Les Louves de Machecoul – Tome II

LXI – Où le geôlier et le prisonnier sesauvent ensemble

Le 4 juin, au point du jour, le tocsin sonnaità tous les clochers des cantons de Clisson, de Montaigu et deMachecoul.

Le tocsin, c’est la générale des Vendéens.

Autrefois, c’est-à-dire dans la grande guerre,lorsque son glas âpre et sinistre retentissait dans la campagne, lapopulation tout entière se levait et courait sus à l’ennemi.

Combien de grandes choses a dû faire cettepopulation pour que l’on ait presque oublié que cet ennemi, c’étaitla France ! Mais, par bonheur – et cela prouve le progrèsimmense qui s’était fait chez nous depuis quarante ans – parbonheur, disons-nous, en 1832, ce bruit semblait avoir perdu toutesa puissance, et, si quelques paysans, se rendant à son appelimpie, quittaient la charrue pour le fusil caché dans la haievoisine, la plupart continuaient paisiblement le sillon commencé etse contentaient d’écouter ce signal de la révolte avec cet airprofondément méditatif qui va si bien à la sauvage physionomie dupaysan vendéen.

Cependant, dès dix heures du matin, une troupeassez nombreuse d’insurgés avait eu avec la ligne unengagement.

Fortement retranchée dans le village deMaisdon, cette troupe avait soutenu l’attaque dirigée contre elle,et n’avait cédé que devant le nombre supérieur de sesadversaires.

Alors elle avait opéré sa retraite en meilleurordre que ne le faisaient d’ordinaire les Vendéens, même après unéchec insignifiant.

C’est que, cette fois, nous le répétons, cen’était plus un grand principe qui combattait, c’était un simpledévouement. Si nous nous sommes fait l’historien de cette guerre, àla façon habituelle dont nous nous faisons historien, c’est quenous espérons tirer, des faits mêmes que nous racontons, cetteconclusion, que la guerre civile sera bientôt impossible enFrance.

Or, ce dévouement, c’était celui de quelqueshommes au cœur élevé qui se croyaient enchaînés par le passé deleurs pères et qui donnaient leur honneur, leur fortune, leur vie àce vieil adage :

Noblesse oblige.

Voilà pourquoi la retraite s’était faite avectant d’ordre. Ceux qui l’exécutaient étaient, non plus de simplespaysans indisciplinés, mais des messieurs, et chacun se battait nonseulement avec son dévouement, mais encore avec son orgueil, un peupour lui, beaucoup pour les autres.

Attaqués de nouveau à Château-Thébaud par undétachement de troupes fraîches que le général Dermoncourt avaitenvoyé à leur poursuite, les blancs perdirent quelques hommes aupassage de la Maine ; mais, ayant réussi à mettre cetterivière entre eux et ceux qui les poursuivaient, ils purent, sur larive gauche, opérer leur jonction avec les Nantais que nous avonsvus quitter, pleins d’enthousiasme, le moulin Jacquet, etqu’avaient rejoints la division de Légé et celle du marquis deSouday.

Ce renfort portait à huit cents hommes environl’effectif de cette colonne, placée sous le commandement supérieurde Gaspard.

Le lendemain matin, elle se porta surVieille-Vigne avec l’espoir d’en désarmer la garde nationale ;mais, ayant appris que cette petite ville était occupée par desforces supérieures aux siennes et auxquelles pouvaient, en quelquesheures, se joindre celles que le général tenait rassemblées àAigrefeuille, prêt à les lancer sur le point où elles seraientnécessaires, le chef vendéen se décida à attaquer le village duChêne dans l’intention de l’occuper et de s’y maintenir.

Les paysans furent égaillés aux alentours, et,cachés dans les blés déjà très hauts, ils inquiétèrent les bleuspar une vive fusillade, suivant la tactique de leurs pères.

Les Nantais et les gentilshommes, formés encolonne, se préparèrent à enlever le village de vive force, enl’attaquant par la grande rue qui le traverse.

Au bas de cette rue, coulait un ruisseau dontle pont avait été détruit la veille et ne présentait plus que dessolives disjointes.

