Les Fanfarons du Roi

XXIII – LA COUR DE PORTUGAL

Mademoiselle de Savoie partit donc pourLisbonne où le marquis de Sande la ramena en triomphe. Lorsqu’elledébarqua, il y avait sur la jetée, pour la recevoir, un brillant etnombreux cortège. Ce fut le prince infant, dom Pierre qui lui donnala main. L’infant était alors à peine sorti de l’adolescence. Envoyant la jeune reine si belle, il envia le sort de son frère.

Mademoiselle de Savoie était reine. Ellevoyait ses sujets, mais elle cherchait le roi, l’époux, le maîtrequ’elle avait accepté. Quand Alfonse parut enfin, elle fut prise dedégoût et d’épouvante.

Peut-être eut-elle la pensée de se révoltercontre un sort odieux, mais il était trop tard.

Alfonse parut d’abord enchanté. Il jura parBacchus qu’Isabelle était Vénus sortant de l’onde, et menaçaCastelmelhor de le faire pendre, parce que ce dernier avait parlé àIsabelle sans mettre un genou en terre. Castelmelhor se prosterna,mais il jura dans son cœur une haine mortelle à la jeune reine.

Le troisième jour eut lieu la cérémonie dumariage. Isabelle, pâle, presque mourante, traversa d’un paschancelant la grande nef de la cathédrale. Elle s’appuyait sur lebras de l’infant dom Pierre, qui, pâle, aussi, semblait égalementcourbé sous le poids d’une souffrance.

Arrivée au milieu de la cathédrale, Isabellepoussa un cri étouffé. Elle venait d’apercevoir, dans l’ombre d’unpilier, le visage de Vasconcellos. Il lui sembla voir un ami deFrance en cet homme dont elle ne connaissait même pas la voix.Quand elle voulut lui donner un second regard, Vasconcellos avaitdisparu.

Alors, le cœur d’Isabelle se serra en arrivantà l’autel ses genoux plièrent machinalement ; elle tombaappuyée sur la tablette du prie-Dieu.

Le reste de la cérémonie fut pour elle commeun songe pénible et plein d’angoisse : elle se réveilla femmed’un être misérable, qui tenait le sceptre d’une main capable àpeine de jouer avec un hochet d’enfant. L’infant s’était mis àl’écart. C’était un noble jeune homme auquel les conseils ambitieuxet perfides n’avaient point fait faute, mais qui avait toujoursrejeté loin de lui toute idée de rébellion. En cet instant, pour lapremière fois, il désira une couronne.

Près de l’infant, un homme enveloppé dans unvaste manteau et cachant avec soin son visage, se tenait. C’étaitVasconcellos. Il y avait un grand et pur honneur dans l’âme de cefils des chevaliers. Il était homme, cependant, et quelquefois lescoupables pensées se glissent en nous par la porte de lagénérosité. Vasconcellos ne se défiait point de lui-même, parcequ’il ne découvrait au fond de son cœur qu’une respectueuse etfraternelle pitié pour cette pauvre jeune fille dont il devinait ledésespoir. Il se souvenait de l’avoir admirée si brillante, et illa retrouvait si malheureuse ! Mieux que personne, ilprévoyait le sort qui attendait la reine, au milieu de cette courinféodée au favori, lequel était l’ennemi naturel de tous ceux quiavaient à l’affection du roi des droits naturels et légitimes.

Il savait de quels outrages avait été abreuvél’infant, à qui on refusait tous les avantages dus à sa royalenaissance ; il devinait les humiliations et les mépris quimenaçaient Isabelle, et qui devaient l’accabler dès que seraitpassé l’éphémère caprice d’Alfonse. Dom Simon pensa qu’il avait ledroit de protéger.

Néanmoins, sa loyale conscience, dès cepremier moment, l’avertit de prendre garde, car il se résolut à nejamais paraître en présence d’Isabelle qui ne devait même pasconnaître son mystérieux protecteur. Le mariage accompli, la reinesortit, tête baissée, de l’église. Elle monta dans le carrosseroyal au milieu des acclamations de la multitude, et se trouva entête à tête avec son époux.

– Madame, lui dit le roi avec douceur,lequel préférez-vous, je vous prie, d’une danse d’ours ou d’uncombat de taureaux sauvages du Lennox.

Isabelle ne répondit point, parce qu’ellen’avait pas entendu.

– Vous aimez bien les deux, n’est-ce pas,madame ma reine ? reprit le pauvre Alfonse. En vérité, vousallez être ici une heureuse femme ! Nous avons des bouffonsd’Italie qui avalent des sabres empoisonnés et dansent un menuetsur un fil de laiton, à quinze toises du sol. Je vous donne ma foiroyale qu’il en est ainsi que je vous le dis, madame.

Isabelle mit sa tête entre ses deux mains.

– Ne vous cachez point pour sourire, masouveraine, reprit encore Alfonse ; vos souhaits seront majoie. Maï de Deos ! nous avons bien d’autres choses encore,allez ! Des baladins de France qui marchent sur leurs mains etse courbent en arrière de façon qu’ils baisent leurs talons… Je nevous mens point, Isabelle ! Des histrions qui chantent commeces poissons de la fable, qu’on nommait, je pense… Qu’importe leurnom ? Ils avaient, je m’en souviens, des visages de femme…Entendîtes-vous parler de cela, Isabelle ?

– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmurala pauvre femme.

– Je vous comprends, ma reine !s’écria Alfonse ; vous avez grande hâte de voir… Mais je nevous ai point tout dit encore : nous avons un singe africainqui gambade comme jamais créature de Dieu n’a su le faire, et dontchaque grimace vaut dix mille réaux. C’est ce bambin de comte qui afait l’estimation… Comment trouvez-vous le comte ?

