Les Louves de Machecoul – Tome II

LV – Où Trigaud montre que, s’il eût étéà la place d’Hercule, il eût probablement accompli vingt-quatretravaux au lieu de douze

Il était à peu près quatre heures del’après-midi lorsque Michel, introduit dans le violon du poste deSaint-Colombin, put apprécier tous les agréments du logement quilui était destiné.

En entrant dans cette espèce de cachot, lesyeux du jeune homme, habitués à la lumière éclatante del’extérieur, ne surent d’abord rien distinguer autour de lui :il fallut que peu à peu, ils s’accoutumassent à l’obscurité, et cefut alors seulement que le prisonnier put reconnaître l’endroit quilui avait été donné pour gîte.

C’était un ancien cellier ou pressoir d’unedouzaine de pieds carrés, qui, quelle qu’eût été sa destinationprimitive, remplissait parfaitement les conditions de sûreté etd’isolement qu’on lui demandait aujourd’hui.

Il était situé moitié au-dessous, moitiéau-dessus du sol ; ses murs étaient d’une maçonnerie plusépaisse et mieux façonnée qu’ils ne le sont d’habitude dans cessortes de bâtisse, et cela parce qu’ils servaient de fondation aureste de la maison qu’ils supportaient.

La terre nue formait, bien entendu, leplancher, et, en raison de l’humidité du lieu, cette terre étaitpresque boueuse ; le plafond était fait de solives extrêmementrapprochées les unes des autres.

Ordinairement, le jour arrivait dans ce réduitpar un large soupirail, ménagé au niveau du sol ; mais, pourles nécessités de la circonstance, ce soupirail avait été fermé endedans par de fortes planches et en dehors par une énorme meule demoulin, posée verticalement le long et précisément en face del’ouverture du cellier.

Un trou qui existait à l’axe de la meule, etqui correspondait avec la partie supérieure du soupirail, laissaitseul arriver un faible rayon de lumière dont la barricade enplanches interceptait encore les deux tiers, et qui n’éclairait desa lumière fauve que le milieu du cellier.

Précisément dans ce milieu se trouvaient lesdébris d’un pressoir à cidre, c’est-à-dire un reste d’arbre équarripar un bout, à moitié vermoulu, et une auge circulaire en pierre detaille, toute constellée d’arabesques argentées par les promenadescapricieuses des limaces et des limaçons.

Pour tout autre prisonnier que Michel,l’inspection qu’il venait de terminer eût été foncièrementdésespérante, car elle laissait peu ou point de chancesd’évasion ; mais lui, n’avait obéi, en y procédant, qu’à unvague sentiment de curiosité. La première douleur que venait sicruellement d’éprouver son cœur l’avait plongé dans cet état deprostration où l’âme est indifférente à tout ce qui se passe autourd’elle, et, au moment où il lui fallait renoncer à la douceespérance qu’il avait si longtemps caressée d’être aimé de Mary,palais ou prison, tout lui était à peu près la même chose.

Il s’assit sur l’auge du pressoir, cherchantquel pouvait être ce jeune homme en blouse qui accompagnait Mary,ne faisant trêve à ses transports jaloux que pour s’abandonner ausouvenir des premiers jours de ses relations avec les deux sœurs,également déchiré par les uns et par les autres ; car, dit lepoëte florentin, ce grand peintre des tortures infernales, lesouvenir du temps heureux, au milieu de l’infortune, est la pire detoutes les douleurs.

Mais nous laisserons le jeune baron à sonchagrin pour voir ce qui se passait dans les autres parties duposte de Saint-Colombin.

Ce poste, matériellement parlant, était occupédepuis quelques jours par un détachement de troupes de ligne, etconsistait en un vaste bâtiment dont la façade regardait la cour,et dont les derrières se trouvaient sur le chemin vicinal qui va deSaint-Colombin à Saint-Philbert-de-Grand-Lieu, à un kilomètreenviron du premier de ces deux villages, à deux cents pas de laroute de Nantes aux Sables-d’Olonne.

