Les Louves de Machecoul – Tome II

LVI – La clef des champs

Environ deux heures après l’incarcérationd’Aubin Courte-Joie, la sentinelle du petit poste entendit unecharrette qui montait le chemin de l’intérieur des terres ;selon sa consigne, elle cria : « Qui vive ? »et, lorsque la charrette ne fut plus qu’à quelque distance, ellelui ordonna d’arrêter.

La charrette ou plutôt le charretierobéit.

Le caporal et quatre soldats sortirent duposte pour reconnaître charretier et charrette.

La charrette était une honnête voiture chargéede foin qui ressemblait à toutes celles qui avaient défilé sur laroute de Nantes, pendant la soirée ; un homme seul laconduisait : il expliqua qu’il allait à Saint-Philbert porterce foin à son propriétaire ; il ajouta qu’il avait pris sur sanuit pour économiser un temps précieux à cette époque de l’année,et le sous-officier ordonna de le laisser passer.

Mais cette bonne volonté sembla complètementperdue pour le pauvre homme : sa charrette, attelée d’un seulcheval, s’était arrêtée sur le point le plus vertical de la montée,et, quelques efforts que fissent le cheval et le charretier, il futimpossible à la voiture de faire un pas de plus.

– S’il y a du bon sens, dit le caporal,d’accabler ainsi une pauvre bête ! Vous voyez bien que votrecheval en a deux fois plus qu’il n’en peut porter.

– Quel dommage, dit un autre, que le sergentait mis à la porte cette espèce de taureau mal astiqué que nousavions tout à l’heure ! nous l’aurions attelé à côté ducheval, et il aurait donné un fier coup de collier.

– Oh ! il faut encore supposer qu’il eûtbien voulu se laisser atteler, dit un autre.

Si celui qui venait de prononcer ces paroleseût pu voir ce qui se passait à l’arrière de la charrette, il eûtimmédiatement compris qu’en effet Trigaud ne se serait pas laisséatteler, si on l’eût attelé pour tirer en avant.

En outre, il se fût rendu compte de ladifficulté que le cheval éprouvait à enlever la voiture ; carcette difficulté n’était due, pour la plus grande part, qu’aumendiant, qui, complètement perdu, au reste, dans l’obscurité,avait saisi la barre de bois qui servait à assujettir la charge, etqui, renversé en arrière, opposait – avec un succès qui dépassaittous ceux qu’il avait obtenus dans la soirée – sa force à la forcedu cheval.

– Voulez-vous que nous vous donnions un coupde main ? dit le caporal.

– Attendez que j’essaye encore, répondit leconducteur, qui avait obliqué sa voiture de façon à diminuer larapidité de la pente, et qui, rassemblant son cheval par la bride,se disposait à faire une tentative qui le disculpât du reproche quilui était adressé.

Il fouetta vigoureusement la bête enl’actionnant de la voix et en tirant sur le bridon ; lessoldats joignirent leurs excitations aux siennes ; le chevalroidit ses quatre membres en faisant jaillir des milliersd’étincelles des cailloux du chemin, puis l’animal s’abattit, et,au même instant, comme si les roues eussent rencontré quelqueobstacle qui eût dérangé leur équilibre, la charrette pencha àgauche et versa le long du bâtiment.

Les soldats se précipitèrent sur le devant ets’empressèrent à dégager le cheval du harnais. Il résulta de cetempressement qu’ils n’aperçurent pas Trigaud, qui, satisfait, sansdoute, d’un résultat auquel il avait puissamment contribué en seglissant sous la voiture, en la soulevant avec ses épaulesherculéennes, et enfin en lui faisant perdre son centre de gravité,se retirait tranquillement et disparaissait derrière une haie.

– Veux-tu que nous t’aidions à remettre tonchariot sur sa quille ? dit le caporal au paysan. Seulement,il faudra que tu ailles chercher un cheval de renfort.

– Ah ! par ma foi, non, dit lecharretier. Demain, il fera jour ! C’est le bon Dieu qui neveut pas que je continue ma route : il ne faut pas allercontre sa volonté.

Et, en achevant ces mots, le paysan jeta lestraits sur la croupe de son cheval, repoussa la sellette, monta sabête, et s’éloigna après avoir souhaité le bonsoir aux soldats.

