Les Fanfarons du Roi

XV – REINE ET MÈRE

Revenons un instant sur nos pas. Une fois queBalthazar se fut débarrassé de la poursuite d’Ascanio Macarone àl’aide d’un coup du plat de son épée sur le crâne, il se demanda cequ’il allait faire de dona Inès, et resta fort embarrassé de sonprécieux fardeau.

Ne pouvant savoir combien la puissance deConti était désormais près de sa fin, il n’osa ramener Inès àl’hôtel de Souza, où elle serait plus exposée que partout ailleursaux poursuites du favori. D’un autre côté, sa propre demeure, àpart même la présence de Simon, n’était point une retraiteconvenable pour l’héritière de Cadaval. Il interrogea dona Inès,mais celle-ci n’avait pas la force de lui répondre ; elleprononça seulement, d’une voix faible et à plusieurs reprises, lenom de la comtesse Ximena.

Enfin Balthazar, à force de réfléchir, sesouvint que Vasconcellos, la veille, lui avait dit que c’était lemarquis de Saldanha qui devait le présenter à la cour. Il pritsur-le-champ la route de l’hôtel de ce seigneur, et remit Inèsentre les mains de dona Eléonore de Mendoça, marquise deSaldanha.

Cela fait, il se hâta de gagner sa demeure, oùil avait laissé Simon ; mais Simon n’y était plus. Il serendit à l’hôtel de Souza. Là, au lieu de répondre à ses questions,on lui demanda des nouvelles d’Inès. Balthazar ne voulut pointouvrir la bouche sur ce sujet en présence de Castelmelhor. Ce qu’ilapprit du départ subit et de la colère de Simon lui indiqua où ildevait le chercher désormais, et il arriva au palais d’Alcantara aumoment où la foule irritée essayait en vain de briser les fortesclôtures de l’appartement royal. Nous avons vu ce qui s’ensuivit.

Ce fut seulement lorsque Simon, ayant quittéla chambre du roi, se retrouva seul avec Balthazar qu’il apprit laretraite d’Inès et l’heureux dénoûment des traverses de la nuit.Transporté de joie et plein de reconnaissance pour cet ami d’unjour qui semblait chercher sans cesse les occasions de se dévouerpour lui, Simon le serra dans ses bras et lui demanda quellerécompense pourrait payer tant de services.

Balthazar avait reçu l’accolade de son jeunemaître sans trop s’émouvoir, du moins en apparence ; maisquand Simon parla de payement, le sourcil du géant se fronça.

– C’est un mot semblable, dit-il, qui mefit reconnaître l’autre jour que j’avais affaire à Castelmelhor etnon pas à Vasconcellos…

Il y avait dans ces paroles et dans le tondont elles furent prononcées une dignité simple et sans emphase quialla droit au cœur de Simon.

– Balthazar, dit-il, tu n’es pas, eneffet, de ceux qu’on paie, mais de ceux qu’on aime et qu’onhonore.

Il lui prit la main.

– Touche là, continua-t-il ; je tetiens pour un gentilhomme par le cœur. Que Vasconcellos soitheureux ou malheureux, tu seras son frère et son ami.

L’ancien trompette redressa sa haute taille etfit des efforts désespérés pour garder son impassibilitéhabituelle ; il n’y put réussir : deux grosses larmesjaillirent de ses yeux et roulèrent lentement sur sa joue. Il sepencha sur la main de Simon, qu’il baisa.

– Votre ami, murmura-t-il, votrefrère ! non, oh ! non, seigneur, c’est trop… Mais votreserviteur, par exemple ! continua-t-il en se redressant tout àcoup et avec un sorte d’exaltation ; mais votre garde ducorps, le bouclier que la mort trouvera toujours entre sa main etvotre poitrine… Oh ! oui, Vasconcellos, je veux êtrecela !

Quelques heures après, quand l’horloge dupalais de Xabregas sonna midi, les huissiers de la chambre duconseil ouvrirent les deux battants de la grande porte, et ceux quiavaient droit d’entrer furent introduits.

