses joues.

En revanche, il avait gardé son séduisantsourire et l’incomparable agrément de sa tournure. De plus, soncostume avait gagné presque autant que son physique avait perdu. Ilportait toujours le galant uniforme de la patrouille royale ;mais son pourpoint était de velours, ses culottes et son écharpe desoie la plus fine, et ses bottes molles, à éperons d’argent,disparaissaient presque sous un flot écumeux de dentelles. À satoque brillait l’étoile blanche, signe distinctif des chevaliers duFirmament ; mais, au lieu d’être en clinquant, comme jadis,elle jetait des feux ni plus ni moins qu’une étoile véritable,parce qu’elle était formée de cinq pointes de diamants dont chacunevalait bien cent pistoles.

C’est que le beau cavalier de Padoue avaitmonté en grade considérablement. Il n’était maintenant rien moinsque le capitaine des Fanfarons du roi, et se vantait à tout venantde posséder l’entière confiance de son illustre patron, Louis deSouza, comte de Castelmelhor, favori du roi dom Alfonse. Ce princetenait le sceptre comme un enfant négligent brise son jouet, etlaissait Lisbonne livrée à une effrayante anarchie.

La plupart des charges, qui, en Portugal, sonttriennales, étaient remplies par des créatures deCastelmelhor ; mais le peuple était contre lui, et lapatrouille royale elle-même, dont il avait peu à peu diminuél’importance, le voyait de fort mauvais œil. Macarone, dont lelecteur connaît l’excellent caractère, flattait Castelmelhor, etcriait volontiers avec ses camarades : À bas lefavori !

Balthazar et lui s’étaient donc rencontrésdans l’antichambre de lord Richard Fanshowe, où Ascanio attendait,en se promenant de long en large, qu’il plût à Sa Seigneurie de lerecevoir.

– Ami Balthazar, dit-il, j’ai un confussouvenir d’un tour damnable que tu me jouas autrefois, du temps dela feue reine, que Dieu bénisse au ciel, où je la souhaite !Ce fut, mon camarade, une fort mauvaise plaisanterie ; mais jen’ai pas plus de rancune que de fierté… touche là, mon amiBalthazar !

Balthazar tendit sa lourde main et la refermasur les doigts effilés du Padouan.

– À la bonne heure ! s’écria cedernier ; point de fiel entre nous ! Dis-moi, est-ce unebonne condition que tu as là chez milord ?

– Pas mauvaise.

– Tant mieux ! Je t’ai toujoursporté un vif intérêt. Sa Seigneurie est généreuse ?

– Assez.

– Bravo ! Je suis ravi de te voircontent. Ah çà ! qui donc est avec milord en cemoment ?

– Le Moine.

– Le Moine ! s’écria Macarone ;il vient aussi chez l’Anglais ?

– Oui.

– Et… connais-tu ce moine, amiBalthazar ?

– Non.

– C’est étonnant ! Tu n’es pas plusbavard qu’autrefois : Pas mal, assez, oui, non… ce n’est paslà une conversation, mon camarade. Que diable ! après sept ansde séparation, deux bons amis qui se retrouvent… Voyons !assieds-toi là, près de moi, et causons.

Balthazar se laissa entraîner vers un siège ets’assit d’un air profondément indifférent.

– Pendant ces sept années, reprit lePadouan, tu as dû avoir des aventures. Conte-moi ton histoire.

– J’ai suivi dom Simon au château deVasconcellos, dit Balthazar. Après cela, je suis revenu àLisbonne.

– Ton histoire est fort intéressante, moncamarade, et ne contient point de longueurs. Ainsi, tu t’es séparéde dom Simon.

Balthazar fit un signe équivoque.

– Je ne sais s’il vit ou s’il est mort,répondit-il.

– En vérité !

– Quand il eut perdu sa jeune épouse,dona Inès de Cadaval, qui mourut il y a trois ans, la même annéeque la comtesse douairière, dona Ximena, le pauvre seigneur pensadevenir fou, et il y avait de quoi, car dona Inès était un ange. Ilpartit pour la France ; je le suivis mais je revins seul.

– Pourquoi ?

– Je revins seul.

– Toujours discret ! s’écriaMacarone ; mais la discrétion est inutile avec moi, je devine.Dom Simon resta en France à cause de la noble Isabelle deNemours-Savoie, qui est maintenant reine de Portugal.

– Je n’entendis jamais parler decela.

– À d’autres, mon compère !Vasconcellos était le chevalier de la princesse Isabelle ;s’il vit, il est le chevalier de la reine.

L’observateur le plus attentif n’eût pas vus’animer un seul muscle sur le visage de Balthazar, qui se borna àrépondre :

– Dieu veuille qu’il vive, seigneurAscanio.