À deux cents pas du corps de garde, Trigaud lerejoignit.

– Eh bien, lui demanda le paysan, est-ce bienmanœuvré et es-tu content ?

– Oui, répondit Trigaud, c’est bien ainsi quele gars Aubin Courte-Joie l’avait ordonné.

– Bonne chance, alors ! Moi, je vaisremettre le cheval où je l’avais pris ; c’est plus commode quela charrette. Mais, quand le charretier s’éveillera demain et qu’ilcherchera son foin, il sera bien étonné de le trouverlà-haut !

– Bon ! tu lui raconteras que c’est pourle bien de la chose, repartit Trigaud, et il ne dira rien.

Les deux hommes se quittèrent.

Trigaud, seulement, ne s’éloigna point ;il continua de rôder dans les environs jusqu’à ce qu’il entendîtsonner onze heures à Saint-Colombin ; alors il remonta vers leposte, ses sabots à la main, et, sans faire aucun bruit, sanséveiller l’attention de la sentinelle, qu’il entendait aller etvenir, il put se rapprocher du soupirail de la prison.

Une fois là, il tira doucement le foin de lavoiture et le renversa sur le sol de façon à en former un littrès-épais ; puis, sur ce lit, il abaissa doucement la meulequi fermait le soupirail du cachot, se pencha vers cette ouverture,brisa les planches qui la fermaient intérieurement, tira à luiCourte-Joie, que Michel poussait par-derrière, amena ensuite lejeune baron en lui tendant les mains ; après quoi, plaçantchacun d’eux sur une de ses épaules, et toujours pieds nus,Trigaud, malgré sa corpulence et le double poids dont il étaitchargé, s’éloigna du poste sans faire plus de bruit qu’un chat quimarche sur un tapis.

Lorsque Trigaud eut fait environ cinq centspas, il s’arrêta, non qu’il fût fatigué, mais parce qu’AubinCourte-Joie le voulait ainsi.

Michel se laissa glisser à terre, et,fouillant dans sa poche, il y prit une poignée de monnaie mêlée depièces d’or qu’il déposa dans la large main de Trigaud.

Trigaud fit mine de verser ce qu’il venait derecevoir dans une poche encore deux fois plus large que la main àlaquelle elle servait de récipient.

Mais Aubin l’arrêta.

– Rends cela à monsieur, dit-il : nous nerecevons pas des deux mains.

– Comment ! des deux mains ? demandaMichel.

– Oui ; nous ne vous avons pas obligé,personnellement, autant que vous le supposez peut-être, ditCourte-Joie.

– Je ne vous comprends pas, mon ami.

– Mon jeune monsieur, continua lecul-de-jatte, à présent que nous sommes dehors, j’avoueraifranchement que je vous ai un peu menti tout à l’heure, quand jevous ai dit que je m’étais fait mettre sous les verrous dans leseul but de vous en tirer ; mais il fallait bien obtenir devous un peu d’aide ; sans cela, il m’eût été impossible de mehisser jusqu’au soupirail et de vous en sortir après moi ! Àprésent donc que, grâce à votre bonne volonté et à la poigne de monami Trigaud, notre évasion s’est opérée sans encombre, je dois vousconfesser que vous n’avez fait qu’échanger votre captivité contreune autre.

– Qu’est-ce que cela signifie ?

– Cela signifie que tout à l’heure vous étiezdans une prison humide et malsaine, que maintenant vous voustrouvez au milieu des champs par une nuit sereine et calme, maisque vous n’en êtes pas moins en prison.

– En prison ?

– Ou du moins prisonnier.

– Prisonnier de qui ?

– De moi, donc !

– De vous ? fit Michel en riant.

– Oui, pour le quart d’heure. Ah ! vousavez beau rire : prisonnier, jusqu’à ce que je vous aieconsigné aux mains qui vous réclament.

– Et quelles sont ces mains ?

– Quant à cela, vous le verrez par vous-même…Je m’acquitte de ma mission, rien de plus, rien de moins. Il nefaut pas vous désespérer, voilà tout ce que je puis vousdire ; on pourrait tomber plus mal que vous ne l’avezfait.

– Mais enfin… ?