Au fond de la salle, sous un dais aux armes deBragance, était le trône royal, que dominait, dans sa nichetapissée de velours, un colossal crucifix d’argent massif. À côtédu trône, et aussi sous le dais, était le fauteuil d’Alfonse ;à droite, en dehors du dais, le siège de l’infant dom Pedro, et lebanc destiné aux seigneurs du sang royal ; à gauche, sur lamême ligne que le siège de l’infant, le siège du principal ministreÉtat (c’était alors dom César de Ménèses), et au-dessous le banc deses collègues.

Des deux côtés de la salle, et formant angledroit avec les sièges et bancs que nous venons de nommer,s’élevaient, à droite, l’estrade ecclésiastique, où piégeaient lesprélats, inquisiteurs, chefs d’ordres, titulaires, etc. ; àgauche, le banc noble, rempli par les seigneurs de terres,gouverneurs de châteaux et titulaires séculiers ; enfin, aumilieu, les bancs de la bourgeoisie attendaient les prévôtés etélus du commerce de Lisbonne.

Tous ces sièges et bancs se remplirentsuccessivement, et bientôt on n’attendit plus que les personnesroyales.

Les huissiers frappèrent bruyamment leursmasses contre les dalles de marbre et annoncèrent le roi. DonaLouise de Guzman fit son entrée appuyée sur son fils aîné ;elle avait la couronne en tête. Derrière elle, le secrétaired’État, Melchior de Rego de Andrade, portait les grand et petitsceaux dans une bourse, sur un coussin de velours. L’infant domPedro venait ensuite.

Alfonse était pâle encore des fatigues de lanuit, mais son visage exprimait l’insouciance la plusprofonde ; il ne se souvenait point du blanc-seing qu’il avaitdonné la veille à Conti, et ignorait le but de cette solennelleassemblée.

– Seigneurs, dit dona Louise après avoirpris sa place au trône sous le crucifix ; nous vous avonsconvoqués en conseil général sur le désir manifesté par très-hautet très-puissant prince Alfonse de Portugal, le roi, notrebien-aimé fils.

Alfonse, qui s’était arrangé pour dormir,dressa l’oreille et regarda la reine avec étonnement.

– Ayant reconnu, poursuivit dona Louise,le bon droit de sa demande, et considérant qu’il a dépassé l’âgeauquel notre loi fixe la majorité des héritiers du trône, nousallons remettre l’autorité entre ses mains.

– C’est très-plaisant, murmura leroi.

Miguel de Mello de Torres, confesseur de lareine et grand chantre de la cathédrale, qui siégeait aux bancsecclésiastiques, se leva et salua profondément les personnesroyales.

– Parlez, seigneur prêtre, dit lareine.

– S’il plaît à Votre Majesté, dit domMiguel, le moment n’est peut-être pas favorable pour cet actedécisif. Le peuple n’est pas tranquille ; cette nuit même, uneattaque séditieuse a été dirigée contre le palais d’Alcantara,résidence de Sa Majesté le roi.

– Je le sais : cette révolte est unedes raisons qui me déterminent ; il faut la main d’un hommepour tenir le sceptre dans ces conjonctures difficiles.

– La main d’un homme !… murmuraMello de Torres en soupirant.

Mais il n’osa poursuivre et se rassit.

– Seigneurs, reprit la reine, quelqu’unde vous a-t-il des représentations à faire ?

Tout le monde se tut sur les bancs de lanoblesse et du clergé.

– Et vous ? demanda encore la reineen s’adressant aux bourgeois.

– Que Dieu et la Vierge bénissent VotreMajesté, répondit une voix soumise, le roi, notre maître, etl’infant dom Pedro ! les bourgeois de Lisbonne ont-ilsd’autres désirs que la volonté de leurs souverains ?

Celui qui parlait ainsi était le vieux GaspardOrta Vaz, doyen des tanneurs, corroyeurs, peaussiers, apprêteurs,fourreurs, gantiers et mégissiers de Lisbonne.

– Je connais cette voix-là, ditbrusquement Alfonse.

Gaspard se crut perdu ; il songea àl’échauffourée de la nuit et vit une accusation de haute trahisonsuspendue sur sa tête chauve ; mais le roi repritaussitôt :

– Pardon, madame et très-honorée mère,quand ce bonhomme a parlé, j’ai cru entendre la voix du vieuxMartin Cruz, qui est chargé d’affamée mes dogues pour les combatsd’ours.