– Amen ! dit celui-ci ; je n’ymets point d’empêchement. Mais parlons de nous. Nous vivons dans untemps, ami Balthazar, où un bon garçon comme toi peut fairerapidement son chemin. Moi, qui te parle, j’ai fait le mien commetu vois.

Ce disant, le Padouan fit ondoyer les plumesde sa toque, et joua négligemment avec la frange d’argent fin de saceinture.

– Oui, continua-t-il, maintenant je mèneun train assez galant, un train en rapport avec ma noble naissance.Je suis un homme de cour, et le cher comte me tient en grandeamitié.

– Quel comte ? demandaBalthazar.

– Le grand comte ! le frère de tonmaître, Louis de Souza ! il n’y a qu’un comte à Lisbonne, demême qu’il n’y a qu’un Moine… Eh bien, mon enfant, il faut suivremon exemple. Avant qu’il soit un an, tu porteras rapière à gardedorée et pourpoint de velours comme moi.

– Et qu’avez-vous fait pour gagner toutcela ?

– J’ai servi l’un, puis l’autre ;souvent tout le monde à la fois. Tu ne comprends pas ? je vaism’expliquer. À Lisbonne, maintenant, tout le monde conspire :bourgeois, prêtres et gentilshommes se donnent cet innocentplaisir. Compte sur tes doigts : il y a le parti de l’infantfrère cadet du roi, celui de la reine, celui du comte, celui del’Angleterre et celui de l’Espagne.

– Cela fait cinq partis, dit Balthazar,et vous en oubliez un sixième, seigneur.

– Lequel ? demanda le Padouanétonné.

– Celui de dom Alfonse de Bragance, roide Portugal.

Macarone éclata de rire.

– On voit bien, s’écria-t-il, que tureviens de loin, mon camarade ! Le parti du roi ! Enconscience, l’idée est bouffonne… Poursuivons : le parti de lareine est nombreux ; il se compose de la majeure portion de lanoblesse, parce que la reine est belle et que la noblesse estfolle. Le parti du prince infant est faible, mais certains disentqu’il pourrait bien se confondre avec celui de la reine, et alorsil faudrait en tenir compte. Le parti de Castelmelhor est composéde moi et de tous les fonctionnaires ; c’est un partiestimable : il dispose des revenus de État. Le parti del’Angleterre se compose de moi et du peuple ; c’est un partibien payé le lord Richard ne ménage pas trop les guinées… Enfin, leparti de l’Espagne se compose de moi et de la patrouille royale. Ceparti, non plus n’est point à dédaigner, à cause des pistoles deMadrid, qui sont larges, lourdes et d’un titre parfait.

– Ainsi, dit Balthazar, vous servez troismaîtres à la fois ?

– C’est peu, j’en conviens, répliquaMacarone avec modestie ; mais la reine et l’infant n’ont pasun doublon dans leur cassette.

– Et si par hasard, il me prenait enviede rapporter cette conversation à milord ?

– Tu ne ferais que me prévenir, monexcellent ami, dit Ascanio sans se troubler. Je viens ici pourvendre à milord les deux autres partis qui ont l’honneur de meposséder dans leur sein. Crois-moi, ta m’as trompé une fois,n’essaie pas de recommencer.

– Je n’ai garde, réponditBalthazar ; je plaisantais.

– Tes plaisanteries sont médiocres,ami ; c’est égal, j’ai besoin de toi… Veux-tu me prêter tesservices ?

– Non.

– Veux-tu me les vendre !

– Oui… sauf le cas où Vasconcellosreviendrait et réclamerait mon aide, et en tant que ces services necontrarieront point mes devoirs envers milord.

– Soit. Quant à Vasconcellos, je déposemon estime sur sa tombe ; quant à Milord, loin de lui nuire,je prétends faire entrer sous son toit la joie et le bonheur.

Ici, Ascanio frisa sa moustache, arrondit sesbras, se dandina sur place et prit un air sentimental.

– Ô toi, dit-il, heureux Balthazar, quirespires le même air qu’elle, ne me comprends-tupoint ?

– Non, dit encore Balthazar.

– Arrière les froids calculs de lapolitique ! s’écria Macarone en s’échauffant ; lâchonspour un moment le timon de État, et parlons de ce suave sentimentqui est la joie des immortels dans leurs palais du montOlympe !

– J’y suis, interrompit Balthazar :vous soupirez pour la camériste ?

– Fi donc ! épris d’unecamériste ! moi ! Les illustres Macaroni qui sont mortsen Palestine au chevaleresque temps des croisades en frémiraientdans leurs tombeaux !… Mais il y a dans ce que tu dis quelquechose de vrai, cependant. Je suis subjugué… entends-tu ?subjugué !

