Les Fanfarons du Roi

VI – LE ROI

Le lendemain de bonne heure, le jeune comte deCastelmelhor et Simon de Vasconcellos montèrent à cheval pour serendre au palais d’Alcantara, où Henri de Moura Telles, marquis deSaldanha, cousin de leur mère, devait les présenter au roi. Ilstraversèrent la ville, suivis du nombreux cortège de gentilshommesqui convenait à leur fortune et à leur naissance. Le peuples’arrêtait sur leur passage, disant qu’on n’avait point vu depuislongtemps deux jeunes seigneurs de si galante tournure, ni deuxfrères si parfaitement ressemblants.

– Ce sont les jumeaux de Souza,répétait-on de toute part, les fils du vieux Castelmelhor quis’exila autrefois par haine des Anglais maudits : Dieu veuilleque les enfants aient le cœur de leur père !

Au bout du faubourg d’Alcantara, leur escortetrouva le chemin barré par une litière sans armoiries, qui tenaittoute la largeur de la porte. Les gentilshommes de Castelmelhorréclamèrent passage en déclinant, suivant l’usage, les noms ettitres de leur maître. Une voix grondeuse répondit du fond de lalitière :

– Au diable Castelmelhor, Castelreal,Castelbanal et tout autre hidalgo qui ajoute à son nom celui de samasure ! ma litière ne bougera pas d’un pouce… Je sais unmanant qui s’appelait Rodrigue, ni plus ni moins que ce beau dogueque m’a donnée M. de Montaigu, comte de Sandwich, et àl’heure qu’il est, ce manant se dit duc ou comte, ou marquis… quesais-je ?… de Castel-Rodrigo… c’est très-plaisant ! malitière ne bougera pas d’un pouce.

– Voici un obstiné coquin, s’écria Simonde Vasconcellos ; poussez sa litière de côté ?

– Oui-dà mon jeune coq ! dit lavoix. Ceux qui voudront y mettre la main trouveront peut-être quela litière est bien trop lourde pour la pouvoir pousser de côté…Pour en revenir à ce comte, ou marquis, ou duc, quelque chose commecela, de Castel-Rodrigo, je l’ai exilé à Terceire, parce que sonnom me déplaisait.

Le cadet de Souza avait mis pied à terre. Ilse pencha à la portière de la chaise.

– Seigneur, dit-il, qui que vous soyez,ne vous attirez point, par votre faute, une méchante affaire. Nousvoulons passer, nous passerons, et sur l’heure.

– Mon épée, Castro ! mes pistolets,Ménèses ! cria la voix qui tremblait de colère. ParBacchus ! nous allons pourfendre ces traîtres ! Quen’avons-nous seulement ici notre cher Conti et une douzaine dechevaliers du Firmament !… C’est égal, en avant !

La litière s’ouvrit à ces mots, et un pâlejeune homme sortit en chancelant et en boitant. À peine dehors, ilfit feu de ses deux pistolets, qui ne blessèrent personne, et seprécipita l’épée nue sur l’escorte de Castelmelhor.

– Le roi ! Le roi ! ne frappezpas le roi ! crièrent en même temps Castro, Sébastien deMénèses et Jean Cabral de Barros, l’un des quatre grands prévôts dela cour, qui sortaient à la fois de la litière royale.

Il était temps, Simon avait déjà fait sauterd’un revers l’épée d’Alfonse de Bragance, et lui criait de demandermerci.

Les trois seigneurs, compagnons du roi,s’élancèrent pour le relever, et Simon, rempli d’un étonnementdouloureux à la vue du triste maniaque qui tenait le sceptreportugais, se découvrit, croisa les bras sur sa poitrine et baissales yeux. Castelmelhor mit précipitamment pied à terre et tomba auxgenoux du roi.

– Que votre Majesté venge sur moi lecrime de mon frère, dit-il avec une tristesse hypocrite, enprésentant au roi son épée par la poignée.

– Ne suis-je point mort, Cabral ?demanda Alfonse. Sébastien de Ménèses, tu seras pendu, mon ami,pour n’avoir point été quérir le médecin du palais… Çà, comptonsnos blessures.

– Votre Majesté n’en a point reçu,j’espère, dit Cabral de Barros.

