Les Fanfarons du Roi

II – ANTOINE CONTI VINTIMILLE

Dona Louise de Guzman, veuve de Jean IVde Bragance, roi de Portugal, tenait la régence, d’après les loisdu royaume et en vertu du testament de son époux. L’histoire de larestauration portugaise est trop connue pour qu’on ignore combiencette forte et noble femme encouragea et soutint le duc Jean danssa lutte contée les Espagnols. Son fils aîné, dom Alfonse, avaitdix-huit ans. C’était un de ces princes que la sévérité célesteimpose parfois aux nations de la terre : il était idiot etméchant.

Son éducation avait été rigide, trop rigidepeut-être pour un esprit aussi débile. Son précepteur Azevedo, puisson gouverneur Odemira, deux hommes austères l’avaient tenu,longtemps après l’enfance, dans une étroite et continuellesujétion. Il s’en dégageait, à l’aide de valets infidèles, raceabominable et toujours foisonnante autour des princes. Par leurssoins il sortait la nuit ; le jour, on amenait près de sapersonne des enfants de bas lieu, qui étaient vraiment ses égauxpar leur brutalité et leur ignorance.

Ce fut ainsi que s’introduisirent au palaisles deux frères Antoine et Jean Conti Vintimille. Leur père,boucher de profession, était originaire de Vintimiglia (État deGênes), et demeurait à Campo Lido. Bien faits et robustes de corps,ils joutaient devant le roi et restaient le plus souvent vainqueursdans les combats que se livrait cette populace enfantine, àlaquelle des valets complaisants ouvraient les jardins dupalais.

Alfonse les remarqua et se prit pour eux d’uneaffection folle. Le malheureux enfant admirait d’autant plus lesexploits de force et d’adresse que lui-même, paralysé à la suited’une chute qu’il avait faite à l’âge de trois ans, était presqueaussi impotent de corps que d’esprit. Il grandissaitcependant ; bientôt il atteignit l’âge d’un homme. Sesdivertissements changèrent et prirent un caractère plusrépréhensible ; mais loin d’oublier les Conti, il rapprocha deplus en plus Antoine de sa personne, jusqu’à en faire son premiergentilhomme et son favori-avoué. Quant à Jean, il le nommaarchidiacre de Sobradella.

Jamais favori ne fut plus universellementredouté que cet Antoine Conti. Chacun le proclamait tout haut bongentilhomme, bien qu’on connût du reste sa plébéienneorigine ; chacun tremblait à son seul nom. S’il lui manquaitquelque chose au monde, c’était l’appui de quelque véritable grandseigneur ; car, malgré tous ses efforts, il n’avait pu encorerallier à lui que les parvenus de la petite noblesse. Néanmoins ilétait tout-puissant, et il avait certes plus de courtisans à luiseul que l’infant dom Pierre, frère d’Alfonse, et leur mère donaLouise de Guzman, reine régente de Portugal.

L’infant était un bel adolescent de fortgrande espérance ; il faisait en tout contraste avec le roi,et l’on disait volontiers dans le peuple que c’était pitié de voirun maniaque sur le trône, tandis que, tout près de ce trône,croissait un héros de sang royal. Mais la régente était sévère, onle savait ; bien qu’elle eût pour dom Pedro beaucoup detendresse, elle aimait davantage encore la loi de légitimehéritage, force et sauvegarde des trônes : Elle serait devenuel’ennemie de dom Pedro le jour où une pensée de trahison auraitpris place en son cœur. L’infant Lui-même d’ailleurs, bon frère etsujet loyal, était dévoué sincèrement et du fond de l’âme auservice de son aîné.

La reine avait, pendant les premières annéesde la minorité d’Alfonse, dirigé l’État dune mainferme ; mais, à mesure que le roi approchait de sa majorité,elle s’était éloignée peu à peu des affaires, sans pourtantabdiquer l’autorité souveraine. Retirée au couvent de la Mère deDieu, elle ne revenait aux choses de ce monde que quand la cour desVingt-quatre, les ministres État, les chefs-d’ordre ou lestitulaires requéraient instamment ses conseils.