Ce bâtiment, construit sur les ruines et avecles débris d’une vieille forteresse féodale, était placé sur uneéminence qui dominait tous les alentours.

Les avantages de la situation avaient attirél’attention de Dermoncourt, lorsqu’il revenait de son expéditiondans la forêt de Machecoul.

Il avait laissé là une vingtaine d’hommes.C’était comme une espèce de blockhaus dans lequel les colonnesexpéditionnaires pouvaient trouver, au besoin, un gîte ou unrefuge, et en même temps une sorte de dépôt où les prisonniersattendaient que la correspondance, régulièrement établie entreSaint-Philbert et Nantes, permît de les envoyer dans cette dernièreville avec une escorte assez imposante pour qu’ils fussent à l’abrid’un coup de main.

Les bâtiments du poste de Saint-Colombinconsistaient en une assez vaste chambre et dans une grange.

La chambre, située précisément au-dessus ducellier où Michel était enfermé et, par conséquent, à cinq ou sixpieds du sol, servait de corps de garde : on y arrivait par unescalier confectionné avec les débris du donjon, et placéparallèlement à la muraille.

La grange servait de caserne auxsoldats ; ils y couchaient sur la paille.

Le poste était gardé militairement : il yavait une sentinelle devant le porche de la cour, porche quiouvrait sur le chemin, et une vigie au haut d’une tour couronnée delierre, et qui était le seul débris resté debout du vieux châteauféodal.

Or, vers six heures du soir, les soldats quicomposaient la petite garnison du poste s’étaient assis sur desrouleaux à fouler la terre que l’on avait abandonnés le long desmurs extérieurs de la maison. C’était l’endroit favori de leursieste ; ils jouissaient là de la douce chaleur qu’envoie lesoleil à son déclin, des splendides perspectives du lac deGrand-Lieu, qu’ils apercevaient dans le lointain et dont lasurface, colorée par les rayons de l’astre du jour, ressemblait,pour le moment, à une immense nappe de tôle rougie ; puis, àleurs pieds, se déroulait la route de Nantes, pareille à un largeruban au milieu de la verdure qui, à cette époque de l’année,couvrait la plaine ; et, nous devons l’avouer, nos héros enpantalons rouges étaient bien plus attentifs à ce qui se passaitsur cette route qu’aux magnificences du spectacle que leur donnaitla nature.

Avec le soir qui se faisait, les laboureursquittaient les champs, les troupeaux regagnaient les étables, et laroute était, en ce moment, assez fréquentée pour que le panoramafût varié. Chaque voiture chargée de foin, chaque groupe revenantdu marché de Nantes, et surtout chaque paysanne court vêtue, étaitun prétexte à réflexions et à lazzi ; et nous devons direencore que, depuis quelque temps, les unes et les autres netarissaient pas.

– Tiens ! dit l’un tout à coup, qu’est-ceque je vois donc là-bas ?

– Un joueur de biniou qui nous arrive, ditl’autre.

– Ça, un joueur de biniou ? fit untroisième. Ah çà ! mais tu te crois donc encore enBretagne ? Ici, il n’y a pas de joueur de biniou, apprendscela ; il n’y a que des diseurs de complaintes.

– Eh bien, alors, que porte-t-il sur son dos,si ce n’est son instrument ?

– C’est, en effet, son instrument, dit unquatrième soldat ; mais cet instrument est un orgue.

– Drôle d’orgue ! répliqua le premier. Jete dis que c’est sa besace, moi ; c’est un mendiant, tu levois bien à son uniforme.

– Oh ! une besace qui a des yeux et unnez comme toi et moi pourrions en avoir. Mais regarde donc,Limousin !

– Limousin a les bras gros, mais n’a pas lavue longue, dit un autre ; on ne peut pas tout avoir.

– Allons, allons, dit le caporal,résumons : c’est tout bonnement un homme qui en porte un autresur ses épaules.

– Le caporal a raison, firent en chœur lessoldats.

– J’ai toujours raison, dit l’homme aux galonsde laine, d’abord comme votre caporal, ensuite comme votresupérieur ; et, s’il y en a qui doutent encore quand j’ai ditune chose, ils vont être convaincus, car voilà nos hommes qui s’enviennent par ici.