– Eh bien, au nom de services qui m’avaientété rendus, et en payant grassement mon pauvre diable de Trigaud,on m’a dit : « Délivrez M. le baron Michel de la Logerieet amenez-le-moi. » Je vous ai délivré, monsieur le baron, etje vous amène.

– Écoutez, dit le jeune homme, qui necomprenait absolument rien à ce que lui disait l’hôtelier deMontaigu, cette fois, voici ma bourse tout entière ;seulement, mettez-moi sur le chemin de la Logerie, où je veuxrentrer ce soir, et recevez mes remercîments.

Michel pensait que ses deux libérateursn’avaient point trouvé la récompense à la hauteur du service qu’ilslui avaient rendu.

– Monsieur, répondit Courte-Joie avec toute ladignité dont il était susceptible, mon compère Trigaud ne peutaccepter de vous cette récompense, puisqu’il a été payé pour faireexactement le contraire de ce que vous lui demandez ; quant àmoi, je ne sais si vous me connaissez ; en tout cas, je vaisme faire connaître. Je suis un honnête négociant que quelquesdifférences d’opinion avec le gouvernement ont contraint de quitterson établissement ; mais, si misérable que soit en ce momentmon extérieur, sachez que je rends des services et que je n’envends pas.

– Mais où diable allez-vous me conduire ?demanda Michel, qui était bien loin de s’attendre à tant desusceptibilité de la part de son interlocuteur.

– Veuillez nous suivre, et, avant une heure,je vous promets que vous le saurez.

– Vous suivre, quand vous me déclarez que jesuis votre prisonnier ? Ah ! par exemple, ce serait tropde bonne volonté de ma part ; n’y comptez pas.

Courte-Joie ne répondit rien ; mais unseul coup d’œil lui suffit pour indiquer à Trigaud ce qu’il avait àfaire, et le jeune baron n’avait point achevé sa phrase et fait unpas en avant, que le mendiant, allongeant son bras comme ungrappin, l’avait saisi au collet.

Il voulut crier, aimant mieux être leprisonnier des soldats que celui de Trigaud ; mais, de la mainqui lui restait libre, le mendiant emprisonna le visage du baronaussi bien qu’eût pu le faire la fameuse poire d’angoisse de M. deVendôme, et ils firent ainsi six ou sept cents pas à traverschamps, avec la rapidité de chevaux de course ; car Michel, àdemi suspendu en l’air par le bras du colosse, ne faisaitqu’effleurer le sol de la pointe de ses pieds.

– Assez, Trigaud ! reprit Courte-Joie,qui avait repris sa place sur les épaules du mendiant, que cettedouble charge ne semblait préoccuper en aucun point ;assez ! le jeune baron doit être à présent suffisammentdégoûté de son idée de retourner à la Logerie. On nous l’a,d’ailleurs, assez recommandé pour que nous n’avariions pas lamarchandise.

Puis, au moment où Trigaud faisaithalte :

– Voyons, dit Aubin s’adressant à Michel àdemi suffoqué, serez-vous raisonnable maintenant ?

– Vous êtes les plus forts, je n’ai pointd’armes, répondit le jeune baron ; il faut bien que je merésigne à endurer vos mauvais traitements.

– Mauvais traitements ? Ah ! n’allezpas prononcer ces mots-là ; car je m’adresserais à votrehonneur et je vous prierais de déclarer s’il n’est pas vrai que,tant dans le cachot des bleus que sur la route, vous n’avez cesséde me dire que vous vouliez rentrer à la Logerie, et que c’est parcette obstination que vous m’avez forcé d’employer la violence.

– Eh bien, au moins, nommez-moi maintenant lapersonne qui vous a enjoint de vous occuper de moi et de meconduire à elle.

– Ceci m’a été défendu positivement, dit AubinCourte-Joie ; mais, sans transgresser les ordres que j’aireçus, je puis vous dire que cette personne est tout à fait de vosamies.

Un froid mortel passa dans le cœur deMichel.

Il songeait à Bertha.

Le pauvre garçon pensait que mademoiselle deSouday avait reçu sa lettre, que la louve offenséel’attendait, et, bien que l’explication qui devait résulter del’entrevue lui fût pénible, il sentait que sa délicatesse nepouvait s’y refuser.

– Bien, dit-il, je sais qui m’attend.

– Vous le savez ?

– Oui : c’est mademoiselle de Souday.