Les soldats, retranchés dans les premièresmaisons du village, embusqués derrière les fenêtres garnies dematelas, faisaient sur les blancs un jeu croisé qui deux fois avaitrejeté ceux-ci en arrière et paralysait leur élan, lorsque,électrisés par l’exemple de leurs chefs, les Vendéens se jettent àl’eau, traversent la petite rivière, abordent les bleus à labaïonnette, les chassent de maison en maison et les font reculerjusqu’à l’extrémité du village, où ils se trouvent en face d’unbataillon du 44e de ligne que le général venait d’envoyer ausecours de la petite garnison du Chêne.

Cependant la crépitation de la fusilladearrivait jusqu’au moulin Jacquet, que n’avait pas encore quittéPetit-Pierre.

Le jeune homme était toujours dans cettechambre du premier étage où nous l’avons entrevu dans le chapitreprécédent.

Pâle, mais les yeux ardents, il allait etvenait, en proie à une agitation fébrile dont il ne pouvaitparvenir à se rendre maître. De temps en temps, il s’arrêtait surle seuil de la porte, écoutait les sourds roulements que la briselui apportait comme les grondements d’un tonnerre lointain ;alors il passait la main sur son front baigné de sueur, frappait dupied avec colère, et venait s’asseoir dans l’angle de la cheminée,vis-à-vis du marquis de Souday, qui, non moins agité, non moinsimpatient que Petit-Pierre, poussait de loin en loin de profonds etdouloureux soupirs.

Comment le marquis de Souday, que nous avonsvu si impatient de recommencer les exploits de la grande guerre, setrouvait-il dans cette situation expectante ?

C’est ce que nous allons expliquer à noslecteurs.

Le jour même où avait eu lieu l’engagement deMaisdon, Petit-Pierre, selon la promesse qu’il en avait faite à sesamis, s’était disposé à les aller rejoindre, très décidé qu’ilétait à combattre au milieu d’eux.

Mais les chefs royalistes avaient étéépouvantés de la responsabilité que rejetaient sur eux ce courageet cette ardeur ; ils avaient jugé que c’était trop exposeraux chances encore incertaines de cette guerre ; enconséquence, ils avaient décidé que, tant qu’une armée ne seraitpas réunie, on ne permettrait point à Petit-Pierre de risquer savie dans quelque rencontre obscure et ignorée.

Des représentations respectueuses avaientalors été faites à Petit-Pierre ; mais elles avaient échouédevant sa profonde détermination.

Alors les chefs vendéens avaient tenu conseilet s’étaient décidés à le retenir pour ainsi dire prisonnier, et àcharger l’un des leurs de rester auprès de lui, et de l’empêcher desortir, fallût-il employer la violence.

Malgré le soin que le marquis de Souday,appelé au conseil, avait eu de voter et d’intriguer en faveur d’unde ses collègues, le choix général s’était arrêté sur lui ; etvoilà comment, à son grand désespoir, il se trouvait au moulinJacquet au lieu d’être au Chêne, au feu du meunier, au lieu d’êtreà celui des bleus.

Lorsque les premiers bruits du combat étaientarrivés au moulin Jacquet, Petit-Pierre avait essayé d’obtenir dumarquis de Souday qu’il lui permît d’aller rejoindre lesVendéens ; mais le vieux gentilhomme avait étéinébranlable : prières, promesses, menaces avaient égalementéchoué devant sa fidélité à remplir la consigne reçue.

Mais, par-delà ce refus, Petit-Pierre avaitremarqué la contrariété profonde que le marquis, peu courtisan deson naturel, laissait clairement percer sur son visage.

S’arrêtant donc devant son gardien au momentoù celui-ci laissait échapper un de ces gestes d’impatience quenous avons signalés :

– Il paraît, monsieur le marquis, lui dit-il,que vous ne vous amusez pas d’une façon exorbitante dans macompagnie ?

– Oh ! fit le marquis essayant, sans yréussir, de donner à cette interjection l’accent d’une indignationprofonde.

– Mais oui, reprit Petit-Pierre, qui avait sonbut pour insister, je trouve que vous ne paraissez pas du tout ravidu poste d’honneur qui vous a été confié.

– Si fait, dit le marquis, je l’ai acceptéavec la plus profonde reconnaissance, au contraire ; mais…

– Ah ! il y a un mais, vous voyezbien ! dit Petit-Pierre, qui semblait sur ce point décidé àconnaître toute la pensée du vieux gentilhomme.