Et Alfonse se renversa sur son siège avec unparfait contentement de lui-même.

Une légère rougeur monta au visage de lareine, dont le regard parcourut furtivement l’assemblée, pour voirl’effet produit par cette indécente sortie. Toutes ces figures decourtisans restèrent impassibles. La reine se leva et prit desmains du secrétaire la bourse qui contenait les sceaux.

– Voilà, dit-elle en se tournant vers sonfils, les sceaux dont j’ai été chargée par les états du royaume, envertu du testament du roi, mon seigneur, qui est devant Dieu. Jeles remets entre les mains de Votre Majesté et en même temps legouvernement, que j’ai reçu avec eux des mêmes états. Dieu veuilleque toute chose prospère sous votre conduite, comme je lesouhaite.

Dona Louise prononça ces mots d’un ton fermeet grave. L’assemblée entière fut émue, et il n’y eut personne quine regrettât de voir le sceptre passer des mains de cette noblefemme dans celles d’un enfant privé d’intelligence et entouré deconseillers pervers. Le vieux Gaspard Orta Vaz, croyant devoirenchérir sur la tristesse générale, poussa un sourd gémissement etessuya ses yeux secs à plusieurs reprises.

Alfonse avait écouté le discours de sa mèred’un air indécis et confus. D’ordinaire, dans toute occasion où ildevait parler en public, Conti lui faisait sa leçon d’avance ;mais cette fois il fut pris au dépourvu.

– Je veux mourir, madame, dit-il enfin,s’il était besoin de me faire venir d’Alcantara et de déranger tousces honnêtes seigneurs pour me donner cette bourse de velourscramoisi et les joujoux qu’elle semble contenir. Nonobstant cela,je vous rends grâce et me déclare votre respectueux fils.

– Dieu protège le Portugal ! murmuraMiguel de Mello de Torres.

La reine crut devoir passer outre. Elle ôta deson front la couronne royale et la tint suspendue sur la tête deson fils. C’était le dernier acte de la cérémonie. Une fois lacouronne mise sur la tête d’Alfonse, il était roi, et dona Louiseperdait en même temps ses droits de tutrice et de régente.

Mais au moment où sa main levée s’abaissait,un bruit subit se fit entendre à la porte, et une voix de femme,une voix bien connue, parvint aux oreilles de la reine.

– Je veux voir Sa Majesté sur-le-champ,disait-elle.

Les gardes de la porte refusaient de livrerpassage.

– Au nom de Dieu et du salut de votrepeuple, reine, reprit la voix, qui arriva vibrante et sonorejusqu’au fond de la salle, je vous adjure de me donnerentrée !

Dona Louise, inquiète, étonnée, fit un signede la main et la porte s’ouvrit.

Une femme vêtue de deuil et la tête couverted’un voile noir, traversa la salle d’un pas lent et ferme, et vintmettre un genou en terre sur la première marche du trône. Ellesouleva son voile et le rejeta sur ses épaules. Le nom de lacomtesse de Castelmelhor passa de bouche en bouche ; chacunfit silence dans l’attente de quelque événement extraordinaire.

– Relevez-vous, Ximena, dit lareine ; parlez vite si vous avez besoin d’implorer notre aide,car la dernière minute de notre puissance est venue, et voici lacouronne qui va ceindre le front du roi notre fils.

La comtesse ne se releva point.

– Je n’ai pas besoin d’aide, madame,prononça-t-elle si bas que la reine eut peine à l’entendre. Je neviens pas implorer, mais accuser…

Puis, d’une voix sonore et forte comme celled’un homme, elle ajouta :

– Reprends ta couronne, dona Louise deGuzman, car ton fils a forfait à tous ses devoirs de prince et degentilhomme ; reprends ta couronne, car après avoir touché tonnoble front, elle ne doit pas ceindre celui d’un lâche ravisseur etd’un assassin.