Aubin Courte-Joie ne répondit pas ; maisil regarda Trigaud d’un air qui voulait dire : « Il a,par ma foi, deviné ! »

Michel surprit et comprit ce regard.

– Marchons, dit-il.

– Et vous n’essayerez plus de voussauver ?

– Non.

– Parole d’honneur ?

– Parole d’honneur.

– Eh bien, puisque vous voilà raisonnable,nous allons vous rendre les moyens de ne pas vous écorcher lespieds dans les ronces et de ne pas les engluer dans cette mauditeterre glaise, qui nous fait des bottes de sept livres.

Michel eut bientôt l’explication de cesparoles ; car, ayant traversé la route à la suite de Trigaud,il n’eut pas fait une centaine de pas dans le bois qui bordaitcette route, qu’il entendit le hennissement d’un cheval.

– Mon cheval ! s’écria le jeune baronsans même essayer de dissimuler sa surprise.

– Croyiez-vous donc que nous vous l’avionsvolé ? demanda Aubin Courte-Joie.

– Alors, comment se fait-il que je ne vous aiepas retrouvé à l’endroit où je vous l’avais confié ?

– Dame, répondit Aubin, je vais vousdire : nous avons vu rôder autour de nous des gens qui nousregardaient avec un intérêt qui nous a paru trop profond pour nepas être inquiétant, et, ma foi, comme les curieux ne sont pas denotre goût, et que les heures se passaient sans vous voir revenir,nous nous sommes décidés à reconduire votre bête à la Banlœuvre, oùnous supposions que vous retourneriez si vous n’étiez pas arrêté,et c’est en route que nous avons vu que vous ne l’étiez pas…encore.

– Pas encore ?

– Oui ; mais vous n’avez point tardé àl’être.

– Vous étiez donc près de moi lorsque lesgendarmes m’ont arrêté ?

– Mon jeune monsieur, reprit Aubin Courte-Joieavec son air goguenard, il faut que vous soyez vraiment bieninexpérimenté pour rêver à vos affaires lorsque vous vous trouvezsur les grands chemins, au lieu de regarder, autour de vous, quiva, qui vient, qui passe ! Il y avait plus de dix minutes quevous eussiez dû entendre le trot des chevaux de ces messieurs,puisque nous l’entendions bien, nous ; et rien n’était plusfacile que de vous jeter dans le bois comme nous l’avons fait.

Mais Michel n’avait garde de dire ce quiabsorbait si complètement sa pensée au moment que lui rappelaitAubin Courte-Joie ; il se contenta de pousser un gros soupir àce souvenir de toutes ses douleurs, et d’enfourcher sa monture, queTrigaud avait détachée et lui présentait gauchement, tandis queCourte-Joie essayait d’indiquer à celui-ci comment il fallait s’yprendre pour tenir l’étrier d’une façon convenable.

Puis ils rejoignirent la route, et lemendiant, sa main sur le garrot du cheval, suivit parfaitementl’allure que Michel fit prendre à ce dernier.

À une demi-lieue de là, ils prirent un sentierde traverse, et, malgré l’obscurité, il sembla à Michel, d’aprèscertaines formes qu’affectait la masse noire des arbres, qu’ilconnaissait ce sentier.

Bientôt, on arriva à un carrefour dont la vuefit tressaillir le jeune homme : il y avait passé le soir où,pour la première fois, il reconduisait Bertha.

Au moment où, après avoir traversé cecarrefour, les voyageurs allaient s’engager dans le sentier quimenait à la chaumière de Tinguy, où, malgré l’heure avancée de lanuit, on voyait étinceler une lumière, un petit cri d’appel partitde derrière la haie d’un jardin qui longeait le chemin.

Courte-Joie répondit aussitôt.

– Est-ce vous, maître Courte-Joie ?demanda une voix de femme, en même temps qu’une forme blancheapparaissait au-dessus de la haie.

– Oui ; mais qui êtes-vousvous-même ?

– Rosine, la fille de Tinguy ; ne meremettez-vous pas ?

– Rosine ! fit Michel, que la présence dela jeune fille confirmait dans l’idée qu’il était attendu parBertha.

Courte-Joie se laissa glisser, avec sonhabileté de singe, le long du corps de Trigaud, et s’avança versl’échalier d’un mouvement pareil à celui d’un crapaud qui saute,tandis que Trigaud restait à la garde de Michel.

