Les Fanfarons du Roi

V – JEAN DE SOUZA

Le feu comte de Castelmelhor, Jean deVasconcellos y Souza, avait été l’un des plus fermes appuis de lamaison de Bragance, lors de l’expulsion des Espagnols en 1640. Ilétait, à cette époque, l’ami intime du duc Jean, qui, après sonavènement au trône, le combla de faveurs.

À la naissance de dona Catherine, fille dunouveau roi, Ximena, comtesse de Castelmelhor fut instituée sagouvernante, et suivit son éducation jusqu’au départ de la jeuneprincesse pour la cour d’Angleterre. Malgré toutes ces causesd’union entre la cour et la maison de Souza, on vit en 1652, dixans avant l’époque où commence notre histoire, le comte deCastelmelhor quitter subitement Lisbonne et se retirer avec sesdeux fils à son château de Vasconcellos, dans la provinced’Estramadure.

Dona Ximena, à l’instante prière de la reine,qui était pour elle une sincère amie, ne suivit point son mari etdemeura près de Catherine de Portugal.

Ce subit départ du comte fut longtemps unsujet de conversation pour les oisifs du palais. Les uns disaientqu’il boudait le roi Jean, parce que ce prince lui avait refusél’investiture du duché de Cadaval, vacant par la mort de NunoAlvarez Pereira, dernier duc, refus d’autant moins équitable queCastelmelhor, outre ses services, avait des droits à l’héritage deCadaval par sa femme, qui était Pereira. Les autres prétendaientque l’infant dom Alfonse (le roi actuel) avait insultégrossièrement le fils aîné de Souza en présence d’une nombreuseassemblée, et n’avait point voulu faire d’excuses. Les uns et lesautres se trompaient. Le roi avait offert de lui-même au comte leduché de Cadaval ; mais celui-ci, modèle de noblesse et degénérosité chevaleresque, avait répondu que ce duché devait resterl’héritage de sa pupille Inès, fille unique du feu duc, qui ledonnerait en mariage à l’époux qu’elle se choisirait, et qu’iln’était pas homme à spolier l’orpheline que la loi mettait sous sagarde. Quant au second motif, il fallait être courtisan pour lemettre en avant puisqu’il était de notoriété que l’infant domAlfonse insultait le premier venu, et n’était point malheureusementde ceux qu’on peut rendre responsables de leurs actes.

Il fallait d’ailleurs un motif plus grave à unhomme comme le comte pour se retirer des affaires et déserter unecour où il était généralement aimé et respecté. Ce motif, c’étaitsa haine éclairée contre l’Angleterre et la connaissance profondequ’il avait de l’odieuse politique de ce gouvernement.

À peine, en effet, le roi Jean avait-il reprispossession du trône de ses pères, que la cour de Londres envoya unambassadeur à Lisbonne, et tâcha de s’immiscer dans les affaires dupays. Cromwell gouvernait alors l’Angleterre sous le titre deprotecteur. Ce monarque de fait, habile autant qu’un homme peutl’être et Anglais de cœur, suivait par instinct la politique desrois, ses devanciers : tout envahir, afin de mieux vendre. Ilavait pris en s’asseyant à la place de Charles Ierassassiné, les allures de cette diplomatie perfide que l’Angleterreimpose depuis des siècles à ses rois. Jean, séduit tout d’abord parces avances d’un peuple puissant, les accueillit avec empressement,malgré les représentations du comte de Castelmelhor et de quelquessages conseillers ; il fit avec l’Angleterre des traités decommerce, avantageux en apparence et ruineux par le fait. Le comtes’y opposa de tout son pouvoir, jusqu’à protester en plein conseilcontre les menées de l’ambassade anglaise. Ce fut inutilement. Nevoulant point sanctionner par sa présence ce qu’il regardait commel’abaissement et la ruine du Portugal, il quitta Lisbonne avant lasignature du traité et ne revit jamais la cour.

Il avait de son mariage avec dona XimenaPereira deux fils jumeaux, Louis et Simon de Souza. Nous savonsdéjà que ces enfants, au physique, se ressemblaient d’une façonextraordinaire : ils étaient tous deux beaux et de noble mine.Au moral, Louis était un jeune homme grave et studieux, maisdissimulé ; Simon au contraire, se montrait vif jusqu’àl’étourderie. Avec l’âge ces deux caractères portèrent leur fruit.De la fougue première de Simon, il ne resta qu’une mâle franchiseet une générosité saris bornes, tandis que dom Louis, cauteleux,plein d’astuce et dévoré d’ambition, cachait sous des dehorsséduisants une âme qui n’était point celle d’un gentilhomme.