Effectivement, le mendiant qui avait donnélieu à la discussion que nous venons de rapporter, et dans lequelnos lecteurs ont déjà reconnu Trigaud, comme dans le biniou, dansl’orgue, dans la besace, ils ont reconnu son guide AubinCourte-Joie, avait tourné à gauche et suivait la rampe quiconduisait au poste de Saint-Colombin.

– Quel tas de brigands ! reprit un dessoldats ; quand on pense que, si ce drôle-là nous trouvaitseuls, au coin d’une haie, il nous enverrait une prune. Pas vrai,caporal ?

– C’est encore possible, réponditcelui-ci.

– Et, comme il nous voit en nombre, continuale soldat, il vient nous demander l’aumône, le lâche !

– Plus souvent que je lui donnerai quoi que cesoit de mon sou de poche ! dit le premier soldat qui avaitparlé.

– Attends, dit un autre en ramassant unepierre, je vais lui mettre cela dans son chapeau.

– Je te le défends, dit le caporal.

– Et pourquoi cela ?

– Parce qu’il n’en a pas, de chapeau.

Les soldats éclatèrent de rire à cetteplaisanterie, reconnue à l’unanimité pour être du meilleurgoût.

– Voyons, voyons, dit un soldat, quelle quesoit la chose dont joue le bonhomme, ne le décourageons pas.Trouvez-vous donc qu’il y ait tant de plaisirs dans cette gueuse decassine, que vous dédaigniez une façon de spectacle qui nousarrive ?

– De spectacle ?

– Ou de concert… Tous les chercheurs de painde ce pays-ci sont des espèces de troubadours. Nous lui feronschanter tout ce qu’il sait et tout ce qu’il ne sait pas ; celanous aidera à passer notre soirée.

En ce moment, le mendiant, qui, depuislongtemps déjà, n’était plus une énigme pour les soldats, setrouvait arrivé à quatre pas d’eux et leur tendait la main.

– Vous l’aviez bien dit, caporal, que c’étaitun homme qu’il avait sur les épaules.

– Non, je m’étais trompé, répliqua lecaporal.

– Comment cela ?

– Ce n’était pas un homme, ce n’en étaitqu’une moitié.

Et les soldats se mirent à rire à ce secondlazzi comme ils avaient ri au premier.

– En voilà un qui ne doit pas dépenser grospour s’acheter des pantalons ?

– Et encore moins pour s’acheter desbottes ! enchérit le facétieux caporal, dont la plaisanterieproduisit son effet ordinaire.

– Sont-ils laids ! fit observer leLimousin ; on dirait, ma parole d’honneur, un singe monté surun ours.

Pendant que ces quolibets se croisaient et luiarrivaient de tous les côtés, Trigaud restait impassible. Ilavançait la main en donnant à sa physionomie une expression de plusen plus attendrissante, tandis que Courte-Joie, en sa qualitéd’orateur de l’association, répétait invariablement, de son tonnasillard :

– La charité, s’il vous plaît, mes bonsmessieurs ! la charité à un pauvre voiturier qui a eu les deuxjambes coupées par sa voiture, à la descente d’Ancenis.

– Faut-il qu’ils soient sauvages, dit un dessoldats, de demander la charité à des tourlourous ! – Mais,gueux finis que vous êtes ! en fouillant toutes nos poches,peut-être qu’on n’y trouverait pas la moitié de ce que contiennentles vôtres.

Ce qu’entendant Aubin Courte-Joie, il modifiala formule, et, précisant l’objet de ses sollicitations :

– Un petit morceau de pain, s’il vous plaît,mes bons messieurs, dit-il. Si vous n’avez pas d’argent, vous devezbien avoir un pauvre morceau de pain.

– Le pain, repartit le caporal, tu l’auras,mon bonhomme, et, avec le pain, la soupe, et, avec la soupe, unmorceau de carne, s’il en reste. – Voilà ce que nous vousdonnerons. Mais, à présent, voyons, que nous offres-tu,toi ?