Un tumulte inexprimable suivit ces paroles.Les uns semblaient en voyant le trône ainsi ébranlé jusqu’en sesfondements, les autres prononçaient le mot de trahison. Tousparlaient à voix basse et gesticulaient avec feu. Alfonse seul,comme s’il n’eût point entendu, dardait ses yeux au plafond etbâillait à se démettre la mâchoire.

La reine était d’abord restée atterrée, maisbientôt le courroux lui rendit son énergie accoutumée. Elle imposasilence à tous d’un geste.

– Femme, dit-elle en prononçant chaquemot avec effort, ceux qui accusent le roi risquent leur vie ;tu prouveras ce que tu avances, ici, sur l’heure, ou, par la croixde Bragance, tu mourras.

– Je le prouverai ici, sur l’heure…Celui-là n’est-il pas un lâche, madame, qui insulte une femme sansdéfense ! Celui-là n’est-il pas un ravisseur, qui enlève àmain armée une enfant aux bras de sa mère ? Celui-là n’est-ilpas un assassin, qui aposte ses émissaires dans l’ombre et qui metà mort d’inoffensifs serviteurs, coupables seulement de défendreleur maître ? Alfonse de Portugal a fait tout cela !

– Qui te l’a dit ?

– Si on me l’eût dit, je ne l’aurais pascru. Mais ces serviteurs assassinés, ce sont les miens, donaLouise ; cette fille enlevée, c’est ma fille : cettefemme lâchement outragée, c’est moi !

Une pâleur livide avait couvert le front de lareine ; ses lèvres remuaient sans produire aucun son ;chacun de ses membres tremblait.

– Madame et très-honorée mère, demanda leroi, est-il nécessaire que je reste ici ? J’aimerais, s’ilvous plaît, prendre congé ; afin de me rendre à mon palaisd’Alcantara, où j’attends deux coqs de combat…

– Malheureux enfant ! dit la reine,qui se pencha jusqu’à son oreille, n’as-tu pas entendu ? Ne tedéfendras-tu point ?

– C’est la mère du petit comte, ditAlfonse sans s’émouvoir. Ses gentilshommes se sont bien défendus,et nous avons eu là un fort bel hallali.

– C’est donc vrai ! c’est doncvrai ! cria la reine hors d’elle-même, l’héritier de Braganceest donc un…

Elle n’acheva pas. Faisant sur elle-même unviolent effort, elle parvint à reprendre sa contenance digne ethautaine.

– Seigneurs, dit-elle en remettant sur satête la couronne royale, nous sommes encore la reine, et justicesera faite.

– Nous supplions Votre Majesté,s’écrièrent en même temps plusieurs gentilshommes d’avoirégard…

– Silence ! Sur votre vie !interrompit dona Louise avec violence. Toi, Ximena, relève-toi, àmoins que tu n’aies encore, ajouta-t-elle amèrement, quelqueaccusation à porter contre le sang de tes rois !

La comtesse se releva en silence.

– Et maintenant, dom Alfonse, reprit lareine, qu’avez-vous fait de cette jeune fille ?

– Quelle jeune fille ? demanda leroi.

D’un regard, dona Louise renvoya cettequestion à la comtesse.

– Inès de Cadaval, répondit celle-ci.

– La fiancée de ce bambin de comte,ajouta Alfonse froidement.

À ce moment, un irrévérencieux éclat de rirese fit entendre à l’autre bout de la chambre.

Ecclésiastiques, gentilshommes et bourgeoistressaillirent ; car dans les rares occasions où dona Louisese laissait emporter par son courroux, sa nature se transformaitpour un instant : elle poussait la sévérité jusqu’à lacruauté. Tout le monde tourna les yeux vers le point de la salled’où était parti le bruit. Il y avait près de la porte deux hommesportant le costume de la garde d’Alfonse. Le coupable était l’undeux, et loin d’être effrayé par la faute qu’il venait decommettre, il continuait de rire à la barbe de l’assemblée.

Contre l’attente générale, la reine nes’emporta point, son cœur était trop profondément blessé pourqu’elle pût accorder la moindre attention à ce misérableincident.

– Faites sortir cet homme, dit-elleseulement.

Le garde, au lieu de permettre aux huissiersd’exécuter cet ordre, s’échappa de leurs mains, et traversantlestement la salle, il ne s’arrêta qu’au pied du trône, devantlequel il s’inclina de cette façon galante que tout le monde, voireles laquais, possédait à la cour de France, mais qu’on ne savaitpoint ailleurs.

