Les Louves de Machecoul – Tome II

LXVIII – Sur la grande route

Cependant, Mary n’avait pas de nouvelles deBertha.

Depuis le soir où celle-ci avait quitté lemoulin Jacquet en lui annonçant sa détermination de retrouverMichel, Mary ne savait pas ce que sa sœur était devenue.

Son esprit se perdait en conjectures.

Michel avait-il parlé ? Bertha, réduiteau désespoir, avait-elle exécuté quelque funeste résolution ?le pauvre jeune homme était-il blessé, était-il mort ? Berthaétait-elle tombée sous les balles au milieu de ses coursesaventureuses ? Voilà quelles étaient les tristes alternativesque Mary entrevoyait pour ces deux objets de son affection ;toutes la laissaient en proie aux plus vives angoisses, aux pluspoignantes inquiétudes.

Elle se disait bien qu’avec la vie errantequ’elle menait à la suite de Petit-Pierre, forcés qu’ils étaient dequitter chaque soir l’asile qui les avait abrités pendant la nuitprécédente, il était bien difficile à Bertha de retrouver leurstraces ; mais il lui semblait que, si quelque malheur ne l’eneût empêchée, au moyen des intelligences que les royalistes avaientchez les paysans, Bertha eût bien trouvé moyen de l’instruire deson sort.

Son cœur, déjà affaibli par toutes lessecousses qu’elle venait de subir, fléchissait sous ce nouveaucoup ; isolée, sans épanchements, privée de la vue du jeunehomme, qui l’avait soutenue au fort de la lutte, elle se laissaitaller à une noire mélancolie et succombait sous son chagrin ;ses journées, qu’elle eût dû employer à dormir pour réparer lesfatigues de la nuit, elle les passait tout entières à guetterl’arrivée de Bertha ou d’un messager qui n’arrivait pas, et,pendant de longues heures, elle restait si bien absorbée dans sadouleur, qu’elle ne répondait pas lorsqu’on lui adressait laparole.

Certes Mary aimait sa sœur : l’immensesacrifice auquel elle s’était résignée pour assurer le bonheur deBertha le prouve surabondamment, et, cependant, elle rougissait ense l’avouant à elle-même, ce n’était pas la destinée de Bertha quioccupait le plus son esprit.

Quelque vive, quelque sincère que fûtl’affection de Mary pour Bertha, un autre sentiment bien plusimpérieux que celui-là s’était glissé dans son âme, et s’abreuvaitdes douleurs qu’il y entretenait ; malgré tous les efforts dela jeune fille, jamais le sacrifice dont nous venons de parler nel’avait trouvée détachée de l’être qui en avait été l’objet ;à présent que Michel était séparé d’elle, la pauvre en tant croyaitpouvoir accueillir sans danger une pensée qu’elle repoussaitautrefois, et peu à peu l’image de Michel avait si bien prispossession de ce cœur, qu’il n’en sortait plus un seul moment.

Au milieu des souffrances de sa vie, cettedouleur que lui causait le souvenir du jeune homme lui semblaitconsolatrice ; elle s’y abandonnait avec une sorted’ivresse ; chaque jour, il prenait une part de plus en pluslarge dans ses larmes, dans les inquiétudes que la prolongation del’absence de sa sœur lui faisait concevoir.

Après s’être, sans réserve, livrée à sondésespoir, après avoir épuisé les plus sinistres suppositions,après avoir évoqué les plus lugubres tableaux sur ce que pouvaitêtre le sort de ces deux êtres aimés, après avoir éprouvé toutesles poignantes alternatives de l’incertitude où chaque heureenvolée la laissait, après avoir anxieusement compté les minutes dechacune de ces heures, peu à peu Mary en arrivait aux regrets, etces regrets s’entremêlaient de reproches.

Elle repassait dans sa mémoire les moindresincidents de sa liaison, de celle de sa sœur avec Michel.

Elle se demandait si elle n’était pas coupabled’avoir brisé le cœur du pauvre garçon, en même temps qu’ellebrisait le sien ; si elle avait le droit de disposer de sonamour, si elle n’était pas responsable du malheur où elle allaitplonger Michel en le mettant, malgré lui, de moitié dans l’immensepreuve de dévouement qu’elle donnait à sa sœur.

Puis sa pensée la ramenait par une penteirrésistible à la nuit passée dans la cabane de l’îlot de laJonchère.