Les deux frères s’aimaient, c’est-à-dire queSimon avait pour Louis un dévouement affectueux et à l’épreuve, etque Louis, par habitude ou autrement, tenait son frère en dehors ducercle de haine jalouse et universelle qu’il portait à quiconqueétait son égal ou son supérieur. Un incident arriva, qui, sansporter atteinte à la tendresse de Simon, chassa tout sentimentfraternel du cœur de l’aîné de Souza.

Deux ans avant l’événement que nous avonsrapporté aux précédents chapitres, dona Ximena, comtesse deCastelmelhor, quitta la cour de Lisbonne où sa présence n’étaitplus nécessaire, et vint rejoindre son mari au château deVasconcellos. Elle amenait avec elle sa pupille dona Inès deCadaval.

Inès était belle, nous l’avons dit, et lesgrâces de son esprit surpassaient celles de sa personne. La voir etl’aimer fut pour les deux frères une même chose. Tous deux, par desmotifs différents, se firent mystère l’un à l’autre de ce sentimentnouveau.

Simon, timide, et poussant d’ailleurs ladélicatesse jusqu’au scrupule, aurait cru profaner le secret de soncœur en lui donnant un confident ; Louis, devinant son frèreet espérant le gagner de vitesse, voulait éloigner toute pensée derivalité, afin d’épargner à ses propres démarches une surveillancejalouse et intéressée.

Il advint que ses calculs furent déjoués. DonaInès préféra Simon, à qui elle fut promise par fiançaillessolennelles, dans la chapelle du château de Vasconcellos. Dès lorsune inimitié sourde germa et grandit dans le cœur de dom Louis. Ilentrait dans son désir d’épouser Inès une forte dose de calcul.C’était une immense fortune que lui enlevait le succès de Simon, etil n’était pas homme à pardonner cela. Vaincu de ce côté, mais nonsans espoir, car, après tout, le mariage n’était point encorecélébré, il tourna ses pensées vers l’ambition et se posa ceproblème ; trouver le chemin le plus court pour arriver à lapuissance.

La santé du vieux comte s’affaiblissait dejour en jour. Le moment approchait rapidement où les deux frères,libres de leurs actions, pourraient choisir et leur place et leurrôle sur le théâtre de la vie. Jusqu’alors la volonté de Jean deSouza les avait tenus confinés à Vasconcellos ; mais avec lecomte devait mourir toute autorité qui pût les y retenirencore.

Louis n’ignorait rien de tout cela et agissaiten conséquence. Il s’informait et se tenait, autant que possible,au courant de tout ce qui se passait à la cour. Avec un nom commele sien, de l’adresse et de l’audace, ce n’était pas, pensait-il,une mince fortune que celle qui l’attendait sous un prince ducaractère d’Alfonse VI. Un obstacle se présentait :Conti, cet homme du peuple que le hasard et la folie du souverainavaient fait grand seigneur. Louis se demanda longtemps s’il luifaudrait le servir ou le combattre. Son naturel cauteleux luifournit la réponse à cette question : il résolut de letromper.

Malheureusement, il n’attendit pas longtempsl’occasion de mettre à profit ce résultat de ses réflexions. Lamaladie du comte traînait depuis bien des mois en longueur, maisune crise survint et précipita le dénouement.

Une nuit, les deux frères furent réveillés pardes cris d’alarme.

– Le comte se meurt ! disait-on dansle château. Louis et Simon se précipitèrent dans la chambre de leurpère. Le comte avait quitté son lit et s’était assis dans unantique fauteuil aux armes de Souza, auquel la tradition prêtait lefunèbre privilège d’avoir reçu les derniers soupirs de tous leschefs de cette illustre maison, depuis l’Espagnol Ruy de Souza, quivint de Castille au temps du roi Pelage.

Il était pâle et sans mouvement ; la mortpesait déjà sur son front. La comtesse, agenouillée près de luipleurait et priait ; le chapelain du château récitait àl’oreille du mourant le suprême adieu de l’âme chrétienne à laterre. Les deux frères s’agenouillèrent parmi les serviteurs, etquand le prêtre eût prononcé le dernier verset de l’oraisonmortuaire, ils s’approchèrent à leur tour. Leur présence parutranimer le vieillard dont les yeux retrouvèrent une étincelle devie.

– Adieu, madame, dit-il à la comtesse.Avant de mourir, Dieu me donnera, j’espère, la force d’accomplir undevoir, et il faut nous séparer.

Dona Ximena voulut protester.

– Il faut nous séparer, vousdis-je ; mes instants sont courts et comptés. Adieu !Puissiez-vous être heureuse en cette vie et dans l’autre autant quevous le méritez !

La comtesse déposa un baiser sur la main déjàfroide de celui qui avait été le bonheur de sa vie et se retiralentement. Sur un signe, les serviteurs et les gentilshommes ducomte firent de même.