– Dame, petiote, fit Courte-Joie, la nuit estsi noire, qu’on prendrait volontiers du blanc pour du gris. Mais,continua-t-il en baissant la voix, comment n’es-tu pas chez toi, oùl’on nous a donné rendez-vous ?

– Parce qu’il y a du monde à la maison, et quevous n’y pouvez pas conduire M. Michel.

– Du monde ? Ah çà ! ces damnésbleus ont donc mis garnison partout ?

– Ce ne sont point des soldats qui sont cheznous : c’est Jean Oullier, qui a passé la journée à courir lepays et qui est là avec des gens de Montaigu.

– Qu’est-ce qu’ils y font ?

– Ils jasent. Allez les retrouver ; vousboirez un coup avec eux, et vous vous chaufferez un brin.

– Eh bien, oui ; mais notre jeunemonsieur, qu’en ferons-nous, la belle fille ?

– Vous me le laisserez. N’est-ce pas convenu,maître Courte-Joie ?

– Nous devions le remettre dans ta maison,oui, à la bonne heure ! là, on aurait trouvé un coin de caveou de grenier pour le serrer, et cela, d’autant plus facilementqu’il n’est pas méchant, mon Dieu ! Mais, en plein champ, nousrisquons fort de le perdre : il est glissant comme uneanguille !

– Bon, dit Rosine en essayant un de cessourires qui, depuis la mort de son père et de son frère,éclairaient si rarement ses lèvres ; croyez-vous qu’il feraplus de façon pour suivre une jolie fille que deux vieux bonshommescomme vous ?

– Et si le prisonnier enlève songardien ? demanda maître Courte-Joie.

– Oh ! ne vous inquiétez pas decela ; j’ai bon pied, bon œil et le cœur droit ;d’ailleurs, le baron Michel est mon frère de lait ; nous nousconnaissons il y a vieux temps, et je ne le crois pas plus capablede forcer la vertu des filles que les verrous de la geôle. Et puis,en somme, que vous a-t-on dit de faire ?

– De le délivrer si nous pouvions, et del’amener, bon gré mal gré, à la maison de ton père, où nous tetrouverions.

– Eh bien, me voilà ; la maison estdevant vous, et l’oiseau hors de cage ; c’est tout ce que l’onvoulait de vous, convenez-en.

– Dame, je le crois.

– Alors, bonsoir.

– Dis donc, Rosine, tu ne veux pas que, pourplus grande sûreté, nous lui mettions un fil à la patte ? fitCourte-Joie en ricanant.

– Merci, merci, gars Courte-Joie, dit Rosineen s’avançant du côté où Michel attendait ; tâchez d’en mettreun, vous, à votre langue.

Michel, malgré la distance à laquelle il étaitdemeuré pendant ce colloque, avait distingué le nom de Rosine, et,comme nous l’avons dit, reconnu la connivence qui existait entreelle et ses deux libérateurs, devenus subséquemment sesgardiens.

Il se confirmait donc de plus en plus dansl’idée que c’était à Bertha qu’il devait sa délivrance.

Les procédés de Courte-Joie, l’espèce deviolence dont il avait usé envers lui par l’intermédiaire deTrigaud, le mystère dont le cabaretier avait entouré l’origine etla cause de son dévouement à un homme qu’il connaissait à peine,tout cela s’accordait à merveille avec l’irritation que la lettreremise par lui au notaire Loriot avait pu faire naître dans le cœurirascible et violent de la jeune fille.

– C’est toi, Rosine ! c’est toi !dit Michel en haussant la voix lorsqu’il vit sa sœur de lait, qui,dans l’obscurité, se dirigeait vers lui.

– À la bonne heure ! fit Rosine, vousn’êtes pas comme ce vilain Courte-Joie, qui ne voulait pas à touteforce me reconnaître ; vous me reconnaissez tout de suite,vous, n’est-ce pas, monsieur Michel ?

– Oui, certainement. Et, maintenant, dis-moi,Rosine…

– Quoi ?

– Mademoiselle Bertha, où est-elle ?

– Mademoiselle Bertha ?

– Oui.

– Je ne sais pas, moi, dit Rosine avec unesimplicité que Michel apprécia à l’instant même à sa justevaleur.