Elle revoyait ces murs de roseaux, ellecroyait entendre retentir cette voix si doucement harmonieuse, quilui avait dit : « Je t’aime ! » elle fermaitles yeux, et il lui semblait sentir le souffle du jeune hommepasser dans ses cheveux, ses lèvres donner à ses lèvres le premier,l’unique, mais l’ineffable baiser qu’elle avait reçu de lui.

Alors, le renoncement que sa vertu, que satendresse pour sa sœur lui avaient conseillé lui paraissaitau-dessus de ses forces ; elle s’en voulait de s’être imposéune tâche surhumaine, et l’amour reprenait si vigoureusementpossession du cœur qui s’était donné à lui, que Mary, ordinairementsi pieuse, habituée à chercher, dans la pensée de la vie future, lapatience et le courage, Mary n’avait pas la force de tourner sesregards vers le Ciel ; elle restait accablée, ou, dansl’emportement de sa passion, elle s’abandonnait à un désespoirimpie, elle se demandait si cette impression fugitive que luirappelaient ses lèvres était tout ce que Dieu voulait qu’elleconnût du bonheur d’être aimée, et si c’était la peine de vivrelorsqu’on était ainsi déshéritée.

Le marquis de Souday avait fini pars’apercevoir de l’altération profonde que le chagrin produisait surles traits de Mary ; mais il l’avait attribuée aux fatiguesexcessives qu’éprouvait la jeune fille.

Il était lui-même fort abattu en voyant tousses beaux rêves s’évanouir, toutes les prédictions que le générallui avait faites se réaliser, en voyant enfin recommencer pour luile jour de la proscription sans avoir, pour ainsi dire, vu l’aubede celui de la lutte.

Mais il regardait comme un devoir de monter sarésolution et son énergie à la hauteur du malheur quil’accablait ; ce devoir, le marquis serait mort plutôt que d’ymanquer ; car c’était un devoir de soldat, et autant ilfaisait bon marché de ceux qui résultent des convenances sociales,autant il était à cheval sur tout ce qui dérive de l’honneurmilitaire.

Donc, quelque abattu qu’il fût intérieurement,il n’en laissait rien voir au-dehors, et il trouvait, dans lespéripéties de l’existence aventureuse qu’il menait, le texte demille plaisanteries par lesquelles il essayait de dérider lesfigures de ses compagnons, rendues singulièrement soucieuses parsuite de l’avortement de l’insurrection.

Mary avait averti son père du départ deBertha ; le digne gentilhomme avait judicieusement deviné quel’inquiétude qu’elle éprouvait sur la destinée et sur la conduitede son fiancé n’avait pas été étrangère à la résolution que safille avait prise.

Comme des témoins oculaires lui avaientrapporté que, loin de manquer à son devoir, le jeune de la Logerieavait héroïquement contribué à la défense de la Pénissière, lemarquis – qui supposait que Jean Oullier, sur la sollicitude et laprudence duquel il pouvait compter, se trouvait entre sa fille etson futur gendre – n’avait pas jugé à propos de s’inquiéter del’absence de Bertha plus que ne l’eût fait un général du sort d’unde ses officiers envoyé en expédition. Seulement, le marquis nes’expliquait pas pourquoi Michel avait préféré si bien faire auxcôtés de Jean Oullier plutôt qu’aux siens, et il lui en voulait unpeu de cette prédilection.

Entouré de quelques chefs légitimistes, lesoir même du combat du Chêne, Petit-Pierre avait été contraint dequitter le moulin Jacquet, où les sujets d’alarme étaient tropfréquents. La route qui n’était pas éloignée, avait permis de voiret d’entendre pendant la soirée les militaires qui conduisaient desprisonniers.

On partit de nuit.

En voulant traverser la grande route, lapetite troupe rencontra un détachement et fut forcée, pour lelaisser défiler, de se blottir dans un fossé couvert de halliers,où elle resta pendant plus d’une heure.

Tout le pays était tellement sillonné decolonnes mobiles, que ce ne fut qu’en suivant des sentiersimpraticables que l’on put échapper à leur surveillance.

Dès le lendemain, il fallut se remettre enroute ; l’inquiétude de Petit-Pierre était extrême ; sonphysique trahissait ses douleurs morales ; mais sa parole, sonattitude, jamais. Au milieu d’une vie si agitée et parfois sisombre, brillaient toujours les éclairs d’une gaieté qui faisaittête à celle qu’affectait le marquis de Souday.