– Mon père, dit le vieillard auchapelain, vous reviendrez tout à l’heure ; je vous appelleraipour mourir. Laissez-nous.

Quand le prêtre eut quitté la chambre, Jean deSouza resta seul avec ses fils, qui s’agenouillèrent à ses côtés.Le vieillard les considéra un instant l’un après l’autre comme sila mort eût donné à son regard la puissance de lire jusqu’au fondde leur âme.

– Sois prudent, dit-il à Simon. – Soisvaillant, dit-il à Louis.

Puis, fermant les yeux et recueillant sesesprits :

– Vous êtes jeunes, poursuivit-il :un vaste avenir s’ouvre devant vous. Je vous laisse le nom de Souzatel que me le légua mon père, intact et glorieux. Si l’un de vousle souillait jamais… mais c’est impossible ! Il y a dix ansque j’ai quitté la cour, croyant n’y pouvoir demeurer sans forfaireà ma conscience. Peut-être eus-je tort. Le devoir d’un citoyen estde travailler toujours, même lorsqu’il sait que son labeur doitêtre inutile. Réparez ma faute, mes fils, si je commis une faute.Le Portugal est en danger : il a besoin de tous ses enfants.Allez à Lisbonne.

Il y a là, dit-on, un misérable valet qui estplus puissant qu’un grand seigneur. Cet homme exploite la faiblessedu roi. Écrasez cet indigne favori, mais sauvez le roi !

Sauvez le roi, le roi, entendez-vous, quoiqu’il advienne : souffrez pour lui, mourez pour lui !

La voix du vieillard vibrait comme aux joursde sa vigueur. Son regard brillait d’un éclat étrange. Il s’étaitredressé sur l’antique fauteuil où ses ancêtres, avant lui, avaientdicté sans doute leurs derniers ordres à leur famille ; carles Souza ne savaient point mourir dans leur lit : pour rendrel’âme, il leur fallait un champ de bataille ou ce siègetraditionnel. Les deux jeunes gens l’écoutaient tête baissée et leslarmes aux yeux. Louis sentait, à ces graves et nobles paroles,tout ce qu’il y avait en lui de bon sang remonter vers son cœur.Simon faisait tout bas, d’avance, le serment d’obéir à sonpère.

Le comte reprit :

– Des traîtres vous diront : Je suistout-puissant, aide-moi, et tu partageras ma puissance ;fermez l’oreille, dom Louis. Des faux sages viendrontensuite : Le roi est incapable, diront-ils, le roi ne peutrien pour le bonheur, pour la gloire du Portugal ; Simon, tuas pour ton pays un ardent amour, n’écoute pas ces conseilsperfides. Soyez tous deux fidèles, loyaux, inébranlables :souvenez-vous que vous êtes Souza.

Comte de Castelmelhor ! – Louistressaillit et se leva, – et vous dom Simon de Vasconcellos !posez vos mains sur mon cœur, qui dans quelques instants ne battraplus, et jurez de combattre les traîtres qui entourent le trôned’Alfonse VI.

– Je le jure ! dirent en même tempsles deux frères.

– Jurez encore de veiller sur le roi, deprotéger le roi, fut-ce au péril de votre vie.

– Je le jure, dit faiblement domLouis.

– Puisse Dieu me fournir bientôtl’occasion d’accomplir mon serment, s’écria Simon avecenthousiasme : je le jure !

– Et moi je vous bénis, mes chersenfants, murmura Jean de Souza, dont la voix s’affaiblit tout àcoup, comme si la mort eût mesuré au devoir qu’il voulait accomplirses courts instants de répit.

– Mon père, mon bien-aimé père !sanglota Simon en couvrant sa main de baisers.

– Adieu, Simon, dit encore le comte, tuseras loyal. Adieu, dom Louis, je prie Dieu que vous le soyez.Qu’on fasse venir mon chapelain, j’en ai fini avec les choses de cemonde.

Une demi-heure après, le vieux comte n’étaitplus. En exécution de ses ordres, sa veuve et ses deux filspartirent le mois suivant pour Lisbonne avec dona Inès deCadaval.

L’impression qu’avait faite sur le cœur de domLouis la vue de son père mourant fut courte et inefficace. Le jourmême de son arrivée à Lisbonne, avant même d’être présenté au roi,il alla offrir ses hommages à Conti, et tâcha de sonder lecaractère et les dispositions de cet homme. Il découvrit sans peineque son plus ardent désir était de se rattacher les noms de vieilleet véritable noblesse. Il triompha en son cœur à cette découvertequi doublait tout d’un coup ses chances de réussite en lui donnantdès l’abord un moyen d’entrer en négociations avec le favori.

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