– Est-ce que, dans toutes les choses de cemonde, il n’y a pas un mais ? répondit le marquis.

– Voyons le vôtre.

– Eh bien, je regrette de ne pouvoir, en mêmetemps que je me montre digne de la confiance que mes camarades onteue en moi, je regrette de ne pouvoir répandre mon sang pour vous,comme ils le font, sans doute, à cette heure.

Petit-Pierre poussa un gros soupir.

– D’autant plus, dit-il, que je ne doute pasque nos amis n’aient à regretter votre absence ; votreexpérience et votre courage éprouvé leur eussent certes été d’ungrand secours.

Le marquis se rengorgea.

– Oui, oui, dit-il ; moi aussi, je suisconvaincu qu’ils s’en mordront les pouces.

– Je le crois ; mais voulez-vous, chermarquis, la main sur la conscience, me permettre de vous dire mapensée tout entière ?

– Oh ! mais je vous en prie.

– Je crois, voyez-vous, qu’ils se sont un peuméfiés de vous comme de moi.

– C’est impossible.

– Attendez donc ! vous ne savez pas sousquel rapport. Ils se sont dit : « Une femme nous gêneradans nos marches ; nous aurons à nous en préoccuper dans uneretraite ; il faudra consacrer à la garde et à la sûreté de sapersonne des troupes qui pourraient être plus utilementemployées. » Ils n’ont pas voulu croire que j’étais parvenue àdompter la faiblesse de ce corps, et que mon courage était à lahauteur de ma tâche ; pourquoi voulez-vous que ce qu’ils ontpensé de moi, ils ne l’aient pas également pensé de vous ?

– Moi ! s’écria M. de Souday, furieux àcette seule supposition ; mais, j’ai fait mes preuves, il mesemble !

– Oh ! tout le monde sait cela, mon chermarquis ; mais peut-être, en calculant votre âge, ont-ilssupposé que, comme pour moi, la vigueur du corps ne répondrait plusà l’énergie de l’âme…

– Ah ! c’est trop fort ! interrompitle vieux gentilhomme avec l’accent d’une profonde indignation.Mais, depuis quinze ans, il n’y a pas de jour où je ne fasse six ouhuit heures de cheval, quelquefois dix, quelquefois douze !Mais, malgré mes cheveux blancs, je ne sais pas ce que c’est que lafatigue, moi ! Mais voyez ce que je peux encore ! Et,saisissant l’escabeau sur lequel il était assis, le marquis enfrappa avec tant de violence le chambranle de la cheminée, qu’ilrompit l’escabeau en mille pièces et écorna cruellement lechambranle.

Levant alors au-dessus de sa tête le pied dumalheureux meuble qui lui était resté dans la main :

– Ah ! dit-il, y a-t-il beaucoup de vosjeunes muscadins, maître Petit-Pierre, qui seraient capables d’enfaire autant ?

– Mon Dieu, fit Petit-Pierre, je ne doute derien de tout cela, mon cher marquis ; aussi je suis le premierà dire que ces messieurs ont eu grandement tort de vous traitercomme un invalide.

– Comme un invalide, moi, mort-Dieu !s’écria le marquis de plus en plus exaspéré et oubliantcomplètement la présence de la personne devant laquelle il setrouvait ; un invalide, moi ! Eh bien, dès ce soir, jevais leur déclarer que je renonce à ces fonctions, qui sont lefait, non d’un gentilhomme, mais d’un geôlier…

– À la bonne heure ! fitPetit-Pierre.

– De ces fonctions, que, depuis deux heures,en moi-même, continua le marquis se promenant à grands pas dans lachambre, je donnais à tous les diables !

– Ah ! ah !

– Et demain, dès demain, eh bien, je leurmontrerai, moi, ce que c’est qu’un invalide.

– Hélas ! répondit mélancoliquementPetit-Pierre, demain ne nous appartient pas, mon pauvre marquis, etvous avez tort de compter sur demain.

– Comment cela ?

– Vous l’avez entendu, le mouvement ne segénéralise pas comme nous l’espérions ; qui sait si les coupsde feu que nous entendons ne sont pas les derniers qui saluentnotre drapeau ?

– Hum ! fit le marquis avec la rage d’unbouledogue qui mord sa chaîne.