– S’il m’était permis, dit-il avecemphase, d’élever la voix en présence de cette auguste assemblée,qu’on ne peut comparer qu’au conseil des dieux du paganisme, réunisur le mont Olympe, et présidé, pendant l’absence du puissantJupiter, par Junon, sa noble dame ; s’il était permis, dis-je,à un pauvre gentilhomme d’élever la voix…

– Écoutez ce bon garçon, s’écriajoyeusement Alfonse ; je le reconnais ; il a une histoiretrès-plaisante sur ses glorieux ascendants… Parle, moncompagnon ; tu peux te vanter d’être le moins ennuyeux de noustous, y compris la mère du petit comte, qui est pourtant, je parie,une respectable dame.

Par un instinct semblable à celui de l’hommequi se noie et qui s’accroche à des herbages capables à peine desupporter la centième partie de son poids, la reine se prit àespérer en ce mystérieux inconnu, et au lieu de réitérer sonpremier ordre, elle dit avec douceur :

– Nos moments sont précieux ; parlezsi vous avez quelque chose à nous apprendre, mais soyez bref.

– Je tâcherai de me conformer auxvolontés révérées de Votre très-illustre Majesté, répondit le beaucavalier de Padoue, qui salua de nouveau avec tout plein de grâce.Je n’ai qu’une chose à dire, mais elle est importante. La noblecomtesse de Castelmelhor se trompe ; ce n’est point Sa Majestéle roi dom Alfonse qui a enlevé la jeune héritière de Cadaval.

– Dis-tu vrai ? s’écria lareine.

– Dieu m’est témoin que mon cœur est puret sans artifice.

– Mais, dit Ximena, j’ai vu, j’aientendu.

– Voilà justement le plaisant !…c’est-à-dire, – le ciel me préserve de prononcer en ce lieu, que jevénère à l’égal d’un temple des paroles inconsidérées ! –c’est-à-dire le surprenant ! Vous avez vu, noble comtesse, unhomme portant la livrée royale enlever votre pupille ; vousl’avez entendu prononcer le nom du roi : c’était une ruse decet infernal scélérat, de ce monstre vomi par la bouche la plusfétide du noir Tartare, d’Antoine Conti, en un mot.

– Ne me parlez plus de Conti, dit le roi,qui commençait à sommeiller : il m’ennuyait, voilà tout.

– Antoine Conti, reprit le Padouan, avaitenlevé dona Inès pour lui-même, et j’en puis témoigner, puisqu’ilavait voulu me contraindre, moi qui vais marquer d’un caillou blancle jour où j’ai parlé à ma reine, à le seconder dans ses infâmesprojets… Que mes glorieux ascendants lui pardonnent de m’avoir faitcette injure !

– Qu’on aille chercher ce Conti, dit lareine.

– S’il plaît à Votre majestétrès-illustre, cet ordre ne sera point aisé à exécuter. Voici unhonnête marchand, – il montrait Gaspard Orta Vaz, – qui s’estchargé, en bon citoyen qu’il est, d’embarquer Conti pour le Brésil,lui donnant, en guise de baiser d’adieu, un fort coup de sa vieillehallebarde sur les épaules.

Gaspard aurait voulu être à cent pieds sousterre ; il n’osait lever les yeux, se croyant l’objet del’attention générale. Par le fait, personne ne songeait à lui.

La comtesse s’était agenouillée denouveau.

– Je supplie Votre Majesté de mepardonner, dit-elle. C’est pour Inès que je suis venue. Mon insultepersonnelle n’est rien, et la vie de mes serviteurs appartenait auroi de Portugal. Je rétracte, s’il est besoin, l’accusation quej’ai portée…

– Pas un mot de plus, comtesse ! ditla reine.

– De cette façon, s’écria le Padouanravi, tout s’arrange, et je remercie la fortune de m’avoir mis àmême de rendre à mes souverains ce signalé service.

La reine avait froncé les sourcils et semblaitplongée dans ses réflexions. Alfonse dormait tout de bon.