– Mes bons messieurs, je prierai Dieu pourvous, répondit Courte-Joie de sa voix nasillarde, qui était labasse continue du chant de son compagnon.

– Ça ne peut pas nuire, répliqua le caporal,certainement ça ne peut pas nuire ; mais ça ne suffit pas.Voyons, as-tu quelque drôlerie dans ta giberne ?

– Qu’est-ce que vous voulez dire ?demanda Courte-Joie faisant l’innocent.

– Je veux dire que, tout vilains merles quevous êtes, vous savez peut-être siffler quelques jolis airs. Alors,dans ce cas, en avant la musique ! c’est ce qui payera lepain, la soupe et la viande.

– Ah ! bon ! bon !j’entends.

– Eh bien, ça n’est pas de refus, aucontraire, mon officier ! dit Aubin flattant soninterlocuteur. Si vous nous faites la charité du bon Dieu, n’est-cepas le moins qu’en revanche nous tâchions de vous amuser un peu,vous et votre société ?

– Amuse-nous, et tant que tu pourras ! iln’y aura rien de trop ; car nous nous ennuyons drôlement danston coquin de pays !

– Pour lors, dit Courte-Joie, nous allonstâcher de vous faire voir quelque chose que vous n’avez jamaisvu.

Toute vulgaire qu’était cette promesse, exordeordinaire des saltimbanques, elle piqua vivement la curiosité dessoldats, qui firent silence et entourèrent les deux mendiants avecun empressement que la curiosité rendait presque respectueux.

Courte-Joie, qui, jusqu’alors, était resté surles épaules de Trigaud, fit un mouvement des jambes qui indiquaitqu’il voulait être déposé à terre, et Trigaud, avec cetteobéissance passive qu’il professait pour les volontés de sonmaître, l’assit sur un reste de créneau à moitié couvert par lesorties, et gisant à droite du rouleau qui servait de siège auxsoldats.

– Hein ! comme c’est dressé, dit lecaporal : j’ai envie de m’emparer de ce gaillard-là, et de levendre au gros major, qui ne peut pas trouver un poulet d’Inde àson idée.

Pendant ce temps, Courte-Joie avait ramasséune pierre et l’avait présentée à Trigaud.

Celui-ci, sans qu’il fût besoin d’autresinstructions, la serra entre ses doigts, rouvrit la main et montrala pierre réduite en poudre.

– Tiens, c’est un hercule ! Voilà tonaffaire, Pinguet, dit le caporal au soldat que nous avons déjà deuxou trois fois désigné sous le nom de Limousin.

– Ah bien, alors, nous allons voir, réponditcelui-ci en s’élançant dans la cour.

Trigaud, sans s’arrêter aux paroles ni àl’action de Pinguet, continua flegmatiquement ses exercices.

Il saisit deux soldats par le ceinturon deleur giberne, les souleva doucement et les tint pendant quelquessecondes à bout de bras, puis les reposa à terre avec une aisanceparfaite.

Les soldats éclatèrent en bravos.

– Pinguet ! Pinguet ! crièrent-ils.Eh bien, où es-tu donc ? Ah ! par exemple, en voilà unqui te dégomme joliment !

Trigaud continuait toujours, comme si cesexpériences sur sa force eussent été réglées à l’avance. Il avaitinvité deux autres soldats à s’asseoir à califourchon sur lesépaules des deux premiers, et il les avait enlevés tous les quatreavec presque autant de facilité que lorsqu’ils n’étaient quedeux.

Comme il les reposait par terre, Pinguetarriva portant un fusil sur chaque épaule.

– Bravo, Limousin ! bravo ! direntles soldats.

Encouragé par les acclamations de sescamarades :

– Tout cela est de la Saint-Jean ! ditPinguet. Tiens, toi, le mangeur d’hommes, fais seulement ce que jevais faire.

Et, introduisant un doigt de chacune de sesmains dans chacun des canons de fusil, il les souleva tous deux àbras tendu.

– Bah ! dit Courte-Joie tandis queTrigaud regardait, avec un mouvement des lèvres qui pouvait passerpour un sourire, le tour de force du Limousin, bah ! allez-endonc chercher deux autres !

Effectivement, les deux autres fusilsapportés, Trigaud les enfila tous les quatre aux doigts d’une seulede ses mains, et les fit monter à la hauteur de son œil sans qu’unecontraction de muscles trahît chez lui le moindre effort.

Du premier coup, Pinguet était distancé aupoint d’abandonner à tout jamais la lutte.

Alors, fouillant dans sa poche, Trigaud entira un fer à cheval qu’il ploya en deux aussi aisément qu’un hommeordinaire eût fait d’une lanière de cuir.

Après chacune de ces expériences, Trigaudtournait vers Courte-Joie des yeux qui mendiaient un sourire, et,d’un signe de tête, Courte-Joie lui indiquait qu’il étaitcontent.

– Voyons, dit ce dernier, tu n’as encore gagnéque notre souper ; maintenant, il s’agit de nous mériter ungîte pour la nuit. N’est-ce pas, mes bons messieurs, que, si moncamarade fait quelque chose de plus merveilleux encore que tout ceque vous avez vu, n’est-ce pas que vous nous donnerez bien unebotte de paille et un coin dans l’étable pour nousreposer ?

– Oh ! quant à cela, c’est respectivementimpossible, dit le sergent, qui, attiré par les cris et par lesbravos des soldats, était venu prendre sa part du spectacle ;la consigne est formelle.

Cette réponse sembla tout à fait décontenancerCourte-Joie et sa figure de fouine devint sérieuse.

– Bah ! reprit un des militaires, nousnous cotiserons pour vous faire dix sous, avec lesquels, dans lapremière auberge venue, vous vous payerez un lit qui sera autrementdoux que de la plume de seigle.

– Et, si l’espèce de bœuf qui te sert demonture, ajouta un autre, a les jambes aussi solides que les bras,ce n’est pas un kilomètre ou deux qui doivent vous embarrasser.

– Voyons d’abord le tour ! voyons d’abordle chef-d’œuvre ! crièrent en chœur les soldats.

Il eût été d’un mauvais camarade de laisserTrigaud perdre le bénéfice de cet enthousiasme, et Courte-Joie serendit à ces instances avec une facilité qui prouvait sa confiancedans les biceps de son compagnon.

– Avez-vous ici, dit-il, une pierre de taille,un madrier, quelque chose qui pèse douze ou quinze cents ?

– Il y a le bloc sur lequel vous êtes assis,dit un soldat.

Courte-Joie haussa les épaules.

– Si cette pierre avait une poignée, dit-il,Trigaud vous la soulèverait d’une seule main.

– Il y a encore la meule que nous avons placéedevant le soupirail du cachot, fit un soldat.

– Pourquoi pas la maison tout de suite ?dit le caporal. Que vous étiez préalablement six hommes pour lamouvoir, et que vous aviez de la peine, et avec le levierencore ! que j’enrageais même que mon grade ne me permettaitpas de vous donner un coup de main, et que je vous appelais tas defainéants !

– D’ailleurs, il ne faut pas y toucher, à lameule, dit le sergent ; c’est encore dans la consigne, vuqu’il y a un prisonnier dans le cachot.

Courte-Joie cligna de l’œil en regardantTrigaud, et celui-ci, sans s’inquiéter de ce que venait de dire lesergent, se dirigea vers la masse de pierre.

– Entendez-vous ce que je vous fais l’honneurde vous dire ? reprit le sergent en haussant la voix et enarrêtant Trigaud par le bras ; on ne touche pas àcela !

– Pourquoi pas ? dit Courte-Joie. S’ilôte la meule de sa place, il l’y remettra, soyez tranquille.

– Au surplus, dit un soldat, quand on a vu lasouris qui est dans la ratière, on n’a pas peur qu’elle nes’évade : un pauvre petit monsieur que l’on prendrait pour unefemme déguisée ; j’ai cru d’abord que c’était la duchesse deBerry.

– Sans compter qu’il est trop occupé à pleurerpour que l’idée lui vienne de s’ensauver, reprit à son tour lecaporal, qui évidemment grillait d’envie de voirl’expérience : quand nous avons été lui porter sa pitance,Pinguet et moi, c’est-à-dire moi et Pinguet, il fondait en larmes,que l’on eût dit que ses deux yeux avaient deux robinets.

– Allons, voyons, dit le sergent, qui n’étaitsans doute pas moins curieux que les autres de voir comment lemendiant viendrait à bout de cette tâche titanique, je permets sousma responsabilité.

Trigaud profita de la permission ; endeux pas, il fut près de la meule, et, la saisissant entre ses brasvers la base, il appuya son épaule sur le centre, et, d’unvigoureux effort, essaya de la soulever.

Mais le poids de cette énorme masse de pierreavait défoncé le sol peu compact sur lequel elle reposait, de sortequ’elle y était entrée de quatre à cinq pouces et que l’adhérencede l’alvéole qu’elle s’était ainsi creusée paralysait les forces deTrigaud.

Courte-Joie, qui s’était approché du cercleformé par les soldats, en rampant sur les mains et les genoux à lafaçon d’un gros scarabée, fit remarquer ce qui s’opposait à ce queles efforts du géant fussent couronnés de succès ; il allachercher une large pierre plate, et, moitié avec cette pierre,moitié avec ses mains, il dégagea la meule de la terre quil’entourait.

Alors Trigaud se remit à l’œuvre, et, plusheureux cette fois, il souleva le bloc, et, pendant quelquessecondes, il le tint appuyé contre son épaule, pressé contre lemur, et suspendu à un pied du sol.

L’enthousiasme des soldats ne connaissait plusde bornes ; ils se pressaient autour de Trigaud, enl’accablant de félicitations auxquelles le géant paraissaitparfaitement insensible ; ils poussaient des cris d’admirationfrénétiques, qui se communiquaient au caporal, et, du caporal parla hiérarchie naturelle des grades, montaient jusqu’au sergentlui-même ; ils ne parlaient pas moins que de porter Trigaud entriomphe jusqu’à la cantine, où l’attendait le prix de sa vigueur,jurant, par tous les jurons connus et inconnus aux disciples dudieu Mars, que ce n’était pas seulement le pain, la soupe et lacarne promis que Trigaud avait mérités, mais encore que l’ordinairedu général ou même du roi des Français ne serait pas de trop pourentretenir la force nécessaire à de pareilles prouesses.

Comme nous venons de le dire, Trigaud nesemblait nullement enorgueilli par son triomphe ; saphysionomie demeurait aussi impassible que celle du bœuf qu’onlaisse souffler après le travail ; seulement, ses yeux, qui nequittaient pas les yeux d’Aubin Courte-Joie, demandaient àcelui-ci : « Maître, es-tu content ? »

Tout au rebours de Trigaud, Courte-Joieparaissait radieux ; sans doute était-ce par suite del’impression que faisaient sur les spectateurs les témoignagesd’une force que, bien plutôt que celui auquel la nature l’avaitdévolue, il pouvait appeler la sienne, peut-être aussi était-cetout simplement en raison du succès d’une petite manœuvre qu’ilavait très-habilement opérée, tandis que l’attention générale étaitconcentrée sur son compagnon : – laquelle manœuvre avaitconsisté à glisser sous la meule la large pierre plate qu’il tenaità la main et à la placer de telle sorte que la masse énorme quifermait le soupirail de la prison reposait en équilibre sur cettesurface plane, et qu’il suffisait désormais de l’effort d’un enfantpour la déplacer.

Les deux mendiants furent conduits à lacantine, et, là, Trigaud fournit un nouveau texte à l’admirationdes soldats.

Après qu’il eut avalé un énorme bidon desoupe, on mit devant lui quatre rations de bœuf et deux pains demunition.

Trigaud mangea son premier pain avec ses deuxpremières rations ; puis, comme si, en changeant le mode dedéglutition, il changeait et améliorait le goût des objetsdéglutis, il prit son second pain, le fendit en deux dans salargeur, ménagea une concavité au centre, avala, en manière depasse-temps, la mie qu’il retirait de sa fouille, plaça la viandedans le vide qu’il avait opéré, reposa les deux moitiés de la michel’une sur l’autre, et mordit à même avec un sang-froid et une forcede cohésion qui ravirent l’assemblée et lui arrachèrent destonnerres de bravos.

Au bout de cinq minutes de cet exercice, lepain de munition était broyé comme s’il eût passé entre deux meulessemblables à celle que Trigaud avait soulevée à l’ébahissement dela société, et il n’en restait que des miettes que Trigaud, quiparaissait prêt à recommencer, recueillait avec le plus grandsoin.

On se hâta de lui apporter un troisième pain,et, quoique sec, Trigaud le traita comme les deux premiers.

Les soldats ne se sentaient pas d’aise ;ils eussent volontiers sacrifié tous leurs vivres pour pousserl’expérience jusqu’au bout ; mais le sergent jugea prudent demettre des bornes à leur curiosité scientifique.

Courte-Joie était redevenu pensif, et sonattitude attira l’attention des soldats.

– Ah çà ! tu manges et tu bois, lui ditle caporal, et cela, aux frais de ton camarade ; ce n’est pasjuste, et il me semble que tu nous devrais bien un bout de chanson,ne fût-ce que pour payer ton écot.

– Indubitablement ! dit le sergent.

– Allons, allons, une chanson ! crièrentles soldats, et la noce sera complète.

– Hum ! fit Courte-Joie, j’en sais, deschansons.

– Eh bien, tant mieux, alors !

– Oui ; mais elles ne seront peut-êtrepas de votre goût.

– Pourvu que ce ne soient pas de vos cantiquesà porter le diable en terre, cela nous amusera ; àSaint-Colombin, on n’est pas difficile.

– Oui, dit Courte-Joie, je comprends, vousvous ennuyez.

– Fastidieusement ! fit le sergent.

– Oh ! nous ne demandons pas que tuchantes comme M. Nourrit, fit un Parisien.

– Tant plus que ce sera cocasse, dit un autresoldat, tant plus que ce sera meilleur.

– Puisque j’ai mangé de votre pain et bu devotre vin, dit Courte-Joie, je n’ai pas le droit de vousrefuser ; mais, je vous le répète, vous ne trouverezprobablement pas mes chansons de votre goût.

Et il entonna le couplet suivant :

Alerte ! alerte ! À l’horizon, là-bas,

Voyez-vous l’infernale bande ?

Pour la surprendre, égaillez-vous, les gars,

À vau les bois, à vau la lande !

Eh gai ! eh gai ! égaillez-vous, lesgars !

Fusil au poing, l’œil au guet, en silence,

Attendez le bataillon bleu,

Comme un serpent, il avance, il avance…

Soldat du roi, soldat de Dieu,

Enfermez-le dans un cercle de feu !…

Courte-Joie n’alla pas plus loin. Au mouvementde surprise qu’avaient excité ses premières paroles, avaientsuccédé des cris d’indignation ; dix soldats s’étaient élancéssur lui, et le sergent, le saisissant à la gorge, l’avait renversésur le carreau.

– Ah ! canaille ! lui dit celui-ci,je vais t’apprendre à venir chanter au milieu de nous les louangesdes brigands !

Mais, avant que le sous-officier eût achevé saphrase, phrase dans laquelle il n’eût pas manqué d’introduire undes adverbes qui lui étaient familiers, Trigaud, l’œil étincelantde colère, se fit jour à travers les assaillants, repoussa lesous-officier et se plaça devant son compagnon dans une attitude simenaçante, que, pendant quelques instants, les militairesdemeurèrent muets et incertains.

Mais, rougissant d’être tenus en échec par unhomme sans armes, ils tirèrent leurs sabres, et se précipitèrentsur les deux mendiants.

– Tuons-les ! tuons-les !criaient-ils ; ce sont des chouans.