– Comment ! tu ne sais pas ? répétale jeune homme.

– Mais elle est à Souday, je crois.

– Tu ne sais pas, tu crois ?

– Dame…

– Tu ne l’as donc pas vueaujourd’hui ?

– Pour cela, non, monsieur Michel ! Jesais seulement qu’elle a dû aller au château aujourd’hui avec M. lemarquis ; mais, moi, j’étais à Nantes pendant ce temps-là.

– À Nantes ! s’écria le jeunehomme ; tu as été à Nantes, aujourd’hui ?

– Certes, oui.

– Et à quelle heure y étais-tu,Rosine ?

– Neuf heures du matin sonnaient comme noustraversions le pont Rousseau.

– Tu dis nous ?

– Sans doute.

– Tu n’étais donc pas seule ?

– Mais non, puisque j’y allais pouraccompagner Mademoiselle Mary ; c’est même cela qui a retardéle voyage, parce qu’il a fallu m’envoyer chercher au château.

– Mais où est-elle, MademoiselleMary ?

– À présent ?

– Oui.

– Elle est à l’îlot de la Jonchère, où je vaisvous mener la rejoindre. Mais comme vous êtes drôle en disant toutcela, monsieur Michel.

– Tu dois me conduire auprès d’elle ?s’écria Michel au comble de la joie. Mais viens donc vite !viens donc vite, ma petite Rosine !

– Bon ! et ce vieux fou de Courte-Joiequi disait que j’aurais du mal à vous emmener. Est-ce bête, ceshommes !

– Rosine, mon enfant, au nom du ciel, neperdons pas de temps !

– Je ne demande pas mieux ; mais, pouraller plus vite, voulez-vous me prendre en croupe ?

– Je crois bien ! dit Michel, dont lecœur, à la seule idée de revoir Mary, avait en une minute abjurétous ses soupçons jaloux, et qui ne se possédait plus à l’idée quec’était celle qu’il aimait qui venait si activement de s’occuper deson salut. Viens ! mais viens donc !

– Me voilà ! Donnez-moi la main, fitRosine en appuyant son sabot sur le pied du jeune homme.

Et, prenant son élan :

– Là ! m’y voilà, continua-t-elle ens’asseyant sur le portemanteau. Maintenant, prenez à droite.

Le jeune homme obéit sans plus s’inquiéter deTrigaud et de Courte-Joie que s’ils n’existaient pas.

Pour lui, depuis un instant, il n’y avait aumonde que Mary.

On fit quelques pas.

– Mais, dit le jeune baron, qui, à présent quel’on était en marche, ne demandait pas mieux que de causer, etsurtout de causer de Mary, comment mademoiselle a-t-elle donc suque j’avais été arrêté par les gendarmes ?

– Ah ! dame, c’est qu’il faut vousreprendre cela de plus haut, monsieur Michel.

– Reprends d’aussi haut que tu voudras, mabonne Rosine ; mais parle ! je brûle d’impatience.Ah ! que c’est bon d’être libre, dit le jeune homme, etd’aller revoir Mademoiselle Mary !

– Il faut donc vous dire, monsieur Michel,que, ce matin, au petit point du jour, mademoiselle Mary étaitarrivée à Souday ; elle m’avait emprunté mon déshabillé desdimanches, et m’avait dit : « Rosine, tum’accompagneras… »

– Va, Rosine ! va ! je t’écoute.

– Alors, nous sommes parties comme cela, avecdes œufs dans nos paniers, comme de vraies paysannes. À Nantes, etpendant que je vendais mes œufs, mademoiselle a été faire sescommissions.

– Et quelles étaient ces commissions,Rosine ? demanda Michel, devant les yeux duquel la figure dujeune homme déguisé en paysan venait de passer comme unspectre.

– Ah ! dame, cela, monsieur Michel, je nesais point.

Et, sans s’arrêter au soupir par lequel Michellui répondait.

– Alors, continua Rosine, comme mademoiselleétait tout plein fatiguée, on avait demandé à M. Loriot, le notairede Légé, de nous ramener dans sa carriole. Nous nous sommesarrêtées en route pour faire manger l’avoine au cheval, et, tandisque le notaire jasait avec l’aubergiste du cours des denrées, nousétions allées dans le jardin, parce que tous les passantsdévisageaient mademoiselle, qui était vraiment trop belle pour unepaysanne. Là, elle se mit à lire une lettre qui la fit pleurer àchaudes larmes.