– Crois-tu ? Je pensais que ce jeunerustre m’avait passé son épée au travers du corps. Puisqu’il en estautrement, tant mieux ! Poursuivons notre route versAlcantara.

– Sire… voulut dire Castelmelhor.

– Que veux-tu ? Est-ce toi qui nousas désarmé ?

– À Dieu ne plaise !

– C’est donc ton frère ! Comment lenomme-t-on ? car, vous autres hidalgos, vous prenez deshabitudes princières ; il ne vous suffit plus d’un nom pourune famille. C’est très-plaisant !

– Je me nomme dom Simon de Vasconcelloset Souza, dit Simon avec respect.

– Que disais-je ? en voilà un qui adeux noms pour lui seul ! c’est très-plaisant. Eh bien, domSimon de Vasconcellos, etc., je t’ordonne de ne plus jamais temontrer à mes yeux. Va !

– Quant à vous, seigneur comte,poursuivit Alfonse, vous nous semblez agir avec le respectconvenable ; nous vous pardonnons d’être frère de ce paysanmal appris, et nous prierons, Conti, notre cher camarade, des’occuper de vous. Aimez-vous les courses de taureaux ?

– Plus que tout autre chose au monde,sire.

– En vérité ! c’est comme nous. Ehbien, comte, tu nous plais ; remonte à cheval etsuis-nous.

Castelmelhor obéit aussitôt et n’osa même pasjeter un regard sur son frère qui s’éloignait lentement dans ladirection opposée.

– Sois prudent, m’avait dit mon père,pensait Simon, et voilà qu’en deux jours je m’attire la haine duroi et celle de son favori, sans parler de cette conspirationbourgeoise dont je me suis fait étourdiment le chef. Pour Conti,c’est bien, je ne me repens pas, mais le roi !… hélas !pouvais-je penser que ce malheureux prince poussât jusqu’à ce pointla folie ? Pouvais-je penser qu’il se trouvât des serviteursassez lâches pour l’aider en de semblables équipées ? Et monfrère, mon frère, qui m’a publiquement abandonné ! Tantmieux ! la volonté de mon père sera rigoureusementaccomplie : pour le roi, si pauvre homme que soit le roi, jesouffre et je travaille ; pour lui, je mourrai, s’il lefaut !

Tout en rêvant ainsi, le cadet de Souza, danslequel nos lecteurs ont reconnu depuis longtemps l’ouvrier drapierde la veille, s’enfonçait sous les bosquets touffus qui, dans lahaute ville, bordent le cours du Tage. Des pensées consolantesvinrent faire trêve à son chagrin ; il se voyait l’épouxd’Inès de Cadaval, sa belle fiancée, qu’il aimait et qui répondaità son amour.

– Au moins, se disait-il, rien ne peutm’arracher cet espoir ; elle me soutiendra dans ma vied’obscur dévouement, elle m’encouragera aux heures de faiblesse,elle me comprendra et saura, si je meurs à la tâche, ce qu’il y euten moi de loyal courage et de complète abnégation. Que m’importe,si d’autres insultent à ma mémoire ?…

Le roi, cependant, avait repris le chemind’Alcantara, enchanté de son aventure, et se promettant de laraconter en détail à Conti.

En arrivant au palais, il demanda, commec’était son habitude lorsqu’il était de belle humeur, son dogueRodrigue et l’infant dom Pedro son frère.

– Sire, lui dit l’huissier de sa chambre,le secrétaire de vos commandements demande les ordres de VotreMajesté.

– Mes ordres ? Je lui ordonne de neme les plus demander, répondit Alfonse, il m’ennuie. Vous verrez,seigneur comte, ajouta-t-il en s’adressant à Castelmelhor, que cedogue Rodrigo est un bel animal. J’ai voulu le tuer l’autre jourparce qu’il boitait de la façon du monde la plus disgracieuse. Jen’aime pas les boiteux : ils ont l’air de se moquer de moi.Mais j’ai réfléchi, et, à l’heure qu’il est, je donnerais de boncœur l’Alentejo et quelque autre chose, pour ne me point séparer deRodrigue. Conti en est jaloux.

Castelmelhor s’inclinait et souriait, ce qui,dit-on, avec un roi bavard est la plus spirituelle manière desoutenir la conversation. Par une sorte d’instinct que possèdentles gens nés pour la cour, il se sentait grandir dans les bonnesgrâces du roi, et apprenait à chaque mot de son maître quelquesecret pour s’insinuer davantage. Alfonse avait passé son bras sousle sien ; ils traversèrent ensemble la longue galerie quiconduisait aux appartements privés.