– Vous m’avez demandé une chanson ; jevous ai prévenus que les chansons que je savais pourraient ne pasvous plaire ! s’écria Courte-Joie d’une voix qui domina letumulte. Il ne fallait pas insister. De quoi vousplaignez-vous ?

– Si tu ne sais que des chansons pareilles àcelle que nous venons d’entendre, répondit le sergent, tu es unrebelle, et, je t’arrête péremptoirement.

– Je sais les chansons qui plaisent aux gensdes bourgs dont les aumônes me font vivre. Ce n’est pas un pauvreinfirme comme moi et un idiot comme mon compagnon qui peuvent êtredangereux. Arrêtez-nous si vous voulez, mais ce ne sont pas desprises comme celles-là qui vous feront honneur.

– Soit ; mais en attendant, vouscoucherez au violon ! Vous étiez embarrassés d’un gîte pour lanuit, mes jolis garçons : je vais vous en donner un,moi ! Allons, allons, qu’on les saisisse, qu’on les fouille etqu’on les encage incontinent.

Mais, Trigaud conservant son attitudemenaçante, personne ne s’empressait d’exécuter l’ordre que lesous-officier venait de donner.

– Et, si vous ne vous rendez pas de bonnegrâce, dit le sergent, je vais envoyer chercher quelques fusilstout chargés, et nous verrons si votre cuir est à l’épreuve de laballe.

– Allons, Trigaud, allons, mon garçon, ditCourte-Joie, il faut se résigner ; d’ailleurs, soistranquille, va ! notre détention ne sera pas longue : cen’est point pour de pauvres diables comme nous que l’on bâtit de sibelles prisons.

– À la bonne heure ! dit le sergenttrès-satisfait de la tournure pacifique que prenait ladiscussion ; on va vous fouiller, et, si l’on ne trouve survous rien de suspect, si vous êtes sages pendant la nuit, demainmatin, on verra à vous rendre la liberté.

On fouilla les deux mendiants, et l’on netrouva sur eux que quelques pièces de menue monnaie ; ce quiconfirma le sergent dans ses idées de clémence.

– Au fait, dit-il en désignant Trigaud, cegros butor-là n’est pas coupable, et je ne vois pas pourquoi jel’enfermerais intérieurement.

– Sans compter, reprit le Limousin, que, s’illui prend, comme à son aïeul Samson, l’envie de secouer les murs,il nous les fera tomber sur la tête.

– Tu as raison, Pinguet, dit le sergent,d’autant plus que tu es du même avis que moi. Ce serait un embarrasque nous nous mettrions conjointement sur les bras. Allons, dehors,l’ami, et lestement !

– Oh ! mon bon monsieur, ne nous séparezpas, fit Courte-Joie d’une voix larmoyante ; nous ne saurionsnous passer l’un de l’autre : il marche pour moi, j’y voispour lui.

– En vérité, dit un soldat, c’est pis que desamoureux.

– Non, dit le sergent à Courte-Joie, je veuxte faire passer la nuit au violon pour te punir, et, demain,l’officier de ronde décidera ce qu’il faudra faire de ta carcasse.Allons en route, et rondement !

Deux soldats s’approchaient pour saisirCourte-Joie ; mais celui-ci, avec une agilité que l’on devaitpeu s’attendre à trouver dans ce corps incomplet, sauta sur lesépaules de Trigaud, qui s’achemina paisiblement du côté du celliersous l’escorte des soldats.

Chemin faisant, Aubin appuya sa bouche àl’oreille de son compagnon et lui dit quelques mots à voix basse.Trigaud le déposa à la porte du cellier, dans lequel le sergentpoussa l’invalide et où celui-ci fit son entrée en roulant commeune énorme boule.

Puis, on conduisit Trigaud hors de la portecharretière, que l’on referma sur lui.

Trigaud resta debout pendant quelques minutes,immobile et abasourdi, comme s’il ne savait à quel parti serésoudre ; il essaya d’abord de s’asseoir sur le rouleau oùnous avons vu les soldats faire leur sieste ; mais lasentinelle lui fit observer qu’il était impossible qu’il restât là,et le mendiant s’éloigna dans la direction du bourg deSaint-Colombin.

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