– Une lettre ? demanda Michel.

– Oui, une lettre que M. Loriot lui avaitremise en route.

– Ma lettre ! murmura Michel, elle a luma lettre à sa sœur !… oh !

Et il arrêta son cheval tout court ; caril ne savait pas s’il devait se réjouir ou s’effrayer de cetincident.

– Eh bien, que faites-vous donc ? demandaRosine, qui ne comprenait pas la cause de cette halte.

– Rien, rien, fit Michel en rendant la bride àson cheval, qui reprit le trot.

Le cheval reprenant le trot, Rosine reprit sonrécit :

– Elle pleurait donc sur cette lettre, lorsquevoilà qu’on nous appelle de l’autre côté de la haie : c’étaitCourte-Joie et Trigaud ; ils nous racontent votre aventure,ils demandent à mademoiselle comment ils doivent faire pour votrecheval, que vous leur aviez laissé. Alors, pauvre demoiselle, cefut bien pis que lorsqu’elle lisait ! Elle était toutebouleversée, et elle en dit tant et tant à Courte-Joie, – qui, dureste, a bien des obligations à M. le marquis – qu’elle le décida àessayer de vous tirer des mains des soldats. C’est une fière amieque vous avez là, monsieur Michel !

Michel écoutait dans le ravissement ; ilne se sentait pas d’aise et de bonheur ; il eût payé d’unepièce d’or chacune des syllabes du récit de Rosine. Il commençait àtrouver que son cheval allait bien lentement ; il avait casséune branche de noisetier, et, tout en écoutant la jeune fille, ilessayait de donner à leur monture une allure en rapport avec lesmouvements de son cœur.

– Mais, demanda-t-il, pourquoi ne m’avoir pasattendu dans la maison de ton père, Rosine ?

– C’était bien notre idée aussi, monsieur lebaron, et nous nous étions fait descendre là, en disant que nousirions à pied à Souday ; mademoiselle avait bien recommandé àCourte-Joie de vous y reconduire et de ne pas vous laisser aller àla Banlœuvre avant que vous m’ayez vue ; mais c’était comme unguignon ! Notre maison, si solitaire depuis la mort de monpauvre père, a été pleine comme une auberge toute la soirée.D’abord, ça été le marquis et mademoiselle Bertha, qui s’y sontarrêtés en allant à Souday ; puis Jean Oullier, qui y arassemblé les chefs de paroisse ! Aussi, à la brune,mademoiselle Mary, qui s’était cachée dans le grenier, m’a priée dela conduire dans un endroit où elle pût vous parler sans témoins siCourte-Joie vous délivrait. Mais nous voilà tout à l’heure à lahauteur du moulin de Saint-Philbert et nous ne tarderons pas à voirl’eau de Grand-Lieu.

L’annonce que Rosine faisait à Michel, et quiindiquait à celui-ci qu’ils approchaient de l’endroit où Mary lesattendait, valut au cheval un coup de houssine mieux accentuéencore que les précédents. Il était clair pour Michel qu’iltouchait au dénoûment de la situation dans laquelle il était entré.Mary connaissait son amour pour elle ; elle savait que cetamour avait été assez puissant pour amener le jeune homme àrepousser l’union qui lui avait été offerte ; elle ne s’enoffensait pas, puisque l’intérêt qu’elle lui portait allait encorejusqu’à lui rendre le plus signalé des services, jusqu’àcompromettre sa réputation dans ce but. Si timide, si réservé, sipeu avantageux que fût Michel, ses espérances montaient au niveaudes témoignages d’affection qu’il lui semblait recevoir deMary ; il lui paraissait impossible que la jeune fille, quibravait l’opinion publique, le courroux de son père, les reprochesde sa sœur pour assurer le salut d’un homme dont elle connaissaitl’amour et les espérances, se refusât aux désirs de cet amour et àla réalisation de ces espérances.

Il entrevoyait son avenir dans un milieunuageux encore mais d’un nuageux couleur de rose, lorsque soncheval commença de descendre la colline qui borne au sud-est le lacde Grand-Lieu, dont il voyait sombrement reluire la surface commeun miroir d’acier terni.

