Les Fanfarons du Roi

XVIII – LE CABINET

Lord Richard Fanshowe rentra dans son cabinetsans apercevoir le Padouan, qui se faisait petit dans un coin.

– Il a l’air bien joyeux, se ditMacarone ; il est clair qu’il y a ici une intrigue dont jen’ai pas le fil. Est-ce un sixième parti qui se forme ?

En ce moment Balthazar reparut.

– Eh bien ? s’écria vivement lePadouan.

– J’ai remis la lettre.

– A-t-on daigné…

– Sans doute.

– Quoi ! la charmante Arabella a luces caractères tracés par la main du plus humble de sesesclaves ?

– Elle a fait mieux.

– Qu’entends-je ! s’écria Macaroneen se levant ; dois-je espérer tant de bonheur ?Aurait-elle condescendu à faire une réponse ?

– Mieux que cela, dit encoreBalthazar.

Le beau cavalier de Padoue prit une attitudethéâtrale.

– Balthazar, soupira-t-il, parle vite, oumon pauvre cœur va se briser !

– Miss Arabella consent à vous entendreet à vous voir.

– Déjà une entrevue ! Où ?quand ? réponds donc !

– Demain soir, dans les jardins del’hôtel, et voici la clef de la grille.

– Pas possible ! s’écria Macarone ensaisissant la clef ô hymen ! ô hyménée ! Ces Anglaisespensent à tout.

Il mit la clef dans sa poche et il ajoutatrès-froidement :

– Balthazar, mon digne camarade, c’esttoi qui auras fait ce mariage, je me proclame ton débiteur pour lasomme de cinquante réaux. Maintenant, un mot sur un autresujet : le Moine est parti, tu sais ?

– C’est bien ; je vais annoncerVotre Seigneurie.

– Attends. Ce Moine m’intrigue, nepourrais-tu savoir qui il est ?

– Pourquoi pas ?

– Et ce qu’il vient faire chezmilord ? continua Macarone.

– Comme de juste.

– Je te récompenserais royalement, tu meconnais… introduis-moi.

Balthazar obéit.

Lord Richard Fanshowe était un vieillard à laphysionomie froide, et comme effacée. Ses cheveux rares, presqueblancs, étaient plantés sur le derrière de la tête, et laissaientdécouvert un front démesurément haut, mais étroit et fuyant. Sabarbe, taillée suivant la mode anglaise de l’époque, avait ainsique sa moustache tordue, conservé sa couleur naturelle, qui étaitun blond ardent et tirant sur le roux. Il avait un menton pointu,des lèvres minces et pâles ; la distance de son nez à sabouche était hors de toute proportion avec le cadre de son visage.De petits yeux gris, à vue courte et sans cesse demi-clos,lançaient de cauteleux regards du fond de leur orbite creuse dontla saillie était dépourvue de sourcils.

Cet ensemble de traits était complété par unnez planté droit et se relevant perpendiculairement au plan de salèvre supérieure. Ce nez, britannique au premier chef, était unvéritable nez de diplomate. Que l’œil sourît, que la bouche sefronçât, que la couleur blafarde des joues se changeât en vermillonpar l’effet de la joie ou de la colère, le nez restait immobile etblanc comme un membre mort, mais parfaitement conservé. C’était unnez impénétrable.

Aussi lord Richard y tenait-il beaucoup, ceque le lecteur comprendra, s’il veut faire réflexion que ledit lordl’avait acheté dix guinées chez un chirurgien d’York, sa villenatale.

Le nez était en biscuit doublé d’or, et simerveilleusement conditionné, que Fanshowe s’applaudissait tous lesjours d’avoir égaré celui que la nature lui avait primitivementdéparti.

Le reste de la personne de lord Richard étaità l’avenant.

Les Anglais sont beaux d’ordinaire, pourtantils ne sont point agréables à voir. Il y a souvent dans leur aspectune manière de repoussoir qui déplaît et chagrine ; sous leurteint frais, perce l’égoïsme, et leur chevalerie même est roidecomme un chiffre.

N’étant pas séduisant quand il est beau,l’Anglais est odieux quand il est laid.

Lord Fanshowe exagérait ce privilège de sanation. Son aspect inspirait l’aversion et la défiance. Ondevinait, derrière son disgracieux sourire, la dissimulation passéeà l’état chronique. Pour s’habituer à l’expression cauteleuse deson regard, il fallait du temps à l’esprit le moins porté à ladéfiance.

Bien pénétré pourtant de la maximefondamentale, unique, éternelle de la politique anglaise, ilfaisait un passable diplomate et possédait la confiance deBuckingham, qui lui-même tenait l’oreille de Stuart.