Poursuivis comme ils l’étaient, les fugitifsn’avaient pas une nuit de sommeil complète, et, le jour arrivé, ledanger et la fatigue se réveillaient en même temps qu’eux. Toutesces marches de nuit, auxquelles ils étaient assujettis, étaientquelquefois dangereuses et toujours horriblement fatigantes pourPetit-Pierre. Il les faisait quelquefois à cheval, mais le plussouvent à pied, dans les champs, séparés par des haies qu’ilfallait franchir quand l’obscurité ne permettait pas de trouver unéchalier ; dans les vignes, qui, en ce pays, sont rampantes,couvrent le terrain, enlacent les pieds et font trébucher à chaquepas ; dans les chemins défoncés par le passage réitéré desbœufs, et où les piétons entraient jusqu’aux genoux, les chevauxjusqu’aux jarrets.

Les compagnons de Petit-Pierre commençaient àse préoccuper des conséquences que cette vie d’émotions incessanteset de fatigues continues pouvait avoir pour sa santé ; ilsdélibérèrent sur les moyens les plus sûrs à adopter pour le mettreà l’abri de toute recherche. Les avis furent partagés : lesuns voulaient qu’il se rendît à Paris, où il eût été perdu aumilieu de l’immense population de la capitale ; les autresparlaient de le faire entrer à Nantes, où un asile lui avait étéménagé ; d’autres conseillaient de le faire embarquer au plusvite, et ne le jugeaient en sûreté que lorsqu’il aurait quitté lepays, où les recherches allaient devenir d’autant plus actives, quele danger était moins grand.

Le marquis de Souday était de cesderniers ; mais à ceux-là on objectait la surveillancerigoureuse exercée sur la côte et l’impossibilité où l’on était des’embarquer sans passeport dans un port de mer, si petit qu’ilfût.

Petit-Pierre coupa court à la délibération enannonçant qu’il irait à Nantes, qu’il y entrerait au grand jour, àpied, vêtu en paysanne.

Comme l’abattement et le changement de Mary nelui avaient point échappé, comme il supposait, ainsi que l’avaitfait le marquis, que les fatigues de la vie qu’elle menait depuisquelque temps en étaient les seules causes ; comme cetteexistence devait rester celle de son père, jusqu’à ce que, de soncôté, celui-ci eût trouvé à se mettre en sûreté, Petit-Pierreproposa à M. de Souday de lui donner sa fille pourl’accompagner.

Le marquis accepta avec reconnaissance.

Mary ne s’y résigna pas aussifacilement ; dans l’enceinte d’une ville, pourrait-ellerecevoir ces nouvelles de Bertha et de Michel que, de seconde enseconde, elle attendait avec tant d’anxiété ? D’un autre côté,le refus était impossible ; elle céda.

Le lendemain, qui était un samedi et un jourde marché, Petit-Pierre et Mary, sous leurs habits de paysanne, semirent en route vers les six heures du matin.

Ils avaient environ trois lieues et demie àfaire.

Après une demi-heure de marche, les sabots,mais surtout les bas de laine auxquels Petit-Pierre n’était pashabitué, lui blessèrent les pieds ; il essaya de marcherencore ; mais, jugeant que, s’il gardait sa chaussure, il nepourrait continuer sa route, il s’assit sur le bord d’un fossé, ôtases sabots et ses bas, les fourra dans ses grandes poches et se mità marcher pieds nus.

Au bout de quelque temps, il remarqua, envoyant passer des paysannes, que la finesse de sa peau et lablancheur aristocratique de ses jambes pourraient bien letrahir ; il s’approcha alors d’un des côtés de la route, ilprit de la terre noirâtre, se brunit les jambes avec cette terre etse remit en marche.

Ils étaient arrivés à la hauteur desSorinières, lorsque, en face d’un cabaret situé sur la route, ilsaperçurent deux gendarmes qui causaient avec un paysan à chevalcomme eux.