– Arrivons-nous ? demanda-t-il àRosine.

– Oui, répliqua celle-ci en se laissant coulerà bas du cheval.

Et, maintenant, suivez-moi.

Michel descendit à son tour ; tous deuxentrèrent dans les oseraies, où Michel attacha son cheval au troncd’un saule ; puis ils firent encore une centaine de pas àtravers ce fourré de branches flexibles, et se trouvèrent au bordd’une espèce de crique qui ouvrait sur le lac.

Rosine sauta dans un petit batelet à fond platamarré sur la rive. Michel voulut prendre les rames ; maisRosine, devinant qu’il était assez novice dans la manœuvre, lerepoussa et s’assit à l’avant, un aviron dans chaque main.

– Laissez-donc ! dit-elle, je m’entirerai mieux que vous. Que de fois j’ai conduit mon pauvre pèrelorsqu’il allait jeter ses filets dans le lac !

Et la jeune fille leva au ciel, comme pour ychercher le vieillard, ses deux beaux yeux, d’où s’échappèrent deuxlarmes.

– Mais, demanda Michel avec l’égoïsme del’amour, sauras-tu trouver dans l’obscurité l’îlot de laJonchère ?

– Regardez, dit-elle sans même seretourner ; ne voyez-vous rien sur l’eau ?

– Si fait, répondit le jeune homme, je voiscomme une étoile.

– Eh bien, cette étoile, c’est mademoiselleMary qui la tient dans sa main ; elle a dû nous entendre, etelle vient au-devant de nous.

Michel eût voulu se jeter à la nage pourdevancer la barquette, qui, malgré la science nautique de Rosine,avançait assez lentement ; il lui semblait qu’on n’arriveraitjamais à franchir la distance qui le séparait encore de la lumière,que cependant on voyait de minute en minute augmenter de volume etd’éclat.

Mais contre l’espoir que lui avaient donné lesparoles de la fille de Tinguy, lorsqu’il lut assez près de l’îlotpour distinguer l’unique saule qui en faisait l’ornement, iln’aperçut point Mary sur la rive : c’était un jeu de roseauxqu’elle avait allumé sans doute et qui brûlait doucement au bord del’eau.

– Rosine ! s’écria Michel tout éperdu ense dressant dans la barque, qu’il faillit faire chavirer, je nevois pas mademoiselle Mary.

– C’est qu’elle est dans la cabane aux affûts,alors, dit la jeune fille en abordant. Prenez un de ces morceaux debois enflammé, et vous trouverez la hutte sur l’autre rive, du côtédu large.

Michel sauta légèrement à terre, fit ce quelui indiquait sa sœur de lait, et se dirigea rapidement du côté dela hutte.

L’îlot de la Jonchère pouvait avoir deux outrois cents mètres carrés ; il était couvert de joncs danstoutes les parties basses, qui sont inondées lorsque, par lesgrandes pluies d’hiver, montent les eaux du lac ; seul, unespace d’une cinquantaine de pieds se trouve, par son élévation, àl’abri de l’inondation. C’était sur cet espace, au bord de l’eau,que le vieux Tinguy avait construit une petite hutte où, pendantles longues nuits d’hiver, il venait affûter les canards.

C’était dans cette hutte que Rosine avaitconduit Mary.

Quelles que lussent ses espérances, le cœur deMichel battait à lui rompre la poitrine lorsqu’il approcha de lahutte.

Au moment de poser la main sur le loquet debois qui fermait la porte, cette oppression devint si vive, qu’ilhésita.

Alors, ses yeux se fixèrent sur un morceau devitre enchâssé dans la partie supérieure de cette porte, et parlequel on pouvait voir dans la cabane.

Il y aperçut Mary, assise sur une botte dejoncs et la tête penchée sur sa poitrine.

À la lueur d’une mauvaise lanterne brûlant surun escabeau, il lui sembla voir deux larmes étinceler aux paupièresfrangées de la jeune fille, et la pensée que, ces deux larmes,c’était à cause de lui qu’elles étaient là, lui fit perdre toute satimidité.

Il poussa la porte et se précipita aux piedsde la jeune fille en criant :

– Mary, Mary, je vous aime !

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