Dona Louise de Guzman, dans toute l’assemblée,était peut-être la seule qu’eût surprise l’accusation de lacomtesse. On lui avait caché avec soin, comme nous l’avons dit, lesextravagances de son fils, et elle-même avait prolongé son erreuren refusant d’ajouter foi aux avis secrets qui lui arrivaient detoutes parts.

Aussi cette révélation la frappa au cœur. Lesparoles de Macarone, qui d’abord avaient été une sorte de baumepour sa blessure, ne pouvaient lui laisser une impressiondurable.

Qu’importait, en effet, qu’Alfonse, eût ou nonenlevé Inès de Cadaval ? Pour être innocent de ce rapt, enétait-il plus capable d’être roi ? La question était de savoirsi les rapports secrets qu’elle avait regardés jusque-là comme lesproduits de la malveillance ou de la trahison, étaient vrais oufaux, et le témoignage de dona Ximena, en qui elle avait uneentière confiance, lui prouvait surabondamment leur vérité. Lareine, aimait passionnément son fils ; peut-être par cemystérieux et sublime instinct des mères, l’aima-t-elle davantage àce moment où elle le découvrait plus misérable ; mais c’étaitune âme véritablement royale que la sienne, et la pensée de placersur le trône de Jean IV un maniaque tour à tour imbécile etfurieux, la révolta. Elle jeta sur Alfonse endormi un regard d’amerdésespoir, et reprit la parole.

– Seigneurs, dit-elle, nous vous avionsappelés pour assister au couronnement du roi notre fils ; Dieuqui nous a établie gardienne de son droit légitime, semble parleret conseille d’attendre. Nous vous donnons licence de vous séparer,en vous ajournant à l’époque où nous convoquerons les étatsgénéraux du royaume.

Personne n’osa répliquer, et l’assemblée sesépara dans un morne silence.

– Saldanha, dit encore la reine avant desortir, vous nous répondez de la personne de dom Alfonse deBragance. Qu’il ne puisse point quitter le palais de Xabregas.

Dona Louise reprit, appuyée sur le bras del’infant, le chemin du couvent de la Mère de Dieu. Sur son ordre,Miguel de Mello de Torres et la comtesse de Castelmelhor lasuivirent.

On doit penser que l’intention de la reineétait en ce moment, de soumettre la question de succession auxétats généraux assemblés ; peut-être cette mesure eût-elleépargné au Portugal le règne d’Alfonse VI. La Providence enavait décidé autrement.

À peine dona Louise fut-elle rentrée dans sesappartement du couvent de la Mère de Dieu, que sa force factice,résultat d’une volonté puissante, l’abandonna tout à coup. Seuleavec son confesseur et celle que depuis bien longtemps elle nommaitsa fille, elle laissa voir à nu la mortelle profondeur de sablessure. Elle était tombée sur un siège en entrant, et l’œil fixe,les dents serrées, elle ne faisait pas un mouvement. Dona Ximena,debout, auprès d’elle, eût voulu calmer, au prix de sa vie, cedésespoir dont elle était la cause.

De temps à autre, Miguel de Mello tâtait lepouls de la reine et secouait la tête en silence.

Au bout d’une heure, l’œil de Louise de Guzmanperdit un instant sa fixité et se tourna vers la comtesse. Untriste sourire parut alors sur ses lèvres.

– Ximena, dit-elle d’une voix si changéeque le prêtre ne put retenir un geste d’effroi, te souviens-tu, mafille ? Je t’avais dit un jour : Si jamais il manque àses devoirs de roi et de gentilhomme…

– Pitié ! pitié ! murmura lacomtesse navrée.

– Si jamais il forfait à l’honneur,poursuivit la reine, dont la voix faiblissait de plus en plus, neme le dis pas, Ximena, car je te croirais… et jemourrais !

La comtesse se tordait les mains et embrassaitles genoux de la reine.

– Tu me l’as dit pourtant, reprit encorecelle-ci… oui, tu me l’as dit… j’ai cruellement souffert… Adieu, mafille, je t’ai crue et je meurs !

Le prêtre et la comtesse s’agenouillèrent enpleurant, Dona Louise de Guzman n’était plus.

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