– Sur mon âme, seigneur comte, s’écriatout à coup le roi, toi ou moi, nous boitons, c’est révoltant.Voyez !

Castelmelhor rougit. Le roi, par suite del’accident dont nous avons parlé, ne pouvait faire un pas sansimiter les mouvements d’une embarcation tourmentée par le roulis.Le moment était souverainement périlleux pour un courtisannovice.

– Votre Majesté, répondit enfinCastelmelhor, vient de me dire qu’elle déteste les boiteux. Dois-jelui avouer après cela ?…

– Tu boîtes ?… Allons, mon mignon,je te sais gré de ta franchise. Ce doit être une vie fâcheuse quecelle d’un boiteux ; mais tout le monde ne peut ressembler aubeau Narcisse, et, à tout prendre, pour un boiteux, tu n’es pasencore trop mal tourné.

C’était grande pitié de voir ce pauvre enfantmalingre, étique, presque difforme, parler ainsi à l’un des pluscharmants cavaliers qu’eût vus la cour de Lisbonne ; mais s’ilse trompait grossièrement, il le faisait de bonne foi : sescourtisans étaient parvenus à lui persuader qu’il était, auphysique comme au moral, l’idéal de la perfection humaine.Castelmelhor se hâta de s’humilier devant la supériorité prétenduede son souverain.

– La beauté, murmura-t-il, est à sa placesur un trône, et ce serait un acte déloyal que d’envier à son roiles dons précieux que le ciel lui a départis.

– Mes seigneurs, s’écria le roi en seretournant vers la foule des gentilshommes qui l’attendaient à laporte de ses appartements, Bacchus m’est témoin que ce petitboiteux que voilà a plus d’esprit à lui seul que toutes vosépaisses cervelles réunies. Si mon très-cher Conti ne le fait pasassassiner avant huit jours, il pourra bien lui voler sa place…Vous pouvez baiser notre main, seigneur comte.

Et Alfonse, avec un atome de cette dignité quine peut entièrement abandonner les rois, congédia le nouveaucourtisan.

Dom Louis avait besoin de se remettre :au lieu donc de continuer à faire antichambre, il voulut gagner lesjardins pour recueillir ses idées. En se retournant, il aperçutConti, dont l’œil fixé sur lui avait une expression de dépit jalouxet hostile. Castelmelhor avait, infuse, la science de la vie decour. Il poussa droit au favori, le salua fort respectueusement, etdit :

– Plairait-il au seigneur de Vintimigliade m’accorder un instant d’audience ?

– Pas à présent, répondit sèchementConti.

– Je l’entends ainsi, réponditCastelmelhor, qui s’inclina de nouveau jusqu’à terre, mais dont lavoix s’affermit et prit une nuance de fierté ; dans une heure,j’attendrai Votre Seigneurie dans telle partie du jardin qu’Ellelui plaira de m’indiquer.

Conti étonné de ce changement, releva son œilsur le jeune comte, qui soutint ce regard avec hauteur.

– Et si je ne voulais pas vous accorderce rendez-vous, mon jeune seigneur ? demanda le favori.

– Je n’en solliciterais pas unsecond.

– En vérité ?

– Je suis l’aîné de Souza, seigneurConti.

– Et comte de Castelmelhor, je le sais.Moi je ne suis qu’un pauvre gentilhomme ; mais le roi m’a faitchevalier-maître du Christ, gouverneur de l’Algarve, et présidentde la cour des Vingt-Quatre.

– Ce que le roi mineur a fait, la reinerégente pourrait le défaire.

– Elle n’oserait.

– Il ne faut point compter, seigneur deVintimiglia, sur la faiblesse d’une femme qui a conquis untrône.

Mais on nous observe. Où dois-je vous attendredans une heure ?

– Au bosquet d’Apollon, dit Conti ;j’y serai.

Castelmelhor fit aussitôt sa révérence et serendit aux jardins du palais.

– En un jour, gagner l’oreille du roi etcelle du favori ! se disaient les courtisans étonnés.Malpeste ! ce campagnard en sait plus long que nous !

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