Au moment où le beau cavalier de Padoue futintroduit, Fanshowe écrivait une lettre. Il fit un signe au nouveauvenu de prendre patience, et continua son travail.

Macarone répondit à ce geste par une courbettecomme lui seul savait en faire à la cour de Portugal, et se laissatomber dans un fauteuil avec toute l’aisance d’un Italien fourbi àParis.

– Faites, milord, dit-il, faites. Jeserais mortifié si vous faisiez des cérémonies avec moi.

Fanshowe leva sur lui son œil gris,demi-ouvert, et arrêta un instant sa plume. Son front se plissalégèrement. Une ride de dédain se creusa derrière sa moustache.

Macarone se prit à jouer avec les dentelles desa manchette, et adressa à Sa Seigneurie un sourire plein decondescendance, qui semblait dire :

– Entre amis, il n’est pas besoin de segêner.

– Ce drôle est original, pensa Fanshowe.Puis il se remit à écrire.

En écrivant, il oublia bientôt la présence duPadouan, et commença, comme c’est la coutume de bien des gens, à sedicter sa lettre à demi voix.

Macarone était tout oreilles, mais il ne putsaisir que quelques bribes de phrases, dont le sens lui échappaitentièrement. Il comprit seulement que milord s’applaudissaitvivement de la tournure que prenaient les affaires, et comptait enarriver à ses fins.

Quand Fanshowe eut achevé sa lettre, il sonna,et Balthazar parut.

– Porte cet écrit à sir William, monsecrétaire, dit le lord. Quand il l’aura mis au net, tu lerapporteras. Que puis-je faire pour vous ? ajouta-t-il ens’adressant à Macarone.

– Vous pouvez faire beaucoup, milord,répondit le Padouan, qui poussa son siège et s’approcha deFanshowe ; nous pouvons, vous et moi, faire beaucoup l’un pourl’autre.

Lord Richard tira sa montre.

– Je suis pressé, dit-il.

– C’est comme moi. Mais il ne s’agit pasici de bagatelles ; veuillez me prêter attention. Je menomme…

– Je vous connais, passons.

– Ce m’est un appréciable honneur qued’avoir attiré l’attention de Votre Grâce. J’ose croire que vousconnaissez également mon ami, dom Louis de Vasconcellos y Souza,comte de Castelmelhor ?

Fanshowe s’inclina.

– C’est un noble seigneur, repritAscanio ; il est puissant et pourrait le devenir davantage,car il a de grands projets.

– Que m’importe ?

– Il vous importe de les déjouer, milord.Je sais par cœur, voyez-vous, votre politique, à vous, et celle demon illustre ami et patron. Vous avez tous les deux un ennemicommun : la reine ; mais votre but ne peut être le même.Il vous faut à vous, milord, sur le trône de Portugal, unmannequin : Alfonse VI, par exemple ; à Louis deSouza, il faut…

– Que faut-il ? demandaFanshowe.

– Pour le savoir, milord, il vous encoûtera mille guinées.

– C’est cher, pour un secret decomédie.

– L’auriez-vous surpris ?

– Je le savais avant vous… AvantCastelmelhor peut-être.

Macarone jeta sur le lord un regard incrédule,puis son œil se tourna, plein de désespoir, vers le coffre-fort oùFanshowe avait puisé les guinées du moine.

– N’avez-vous point autre chose à medire ? demanda l’Anglais.

– Comme confident du noble comte, je suisréduit au silence, milord, dit tristement Ascanio ; mais commecapitaine des Fanfarons du roi…

Fanshowe lui imposa silence d’un geste. Ilsonna de nouveau, et Balthazar montra son visage à la porteentre-bâillée.

En même temps, l’Anglais fit jouer la serrurede son coffre, qui s’ouvrit et laissa voir, aux yeux éblouisd’Ascanio, un énorme monceau de pièces d’or de toutes tailles.

– Appelez sir William, dit Fanshowe àBalthazar.

Balthazar sortit ; le lord compta centguinées sur un coin de la table. Ascanio, muet de surprise, leregardait faire. Par un mouvement instinctif, sa main s’ouvrait etse refermait, comme pour palper cet or, dont la vue lui montait latête.

À ce moment le secrétaire parut sur le seuild’une porte qui communiquait avec les appartements privés demilord. Il tenait à la main la lettre copiée.

Ascanio tourna les yeux de son côté, etdemeura stupéfait à sa vue. Il allait pousser un cri de surprise,lorsque le secrétaire mit un doigt sur sa bouche.

– Milord m’a fait appeler ? dit-ilen marchant lentement vers Fanshowe : voici sa missive aunet.

– Asseyez-vous, sir William, et écrivezau bas, en forme de post-scriptum :

« Ce soir, la reine Isabelle deSavoie-Nemours a disparu, enlevée par des soldats de la patrouilledu roi.

» Cette troupe est aux gages del’Espagne. Aucun soupçon ne peut planer sur le gouvernement de SaMajesté le roi Charles, que Dieu tienne en joie etsanté. »

Sir William obéit. Ascanio semblaitstupéfait.

– Seigneur capitaine, reprit le lordd’une voix grave, l’Angleterre est une nation généreuse parcequ’elle est puissante. Loin de profiter de la fâcheuse situation duroyaume de Portugal pour y établir sa domination, elle consacretous ses efforts à diminuer les embarras de ce malheureux pays. Lareine était une pierre d’achoppement au milieu des factionssoulevées ; la reine retournera en France… à moins que, sur laroute, quelque accident n’advienne. Nous aviserons ensuite auxmoyens de parfaire notre œuvre en rendant le calme et le bonheur àce pauvre pays, pour lequel l’Angleterre a une affectionmaternelle.

– Et qui enlèvera la reine ? demandaMacarone.

– Ce sera vous, capitaine.

– Milord a l’air bien certain decela.

Fanshowe ne répondit point. Il relutattentivement la lettre et le post-scriptum, puis il signale tout et appela Balthazar, auquel il remit le paquet scellé avecsoin en disant :

– Monte à cheval et porte ceci en toutehâte au commandant Smith, dont le navire est en partance. Qu’ilmette à la voile sur-le-champ, si le vent et la mer lepermettent.

Puis encore, il se tourna vers Ascanio.

– Vous voyez dit-il.

– Je vois que vous annoncez comme faiteune chose qui reste à faire, milord.

Fanshowe caressa la barbe jaune et rigide quidécorait son menton.

– Vous m’avez demandé mille guinées,reprit-il d’un ton bref et impérieux, en voilà cent… Ne les prenezpas encore. Je vous connais, capitaine, et n’ai point en votrebonne foi une confiance illimitée.

– Qu’est-ce à dire ? voulut s’écrierAscanio, qui frisa sa moustache d’un geste belliqueux.

– Silence ! L’Angleterre est unenation généreuse, mais qui n’aime pas à payer en vain… Comment senomme votre lieutenant ?

– Manuel Antunez.

Fanshowe prit la plume, la trempa dansl’écritoire et la tendit au Padouan.

– Écrivez, dit-il.

– Mais…

– Écrivez !

Macarone se mit en posture. Fanshowedicta : « Le seigneur Antunez choisira vingt cavaliersrésolus qu’il conduira ce soir, à huit heures, sur la place dupalais de Xabregas. Un homme se présentera, dont il recevra etexécutera les volontés comme si j’ordonnais moi-même. Cet hommerépondra au nom de sir William…

– Qui est ce sir William, interrompitMacarone.

– C’est moi, dit le secrétaire.

– Vous !… s’écria involontairementle Padouan.

Un signe rapide et péremptoire du secrétairelui coupa la parole.

– Sir William, soit, grommela-t-il ;après ?

– « Il y aura une forterécompense, » dicta Fanshowe. Maintenant, votre signature.

– J’aurai les cent guinées ? demandale Padouan avant de signer.

Fanshowe poussa la pile jusqu’à lui.

Macarone prit et signa.

– Maintenant, dit Fanshowe, vous êtesnotre hôte jusqu’à demain matin. Quant à vous, William, courez àl’hôtel des chevaliers du Firmament.

– William !… murmura Macarone ;le diable, plutôt !

Le secrétaire s’enveloppa d’un long manteauqui cachait son visage et disparut.

Sur le seuil de la porte extérieure, ilrencontra Balthazar qui enfourchait son cheval.

Balthazar piqua des deux et partit au grandgalop ; mais au lieu de descendre vers le port, il enfila lesrues de la ville haute et s’arrêta au seuil d’un sombre et vastebâtiment, à la porte duquel il frappa.

Cet édifice était le couvent des bénédictinsde Lisbonne. Le frère portier vint tirer le guichet.

– Le Moine ! dit Balthazar.

C’était assurément une façon étrange dedemander quelqu’un en un lieu où il n’y avait que des moines.

Et pourtant la porte du couvent s’ouvritaussitôt, comme si, parmi tant de moines, un seul avait eu droit àce nom : LE MOINE.

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