En ce moment, un cri d’appel parti du vergervint les distraire de leur conversation. Ils se précipitèrent tousdeux vers la porte et aperçurent Bertha, que le marquis avaitenvoyée en observation au-dehors, et qui ramenait un paysan blesséqu’elle soutenait à grand-peine. À ce cri, Mary et Rosine s’étaientdéjà élancées.

Ce paysan était un jeune gars de vingt àvingt-deux ans, dont une balle avait fracassé l’épaule.

Petit-Pierre courut au-devant de lui et le fitasseoir sur une chaise où il s’évanouit.

– Par grâce, retirez-vous ! dit lemarquis à Petit-Pierre ; mes filles et moi, nous allons panserce pauvre diable.

– Pourquoi me retirer ? demandaPetit-Pierre.

– Parce que la vue de cette blessure n’est pasde celles que tout le monde puisse supporter ; parce que jecraindrais, enfin, que ce spectacle ne fût au-dessus de vosforces.

– Alors vous voilà comme les autres, et vousme donnez à croire que nos amis avaient raison dans le jugementqu’ils portaient sur vous comme sur moi.

– Que voulez-vous dire ?

– Voilà que, comme les autres, vous allezsupposer que je manque de courage.

Puis, comme Mary et Bertha s’apprêtaient àpanser le blessé :

– Ne touchez pas à ce brave garçon, ditPetit-Pierre ; c’est moi, moi seul, entendez-vous ? quipanserai sa blessure.

Et, prenant des ciseaux, Petit-Pierre tenditdans toute sa longueur la manche de la veste du Vendéen, déjàcollée au bras par le sang séché, mit la plaie au jour, et, aprèsl’avoir lavée, la couvrit de charpie et l’entoura de bandages.

En ce moment, le blessé rouvrit les yeux etrevint à lui.

– Quelles nouvelles ? demanda le marquisincapable de contenir plus longtemps son impatience.

– Hélas ! dit le blessé, nos gars, uninstant vainqueurs, viennent d’être repoussés.

Petit-Pierre, qui, pendant l’opération n’avaitpoint pâli, devint blanc comme le linge à l’aide duquel il bandaitla plaie du blessé.

Il venait de consolider ce bandage avec ladernière épingle.

Il saisit le marquis par le bras, et,l’entraînant vers la porte :

– Marquis, lui dit-il, vous devez savoir cela,vous qui avez vu les bleus dans la grande guerre : que fait-onquand la patrie est en danger ?

– Mais, répondit le marquis, tout le mondecourt aux armes.

– Même les femmes ?

– Même les femmes, même les vieillards, mêmeles enfants !

– Marquis, aujourd’hui, le drapeau blanc vatomber pour ne plus se relever peut-être ; me condamnerez-vousà ne former que des vœux stériles et impuissants pour sontriomphe ?

– Mais, songez-y donc, s’écria le marquis, siune balle venait à vous frapper…

– Eh ! croyez-vous que la cause de monfils serait compromise parce que l’on aurait mes habits sanglantset troués de balles à mettre au bout d’une pique et à porter devantnos bataillons ?

– Oh ! non, s’écria le marquisélectrisé ; car je maudirais la vieille terre natale si, à cespectacle, les pierres elles-mêmes ne se soulevaient pas.

– Venez donc avec moi, venez, et allonsrejoindre ceux qui combattent !

– Mais, répliqua le marquis avec moins derésolution qu’il n’en avait mis pour répondre aux instancesprécédentes de Petit-Pierre, et comme si l’idée qu’on l’avaittraité en invalide eût ébranlé la fermeté avec laquelle ilexécutait sa consigne, mais j’ai promis que vous ne quitteriez pasle moulin Jacquet.

– Eh bien, je vous relève de votrepromesse ! s’écria Petit-Pierre, et, moi qui sais ce que peutvotre vaillance, je vous ordonne de me suivre… Venez donc, marquis,et, s’il en est temps encore, nous ramènerons la victoire dans nosrangs, et, s’il est trop tard, nous mourrons du moins avec nosamis !

En prononçant ces paroles, Petit-Pierres’élança à travers la cour et le verger, suivi de Bertha et dumarquis, qui, pour la forme, se croyait obligé de renouveler detemps en temps ses supplications, mais qui, au fond, était trèsenchanté de la tournure que prenaient les choses.

Mary et Rosine restèrent pour soigner leblessé.

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