– J’entends.

– Moi, l’invincible Ascanio, dont le cœursemblait cuirassé, j’ai senti la puissance de ce sentiment qui… Enun mot, mon camarade, je songe à m’établir.

– C’est une idée louable, seigneurAscanio.

– Et j’ai jeté les yeux sur miss ArabellaFanshowe.

– La fille de milord !

– La ravissante fille demilord ?

Balthazar ne put s’empêcher de sourire.

– Ce serait, pensa-t-il, un coupleassorti !

– Eh bien ? fit Ascanio.

– Eh bien ? répéta Balthazar.

– Qu’en dis-tu.

– Rien.

– Ta réserve est éloquente : Tum’approuves et tu consens à me servir ?

– Pourquoi pas ? Que faut-ilfaire ?

– Chut !

Le Padouan, se leva et fit le tour del’antichambre ; sur la pointe des pieds, pour s’assurer queles portes étaient bien closes, et que nulle oreille indiscrète nese tenait aux écoutes.

Ce devoir d’un prétendant délicat étantaccompli, il revint vers Balthazar, et tira de la poche de sonpourpoint un billet délicatement plié et attaché par un fil de soierose. Avant de le remettre à Balthazar, il le baisa sur les deuxcôtés.

– Ami, dit-il, je te confie le bonheur dema vie.

– Il est en bonnes mains, seigneurAscanio, dit Balthazar qui prit la missive et la serra.

Mais, se ravisant, il ajouta :

– Peut-être vous plairait-il que lalettre fût remise sur-le-champ ?

– Tout de suite ! Voilà une penséequi t’honore, Balthazar ; et, sois tranquille, tu n’auras pasobligé un ingrat.

À peine avait-il tourné les talons, queMacarone se précipita vers la porte du cabinet de lord Fanshowe. Ilcolla d’abord son oreille à la serrure, mais il n’entendit rien.Changeant alors de tactique, il mit son œil à la place de sonoreille.

– Le Moine ! murmura-t-il, c’estbien le Moine ! Et toujours son capuchon sur les yeux. Paspossible de voir son visage… Cet homme doit avoir un bien grandintérêt à se cacher !

Il se releva et croisa ses bras sur sapoitrine. Son front était plissé, ses sourcils se rapprochèrent deplus en plus. Tous ses traits exprimaient le travail intérieur d’unhomme, qui fatigue son esprit à chercher le mot d’une énigme.

– Sous un secret, reprit-il, il y atoujours de l’argent. Il y a parfois aussi des coups depoignard ; mais bah ! il faudra que je découvre le secretde ce révérend père.

Il remit l’œil à la serrure.

– C’est étrange ! pensa-t-il, ilgarde son capuchon même en présence de milord ! Ce personnagem’intrigue au dernier point. Partout je le rencontre : chez leroi, chez l’infant, chez le comte lui-même… et chez milordaussi ! cela passe les bornes. Et toujours ce masque debure ! Pour avoir ainsi des rapports avec des hommes de partissi hostiles, il faut… Me ferait-il concurrence ?

Comme il se retirait, il entendit un bruitmétallique de l’autre côté de la porte, et se hâta de coller unetroisième fois son œil curieux au trou de la serrure.

– De l’or ! s’écria-t-il en serrantses deux mains l’une contre l’autre.

L’Anglais avait ouvert un coffre placé en facede la porte. Il y plongea la main à plusieurs reprises, et laretira chaque fois pleine de larges pièces d’or. Le Moine restaitimmobile. Quand Richard Fanshowe eut puisé une somme suffisante, ilprit la peine de la compter lui-même, et l’enfermant dans une richeet longue bourse, il la remit au Moine en s’inclinant.

– Il le salue par-dessus le marché !grommela Macarone. Qui sait ? il va peut-être lui dire :Votre Révérence est bien bonne et je la remercie du fond del’âme.

Lord Richard et le Moine marchèrent en cemenant vers la porte. Le Padouan n’eut que le temps de se jetervivement de côté. La porte s’ouvrit.

– Je suis fort obligé à Votre Révérence,dit Richard Fanshowe, et je la prie d’agréer mes sincèresremercîments.

– À demain, dit le Moine.

– Quand il plaira à VotreRévérence : je suis à ses ordres.

Le Moine sortit. Richard Fanshowe se frottales mains d’un air satisfait. Quant au beau chevalier de Padoue, ildemeura ébahi.

– Il a donné au moins cinq cents guinées,pensa-t-il, et c’est lui qui remercie ! Moi, on ne me traitepas comme cela !

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer