Les Fanfarons du Roi

I – L’ÉDIT

Vers la fin de mai de l’année 1662, à deuxheures de relevée, un brillant cortège déboucha de la rue Neuve etenvahit la place majeure de Ajuda qui était une des plus larges dela vieille ville de Lisbonne. C’étaient tous gens de guerre àcheval, splendidement empanachés, et faisant caracoler leursmontures au grand déplaisir des bourgeois qui se collaient à lamuraille, en grommelant tout autre chose que des bénédictions.

Les gens du cortège ne s’inquiétaient guère desi peu. Ils avançaient toujours, et bientôt le dernier cavalier euttourné l’encoignure de la rue Neuve. Alors, les trompettessonnèrent à grand fracas, et le cortège se rangea en cercle autourd’un seigneur de mine arrogante, lequel toucha négligemment sonfeutre, et déroula un parchemin scellé aux armes de Bragance.

– Trompettes, sonnez ! dit-il d’unevoix rude qui contrastait fort avec son élégante façon dechevaucher, n’avez-vous plus d’haleine ? Par mes ancêtres, quiétaient seigneurs suzerains de Vintimiglia, au beau pays d’Italie,sonnez mieux, ou je vous garde les étrivières au retour !

Et, se tournant vers ses compagnons :

– Ces drôles pensent-ils que je vais lirel’ordre de Sa Majesté le roi pour quelques douzaines de manantseffarés, auxquels la frayeur a ôté les oreilles ? ajouta-t-il.Holà ! sonnez, marauds ! sonnez jusqu’à ce que la placesoit remplie, et qu’il y ait, pour chaque pavé, une tête obtuse debourgeois.

– Bien dit, seigneur Conti de Vintimille,s’écrièrent une douzaine de voix ; respect aux ordres de satrès-redoutée Majesté dom Alfonse de Bragance, roi de Portugal.

– Et obéissance aux volontés de sonpremier ministre ! ajoutèrent quelques uns à voix basse.

Les trompettes redoublèrent leursétourdissants appels. De toutes les rues voisines une foulecommença à déborder sur la place, et bientôt le souhait de Contifut littéralement accompli : au lieu de pavés, on ne voyaitplus qu’une moisson de têtes brunes et rasées sur le devant,suivant la coutume du peuple et des métiers de Lisbonne. Toutes cesfigures exprimaient la terreur et la curiosité. En ce temps, unédit du malheureux roi Alfonse VI, proclamé à son de trompepar la bouche du seigneur Conti, son favori, ne pouvait être qu’unecalamité publique.

Il se faisait un silence de mort dans cettefoule qui augmentait sans cesse. Pas un n’osait ouvrir la bouche,et ceux que le flot poussait jusqu’aux pieds des chevaux ducortège, courbaient la tête et tenaient leurs yeux clones au sol.De ce nombre était un jeune homme à peine sorti de l’enfance, quiportait un ceinturon et une épée, sur le costume d’un ouvrierdrapier. Le hasard ou sa volonté l’avait placé tout près de Conti,dont il n’était séparé que par un garde à cheval.

– Par mes ancêtres ! cria Conti auxtrompettes qui continuaient de sonner, ne comptez-vous point fairesilence, coquins que vous êtes.

Les malheureux, étourdis par leur proprevacarme, n’entendirent pas. Le front de Conti devint pourpre, ilpiqua des deux et frappa rudement l’un des trompettes au visage dupommeau de son épée. Le sang jaillit et les instruments se turent,mais un sourd murmure circula dans la foule.

– Seigneurs, dit Manuel Antunez, officierde la patrouille du roi, voilà ce qui s’appelle une excellenteplaisanterie, n’est-il pas vrai ?

– Excellente ! répondit lechœur.

Le trompette, cependant, étanchait son sangavec ses mains. Il chancelait sur son cheval et était prêt àdéfaillir. Le jeune ouvrier drapier, dont nous avons parlé déjà,fit le tour du cortège et, s’approchant de lui, éleva au bout deson épée un mouchoir de fine toile, que le blessé saisit avidement.En dépliant le mouchoir, il vit au coin un écusson brodé ;mais, empressé d’appliquer la toile sur sa blessure, il n’y pritgarde et se borna à tourner vers l’adolescent un regard dereconnaissance. Celui-ci regagna tranquillement sa place aux côtésde Conti.

– Écoutez ! écoutez ! direntles deux hérauts de la couronne.

Conti se leva sur ses étriers et déployalentement le parchemin ; avant de le lire, il jeta à la rondesur la foule un regard de méprisante ironie.

– Écoutez, bourgeois… vilains…manants ! dit-il avec affectation. Ceci, par mes noblesancêtres ! ne regarde que vous : « Au nom et par lavolonté du très-haut et puissant prince Alfonse, sixième du nom,roi de Portugal et des Algarves, en deçà et au-delà de la mer, enAfrique, souverain de Guinée et des conquêtes de la navigation, ducommerce d’Éthiopie, d’Arabie, de Perse, des Indes et autrescontrées, découvertes ou à découvrir, il a été et il estordonné :

« 1° À tous bourgeois de la bonneville de Lisbonne, d’ouvrir leurs portes après le couvre-feusonné : ceci par esprit de charité, et pour que les mendiants,voyageurs et pèlerins puissent trouver à toute heure et partout unasile ;

« 2° À tous lesdits bourgeois deladite ville, d’enlever les contrevents et jalousies qui défendentnuitamment leurs fenêtres à l’extérieur, lesdits contrevents etjalousies étant des inventions de la méfiance, qui donneraient àpenser qu’il existe dans la ville royale des malveillants et deslarrons.

« Il a été et il est défendu :

« 1° À tous lesdits d’allumer ou defaire allumer comme c’est la coutume, des lanternes et des fanauxau-dessus de leurs portes : ceci par économie et pour ménagerla bourse desdits bourgeois, qui sont les enfants du roi.

« 2° À tous lesdits de porter destorches par la ville, une fois la nuit venue, leur donnant licenced’en faire usage depuis le lever jusqu’au coucher dusoleil ;

« 3° Enfin, à tous lesdits bourgeoisde ladite ville de Lisbonne, de porter aucune arme de taille, oud’estoc, ou à feu, leur permettant uniquement, pour leur défense etsûreté personnelles, de porter des épées solidement rivées à leurfourreau.

« En foi de quoi, ledit très-haut etpuissant prince Alfonse, sixième du nom, roi de Portugal et desAlgarves, en deçà et au-delà de la mer, en Afrique, etc., a signéles présentes qui, en outre, sont scellées de son sceau privé.

« Signé Moi, le roi.

« À tous ceux qui entendent : queDieu vous garde ! »

Conti Vintimille se tut. Pas un mot ne futprononcé dans la foule ; mais chacun n’en connut pas moins laprofonde indignation de son voisin. L’outrage était aussi grandqu’inexcusable : on se servait de la formule antique etrespectée de l’autorité royale pour insulter en plein soleil lessujets du roi. Lorsque Conti donna l’ordre du départ, le flots’écarta avec une morne docilité.

– Allons ! s’écria le favori aveccolère, j’avais espéré que les malotrus regimberaient. Vous verrezqu’ils ne nous donneront pas même l’occasion de prendre avec nosfourreaux, la mesure de leurs épaules !

Comme il finissait ces mots, la tête de soncheval heurta contre un obstacle. C’était le jeune ouvrier aumouchoir brodé, qui plongé dans une rêverie sans doute bienpuissante, ne s’était point rangé comme les autres pour faire placeau cortège ; un sourire narquois vint à la lèvre de Conti.

– Celui-ci payera pour tous, dit-il.

Et il frappa violemment l’adolescent du platde son épée.

– Bien touché ! dit Manuel Antunez,l’officier de la patrouille.

– Je puis faire mieux, reprit en riantConti, qui leva une seconde fois son arme.

Mais tandis que son bras était tendu,l’adolescent bondit en avant, et dégainant avec la promptitude del’éclair, il étendit le cheval de Conti mort à ses pieds ;puis, frappant à son tour le favori en plein visage :

– À toi ! fils d’un boucher, dit-il,le peuple de Lisbonne !

Les gardes, ébahis, restaient immobiles destupeur.

Quand Conti se releva écumant de rage, lejeune ouvrier s’était déjà perdu dans la foule, et il n’était plustemps de le poursuivre.

– Il m’échappe ! murmuraConti ; puis s’adressant au cortège, il ajouta :

– Vous avez entendu cet homme,seigneurs ?

Tous s’inclinèrent en silence.

– Il a dit fils d’un boucher, n’est-cepas ?

– Seigneur, répondit un garde, c’est unecalomnie insensée ; nous savons tous votre noble origine.

– À telles enseignes que j’ai bâtonnéplus d’une fois son illustra père, pensa Antunez, qui reprit touthaut : Seigneur, mieux que personne, je puis attesterl’infamie de ce mensonge !

– N’importe ! vous avez entendu,vous et la foule ; et si parmi vous ou parmi la foule, il estquelqu’un d’assez hardi pour soutenir le dire de ce jeune vagabond,je lui offre le combat singulier.

Le cortège s’inclina de nouveau, et nul nerépondit dans la foule. Après cette bravade inutile, Conti montasur le cheval d’un garde et le cortège quitta la place ; maisavant de tourner l’angle de la rue Neuve, le favori se retourna,et, montrant le poing :

– Cache-toi bien ! dit-il à sonennemi devenu invisible, car, sur mon salut ! je techercherai !

– Je me nomme, s’il plaît à VotreExcellence, murmura une voix à son oreille, Ascanio, Macarone,dell’Acquamonda…

Coati se retourna vivement. Un des hommes dela patrouille du roi, courbé au point de toucher du front lacrinière de son cheval, était auprès de lui.

– Que me fait ton nom ? demandait-ilbrusquement.

– S’il plaît à votre seigneurie, mon nomest celui d’un honnête cavalier de Padoue, maltraité par lafortune, et…

– Cet homme est fou ! s’écriaConti.

Le cortège les avait devancés de quelques pas.L’Italien prit le cheval de Conti par la bride.

– Votre Excellence est bien pressée,dit-il : j’aurais pensé qu’elle eût aimé à connaître le nom dece jeune impertinent…

– Tu le sais ? interrompit Conti.Cinquante ducats pour ce nom !

– Fi !…, de l’argent, àmoi !

– Cinquante pistoles !…

– Votre Excellence me fait injure. Uncavalier de la noble cité de Padoue… cinquante pistoles !

– C’est juste, tu te disgentilhomme : cent doublons !

– C’est moins léger. Tenez, doublez lasomme, et nous nous entendrons.

– Soit ! dit avidement Conti, maisdépêche. Ce nom, il me faut ce nom !

– Eh bien, Excellence…

– Eh bien ?

– Je l’ignore.

– Misérable ! s’écria le favori,oserais-tu bien te jouer de moi ?

– À Dieu ne plaise ! J’ai vouluseulement me mettre en règle, et faire les choses avec méthode. Ons’y prend ainsi à Padoue, et l’on a raison. Cela sauve lesdiscussions. Maintenant, je baise les mains de Votre Excellence etme proclame le plus soumis de ses esclaves. Demain j’aurai lenom ; préparez les pistoles.

À ces mots, l’Italien s’éloigna et Contirejoignit son cortège.

Après le départ de Conti, la foule restaquelques minutes sur la place, muette et immobile. Puis chacunregarda timidement son voisin : on craignait la présence desagents secrets de Conti. Après quelques hésitations, de rapidesparoles s’échangèrent de tous côtés, et ces paroles étaient partoutles mêmes :

– Ce soir, à la taverne d’Alcantara.N’oubliez pas le mot de passe.

Notre jeune ouvrier drapier, qui s’était perdudans la foule et non pas caché, entendait ces mots de tous côtésautour de lui. Il prêtait l’oreille, espérant que quelque bourgeoismoins discret prononcerait enfin le mot de passe.

C’était en vain, on s’encourageaitmutuellement à ne point oublier : voilà tout.

La foule, cependant, s’écoulait lentement. Iln’y avait plus sur la place que trois personnages : unvieillard, nommé Gaspard Orta Vaz, doyen de la corporation destanneurs de Lisbonne ; notre connaissance, Ascanio Macaronedell’Acquamonda, cavalier de Padoue, et l’ouvrier drapier.

– Mon fils, lui dit mystérieusement levieillard, ce soir à la taverne d’Alcantara. N’oublie pas le motd’ordre.

– Je l’ai oublié, dit le jeune homme,payant d’audace.

– Nous l’avons oublié, mon excellentseigneur, ajouta Macarone en s’approchant.

Le vieillard jeta sur l’ouvrier un regard deméfiance.

– Si jeune !… murmura-t-il.

– Eh bien, mon cher seigneur ? ditAscanio ; ce coquin de mot d’ordre, je l’ai sur le bout de lalangue.

– J’ai vu le temps, murmura le vieillard,en montrant du doigt la longue rapière et le feutre râpé duPadouan, où brillait une petite étoile d’argent ; j’ai vu letemps où le mot d’ordre était, dans Lisbonne : « Lapotence pour les espions et les spadassins. » Dieu vous garde,mon maître. Quant à toi, jeune homme, je te souhaite un plushonnête métier.

Le vieillard se retira. L’ouvrier avait croiséles bras sur sa poitrine et semblait rêver profondément, l’Italienl’observait ; il songeait au moyen de gagner ses quatre centspistolet.

– Mon jeune maître, dit-il enfin, ne noussommes-nous déjà point rencontrés quelque part ?

– Non.

– Peste ! il n’est pas bavard,grommela le Padouan. C’est égal, ils se nomment tous Hernan, Ruy ouVasco. Je n’ai qu’à choisir entre les trois… Comment, non, seigneurHernan ?

L’ouvrier s’éloigna sans tourner la tête.

– J’ai mal choisi, pensa Macarone ;c’était Ruy qu’il fallait dire. Holà, seigneur dom Ruy !… pasde réponse encore. Hé bien, donc, dom Vasco !… à la bonneheure ! il s’arrête.

Le jeune ouvrier s’était retourné en effet, ettoisait le bravo d’un regard calme et fier.

– Tu as donc bien envie de connaître monnom ? dit-il.

– Une envie désordonnée, mon jeuneami.

– On t’a promis de te le payer, n’est-cepas ?

– Fi donc ! Ascanio Macaronedell’Acquamonda, – je me nomme ainsi, mon jeune maître, – cavalierde Padoue, – c’est mon pays natal, a, Dieu merci, le cœur trop hautplacé et la bourse trop bien garnie…

– Tais-toi ! je m’appelle Simon.

– C’est un joli nom ; Simonqui ?

– Tais-toi, te dis-je. Va porter ce nom àConti ; dis-lui qu’il me trouvera sans me chercher, etqu’alors il saura ce que vaut le bras d’un… d’un bourgeois deLisbonne. Maître, au revoir !

L’Italien le suivit des yeux, tandis qu’iltournait l’angle de la place et montait la vieille rue du Calvaire,qui conduisait au quartier noble.

– Simon… pensa-t-il, Simon ! À toutprendre, ce n’était ni Vasco, ni Hernan, ni Ruy. J’aurais pariépour Hernan. Mais que dire à ce plébéien parvenu de Conti ?Simon ! c’est la moitié du nom ; il me devrait en bonneconscience deux cents pistoles, mais il ne l’entendra pas commecela… Allons, je me trouverai ce soir à la porte de la taverned’Alcantara. Il y aura là des choses bonnes à voir, et je gageraismon fameux manoir dell’Acquamonda contre un maravédis, que j’yrencontrerai mon jeune maître Simon, qui est, pour le moment, leplus clair de mon patrimoine.

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