En ce moment, Petit-Pierre et Mary marchaientau milieu d’un groupe de cinq ou six paysannes, et les gendarmes nefirent aucune attention à ces femmes ; mais il sembla à Mary,qui, dans sa préoccupation habituelle, dévisageait tous lespassants, anxieuse qu’elle était de savoir si quelqu’un d’entre euxne serait pas en mesure de lui apprendre ce que Bertha et Michelétaient devenus, il lui sembla, disons-nous, que ce paysan laregardait avec une attention particulière.

Quelques instants après, elle retourna la têteet elle aperçut le paysan qui avait quitté les gendarmes et quiaccélérait le trot de son bidet pour rejoindre le groupe desvillageoises.

– Prenez garde à vous ! dit-elle àPetit-Pierre, voici un homme que je ne connais pas et qui, aprèsm’avoir examinée avec une grande attention, s’est mis à noussuivre ; éloignez-vous de moi et n’ayez pas l’air de meconnaître.

– Bien ; et s’il vous aborde,Mary ?

– Je lui répondrai de mon mieux, soyeztranquille.

– Dans le cas où nous serions forcées de nousséparer, vous savez où nous devons nous retrouver ?

– Sans doute ; mais attention ! necausons plus ensemble… Il arrive.

Effectivement, on entendait les sabots ducheval qui retentissaient sur le pavé de la route. Sans affectationaucune, Mary se sépara de ses compagnes et resta de quelques pas enarrière. Elle ne put s’empêcher de tressaillir en entendant la voixde l’homme qui lui parlait.

– Nous allons donc à Nantes, la bellefille ? dit cet homme en retenant son cheval à la hauteur deMary et en se remettant à l’examiner avec une curiositéattentive.

Celle-ci fit semblant de prendre la chosegaiement.

– Dame, vous le voyez bien, dit-elle.

– Voulez-vous de ma compagnie ? demandale cavalier.

– Merci, merci, fit Mary en affectant leparler et la prononciation des paysannes vendéennes ;laissez-moi cheminer avec celles de chez nous.

– Avec celles de chez vous ? Nevoudriez-vous pas me faire accroire qu’elles sont toutes de votrevillage, ces jeunesses qui vont là-devant ?

– Qu’elles en soient ou qu’elles n’en soientpas, qu’est-ce que cela vous fait ? répliqua Mary évitant derépondre à une question évidemment posée d’une façoninsidieuse.

L’homme n’eut pas de peine à s’apercevoir decette réserve.

– Voyons, une proposition, fit-il.

– Laquelle ?

– Montez en croupe derrière moi.

– Ah ! vraiment, oui ! réponditMary ; eh bien, cela serait beau, de voir une pauvre fillecomme moi brasser un homme qui a presque l’air d’unmonsieur !

– Avec cela que vous n’êtes point habituée àen brasser qui en ont l’air et la chanson !

– Que voulez-vous dire ? demanda Mary,qui commençait à s’inquiéter.

– Je dis que vous pouvez passer pour unepaysanne aux yeux d’un gendarme ; mais, pour moi, c’est autrechose, et vous n’êtes pas ce que vous voulez paraître, mademoiselleMary de Souday.

– Si vous n’avez pas de méchantes intentionscontre moi, pourquoi me nommer ainsi tout haut ? demanda lajeune fille en s’arrêtant.

– Bon ! dit le cavalier, quel mal ya-t-il à cela ?

– Il y a que ces femmes auraient pu vousentendre, et, si vous me voyez sous ces habits, c’est sans douteque mon intérêt et ma sûreté l’exigent.

– Oh ! fit l’homme en clignant de l’œilet en affectant un air bonasse, elles sont bien un peu dans votreconfidence, ces femmes dont vous avez l’air de vous méfier.

– Non, je vous jure.

– Il y en a bien au moins une…

Mary frémit malgré elle ; mais, appelantà son secours toute sa force de volonté :

– Ni une ni plusieurs. Mais pourquoi, je vousprie, me faites-vous toutes ces questions ?

– Parce que, si vous êtes effectivement seule,comme vous le dites, je vais vous prier de vous arrêter quelquesinstants.

– Moi ?

– Oui.

– Et dans quel but ?

– Dans le but de m’épargner une fière courseque j’aurais eu à faire demain si je ne vous eusse pasrencontrée.

– Laquelle ?

– Celle de vous chercher, donc !

– Vous vouliez me chercher ?

– Pas pour mon compte, vous entendez bien.

– Mais qui vous avait chargé de cettecommission ?

– Ceux qui vous aiment.