Isabelle pensait à la cour de Paris, à samère, à Vasconcellos ; elle se sentait mourir.

– Maï de Deos ! s’écria Alfonse enéclatant de rire, nous avons des gladiateurs gallois qui vousferont rire aux larmes. Ils se battent avec leurs têtes, comme desbéliers, madame, et quand leur têtes se rencontrent, l’une d’elles,parfois toutes les deux, éclatent comme deux pots de terre, c’esttrès-plaisant !… Mais vous souriez en tapinois, ma souveraine,voyons regardez-moi : on dit que je ressemble à monsieur moncousin Louis de France…

Ce disant, il usa d’une douce violence pourécarter, les mains de la reine et découvrit ses yeux en pleurs.

– Qu’est cela ? demanda-t-il, despleurs ? les pleurs m’ennuient.

Et il s’étendit en baillant au fond ducarrosse.

Ce fut le premier et le dernier tête-à-têted’Alfonse avec la reine. Il la rejeta comme un jouet brisé, ou,pour employer son expression favorite en pareille circonstance,comme un taureau malade.

Le soir même, la jeune reine eut unappartement séparé.

Castelmelhor ne comptait pas sur tant debonheur ; il vit qu’il n’aurait même pas besoin d’user de soninfluence acquise pour anéantir celle de la jeune femme : ilétait vainqueur sans avoir combattu. Néanmoins, il garda sa hainecontre Isabelle, cause innocente de l’outrage public qu’il avaitreçu, et ne perdit jamais aucune occasion de lui nuire et del’humilier.

Comme les courtisans se modèlent sur lemaître, et que le vrai maître était Castelmelhor, toute cettetourbe plébéienne en habits nobles qui entourait le roi, se croyaitobligée de mépriser Isabelle et de le lui laisser voir. Le roiferma les yeux d’abord puis enchérit sur les plus insolents.L’enquête en cour de Rome lui reproche des indignités.

Isabelle dépérissait lentement. Autour de sesgrands yeux, un cercle azuré gardait la trace de ses larmes. Sesjoues s’étaient amaigries, et les nombreux rivaux qui sedisputaient autrefois ses sourires n’eussent certes point reconnula reine de beauté des salons de Versailles.

Il y avait bien à la cour un homme dont latendresse respectueuse et dévouée s’efforçait d’apporter à Isabelleconsolations et repos. L’infant la protégeait de tout son pouvoir,mais son pouvoir était si faible ! Castelmelhor prolongeait audelà de toutes bornes la prétendue adolescence de dom Pierre, quirestait soumis à une sorte de tutelle. La jeune reine, d’ailleurs,habitait le palais d’Alfonse, et il n’était permis à l’infant des’y introduire qu’en de rares occasions. Pourtant le dévouement duprince était pour Isabelle un précieux soulagement ; elle seprit à l’aimer comme un frère.

Sur ces entrefaites une catastrophe advint quichangea subitement la position d’Isabelle.

La veille de Noël, il prit fantaisie à Alfonsede faire une bombance dans l’intérieur du palais. La reine,jusqu’alors avait évité le spectacle de ces orgies ; cettefois, Alfonse lui ordonna de présider au banquet. La reine obéit.Vers le milieu du repas, au moment, où les têtes éclataient déjà aufeu de l’ivresse, Castelmelhor se leva :

– Il manque quelque chose ici,dit-il.

Le festin était magnifique ; il y eut uneprotestation unanime.

– Que manque-t-il ? demandacependant le roi.

– Il manque au nectar d’être versé parles mains d’Hébé.

Son regard insolent alla vers la reineimmobile et muette. L’assemblée comprit et applaudit. Le roiréfléchit.

– Au fait, dit-il, nous sommes lesdieux.

Et s’adressant à Isabelle, plus pâle qu’unestatue, il ajouta :

– Reine, verse à boire aux dieux qui ontsoif.

Isabelle prit le flacon sans mot dire etcommença le tour de la table.

Si par hasard il se fût trouvé là, un hommequi eût conservé une étincelle d’honneur au fond de l’âme, ilaurait, certes été saisi d’une respectueuse commisération pourcette femme, fière encore, et digne et admirable sous l’humiliationque lui infligeait son époux. Mais tous ces dieux étaient deslaquais ivres. Chaque fois qu’Isabelle remplissait une coupe, unéclat de rire s’élevait.

Castelmelhor tendit son gobelet le dernier. Aumoment où la reine approchait le flacon, il la saisit àl’improviste et fit bruyamment claquer ses lèvres sur la joue de sasouveraine.

Alfonse poussa un rugissement de joie.

– Bien joué, bambin de comte !s’écria-t-il.

La reine devint si blanche, que ses veinesparurent comme un réseau bleuâtre sur son front. Elle était douce,faible même, mais il y avait en elle une goutte du sangd’Henri IV.

Elle fit deux pas en arrière, et se redressanttout à coup :

– Seigneur, dit-elle, si Dieu m’eût donnéun homme pour époux, je ne lui demanderais point votre vie qui estcelle d’un lâche, mais j’implorerais sa pitié pour qu’il ne vousfît point fouetter par la main du bourreau !

À ces mots elle se retira lentement.

– Comte, dit le roi, tu estouché !

– Et Votre Majesté est publiquementoutragée ! répondit Castelmelhor, qui cachait sous son airenjoué l’ardeur de son ressentiment.

– Toi… fouetté… par le bourreau !c’est très-plaisant !

– Si Dieu lui eût donné un homme pourépoux !… murmura Castelmelhor.

– Maï de Deos ! c’est vrai, elle adit cela ! s’écria le roi : je suis un homme !… Parle sang ! par la mort ! je vais lui faire voir que jesuis un homme ! malheur à elle !… Qu’on mel’amène !

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