Par respect pour son noble caractère, paramour pour sa personne, on lui cachait la plupart des déportementsde son fils aîné, qui allaient sans cesse augmentant. Elle leregardait, dans son ignorance, comme un adolescent faible d’espritet peu capable de commander ; mais elle ne savait pas que lanuit de son esprit et la perversité de son cœur allaient jusqu’à lafolie.

La proclamation insensée que nous avons vufaire sur la place, en plein jour, à son de trompe, n’était point,à cette époque, une chose extraordinaire. Chaque jour Lisbonneétait témoin de quelque spectacle de ce genre, invention perfide deConti, et divertissement du pauvre fou qui s’asseyait sur le trône.Mais c’était peu encore. Quand tombait la nuit, la ville devenaitmille fois pire que la plus mal fréquentée des sierras deCaldeiraon.

Conti avait organisé une troupe nombreusenommée la patrouille du roi, et divisée en deux corps quise distinguaient par le costume. Le premier, qui portait la cotterouge, avec taillades blanches, avait le nom de fermes(fixos). Il était composé de fantassins. Les soldats du seconds’appelaient fanfarons (porradas) et portaient toque, surcot ethaut-de-chausses bleu de ciel, parsemés d’étoiles d’argent.Au-dessus de leur toque brillait, en guise d’aigrette, un croissantaussi d’argent, tout comme s’ils eussent été des païens, adorateursde Termagant ou de Mahomet. On les nommait encore tesgoinfres à cause de leurs habitudes, et les chevaliersdu firmament, en vue de leur costume ; c’était ce derniertitre qu’ils s’appliquaient eux-mêmes. Ce corps de goinfres ou defanfarons se recrutait parmi les gens sans aveu de toutes lesnations. Il suffisait, pour y être admis, de faire preuve descélératesse endurcie.

Le jour, la patrouille du roi, fermeset fanfarons,portait l’uniforme des gardes du palais, avecune petite étoile d’argent à la toque pour seule marquedistinctive. C’est dire assez que notre noble ami, Ascanio Macaronedell’Acquamonda, avait l’honneur de faire partie de cerecommandable corps, dont Conti s’était réservé le commandementsuprême.

Or, grâce à cette patrouille, c’était souventune étrange fête, la nuit, dans les rues de Lisbonne. À onze heuresdu soir, une heure après le couvre-feu, commençait la chasse duroi. Chose incroyable, si l’histoire de Portugal ne faisaitfoi, Fermes et Fanfarons se relayaient dans les rues et carrefours,comme se postent les chasseurs en forêt pour attendre legibier ; et si quelque dame ou bourgeoise attardée rentrait aulogis à cette heure néfaste, malheur à elle ! Les piqueurssonnaient, les fermes donnaient comme les chiens au bois, et lesfanfarons, le roi en tête, appuyaient le courre de toute la vitessede leurs chevaux. Il n’y avait guère de famille qui n’eût à gémirde quelque ignoble insulte, et l’on est rancuneux dans laPéninsule !

Jusqu’alors pourtant, l’amour général pourcette illustre dynastie de Bragance, légitime et si récemmentremontée au trône de ses pères, l’avait emporté sur lemécontentement. Les bourgeois murmuraient, menaçaient etpatientaient.

Au commencement de cette année 1662, lemécontentement avait pris un caractère plus grave : les corpsde métiers s’étaient réunis en sociétés occultes. On doit penserque l’édit royal, lu devant tous en place publique, ne dut pointcontribuer à calmer la colère publique. C’était un acte de tyranniedont on ne trouverait point un second exemple dans les annales desautres nations.

Désormais, les maisons, ouvertes à cettetroupe de malfaiteurs qui parcouraient de nuit la ville sousl’autorité du roi, n’auraient nulle défense contre lepillage ; on supprimait les lanternes et fanaux ; onsupprimait jusqu’au port d’armes, chose inouïe enPortugal !

Aussi, tous les artisans et marchands deLisbonne, gens paisibles d’ordinaire, ressentirent cruellement cedernier coup. Rentrés chez eux, ils répondirent par un mornesilence à la curiosité accoutumée de leurs femmes. La mesure étaitcomble.

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