Puis, baissant la voix :

– Mademoiselle Bertha et M. Michel.

– Bertha et Michel ?

– Oui.

– Alors, il n’est pas mort ? s’écriaMary. Oh ! parlez, parlez, monsieur ! dites-moi, je vousen supplie, ce qu’ils sont devenus.

L’anxiété terrible que traduisait l’accentavec lequel Mary avait prononcé ces paroles, le bouleversement desa physionomie en attendant la réponse, qui semblait devoir êtreson arrêt de mort, furent curieusement observés par Courtin, surles lèvres duquel passa un sourire diabolique.

Il se plut à prolonger son silence pourprolonger en même temps les angoisses de la jeune fille.

– Oh ! non, non, rassurez-vous, dit-ilenfin, il en reviendra !

– Mais alors, il est donc blessé ?demanda vivement Mary.

– Comment ! vous ne le saviezpas ?

– Oh ! mon Dieu, mon Dieu !blessé ! s’écria Mary, dont les yeux se remplirent delarmes.

Mary n’avait plus rien à apprendre à Courtin,il en avait assez vu.

– Bah ! dit-il, cette blessure-là ne letiendra pas longtemps au lit et ne l’empêchera point d’aller à lanoce.

Mary se sentit pâlir malgré elle.

Ce mot de Courtin l’avait fait souvenirqu’elle n’avait point encore demandé des nouvelles de sa sœur.

– Et Bertha, reprit-elle, vous ne m’en ditesrien ?

– Votre sœur ! Ah ! par exemple,voilà une fière luronne, celle-là ! Quand elle crochera unmari à son bras, elle pourra dire que c’est du bien qu’elle aurajoliment gagné.

– Mais elle n’est point malade ? ellen’est point blessée, elle ?

– Dame, elle est un peu souffrante, mais voilàtout.

– Pauvre Bertha !

– C’est qu’elle en a trop fait aussi ;allez, il y a plus d’un homme qui serait mort à la peine, s’ilavait fait ce qu’elle a fait.

– Mon Dieu, mon Dieu, dit Mary, ils souffrenttous deux, et tous deux manquent de soins.

– Oh ! pour cela, non ; car ils sesoignent l’un l’autre. Il faut voir comme, toute malade qu’elleest, votre sœur le dorlote ! C’est vrai de dire qu’il y a deshommes qui ont de la chance.

Voilà M. Michel aussi gâté par sa promisequ’il l’était par sa mère… Ah ! il faudra qu’il l’aimefièrement, s’il ne veut pas être ingrat.

Mary se troubla de nouveau en entendant cesparoles.

Ce trouble n’échappa point au cavalier, qui semit à sourire.

– Eh bien, fit-il, voulez-vous que je vousdise une chose dont j’ai cru m’apercevoir ?

– Laquelle ?

– C’est qu’en fait de nuance de cheveux, M. lebaron préfère le blond cendré au noir le plus luisant.

– Que voulez-vous dire ? demanda Marytoute palpitante.

– S’il faut que je m’explique, je vous diraidonc une chose qui ne sera point pour vous une grandenouvelle : c’est que c’est vous qu’il aime, et que, si Berthaest le nom de la promise de sa main, c’est Mary qui est le nom dela promise de son cœur.

– Oh ! s’écria Mary, vous inventez cela,monsieur ; car jamais le baron de la Logerie n’a pu vous direune chose semblable.

– Non ; mais je l’ai bien compris,moi ; et, dame, comme je le chéris ni plus ni moins que lapeau de mon corps, je serais bien aise de le voir heureux, ce cherpoulet ; si bien que je me suis promis – lorsque votre sœurm’a dit hier qu’il fallait que je vous porte de leurs nouvelles –si bien que je me suis promis à part moi, et pour l’acquit de maconscience, de vous dire ce que j’en pensais.

– Vous vous trompez dans vos observations,monsieur, repartit Mary : M. Michel ne pense pas à moi ;il est le fiancé de ma sœur, il l’aime profondément, croyez-lebien.

– Vous avez tort de ne pas avoir confiance enmoi, mademoiselle Mary ; car savez-vous qui je suis ? Jesuis Courtin, le principal métayer de M. Michel, je puis ajoutermême, son homme de confiance, et, si vous voulez…

– Monsieur Courtin, vous m’obligeriezinfiniment, interrompit Mary, si vous-même vous vouliez unechose…

– Laquelle ?

– Changer de conversation.

– Soit ; mais permettez d’abord que jevous renouvelle mon offre : montez en croupe derrière moi,cela vous allégera la route.

Vous allez à Nantes, je présume ?

– Oui, répondit Mary, qui, tout en se sentantfort peu de sympathie pour Courtin, ne croyait pas devoir cacher àcelui qui se qualifiait l’homme de confiance de M. de la Logerie lebut réel de son voyage.

– Eh bien, dit Courtin, comme j’y vais aussi,moi, nous allons faire route ensemble, à moins que… Si vous allez àNantes pour une commission et que je puisse faire cette commission,je m’en chargerai volontiers, et ce sera autant de fatigueépargnée.

Mary, malgré sa droiture naturelle, se vitcontrainte de répondre par un mensonge ; car il étaitimportant que personne ne connût la cause de son voyage.

– Non, dit-elle, c’est impossible. Je vaisrejoindre mon père qui est réfugié et caché à Nantes.

– Ah ! fit Courtin. Tiens, tiens, tiens,M. le marquis est caché à Nantes ! c’est bien inventé tout demême, et les autres qui vont le chercher là-bas, qui parlent deretourner le château de Souday jusque dans les fondations.

– Qui vous a dit cela ? demanda Mary.

Courtin vit qu’il avait fait une faute enayant l’air de connaître les projets des agents dugouvernement ; il chercha à réparer cette faute de sonmieux.

– Dame, fit-il, c’était principalement pourvous prévenir de ne pas y retourner que mademoiselle votre sœurm’envoyait à votre recherche.

– Eh bien, vous le voyez, dit Mary, on netrouvera à Souday ni mon père ni moi.

– Ah çà ! mais j’y pense, fit Courtin,comme si cette pensée traversait en effet naturellement son esprit,si mademoiselle votre sœur et M. de la Logerie veulent vous donnerde leurs nouvelles, il faudra qu’ils sachent votre adresse.

– Je ne la sais pas encore moi-même, réponditMary. Un homme que je dois trouver au bout du pont Rousseau meconduira à la maison où est mon père. Une fois arrivée, et réunie àlui, j’écrirai à ma sœur.

– Très-bien ; et, si vous avez quelquecommunication à lui faire, si M. le baron et elle veulent allervous rejoindre, et qu’ils aient besoin d’un guide, c’est moi qui mechargerai de cela.

Puis, avec un sourire significatif :

– Ah ! dame, dit-il, je réponds d’unechose, c’est que M. Michel me fera faire plus d’une fois levoyage.

– Encore ! fit Mary.

– Ah ! excusez-moi ; je ne savaispas vous fâcher si fort.

– Si fait ; car vos suppositionsoffensent à la fois votre maître et moi.

– Bah ! bah ! fit Courtin, toutcela, ce sont des mots ! c’est une belle fortune que celle deM. le baron, et je ne connais pas à dix lieues à la ronde, unedemoiselle, si riche héritière qu’elle soit, qui en fasse. Dites unmot, mademoiselle Mary, continua le métayer, qui croyait que chacunpartageait son culte pour l’argent, dites un mot, et cette fortune,je me fais fort de la rendre vôtre.

– Maître Courtin, dit Mary en s’arrêtant et enregardant le métayer avec une expression à laquelle il n’y avaitpoint à se méprendre, il faut tout le souvenir que je conserve devotre attachement à M. de la Logerie pour que je ne me fâche pointtout de bon. Encore une fois, ne me parlez pas de la sorte.

Courtin croyait avoir meilleur marché de lavertu de Mary ; sa réputation de louve n’admettait point unepareille délicatesse. Il s’étonna d’autant plus qu’il lui étaitfacile de reconnaître que la jeune fille partageait l’amour dont leregard inquisiteur du métayer avait été chercher le secret au fonddu cœur du baron de la Logerie.

Il demeura donc un instant décontenancé parcette réponse, à laquelle il ne s’attendait pas.

Il risquait de tout gâter en brusquant lachose ; il résolut de laisser le poisson s’engouffrer dans lefilet avant de tirer le filet à lui.

L’inconnu d’Aigrefeuille lui avait dit qu’ilétait probable que les chefs de l’insurrection légitimistechercheraient un asile à Nantes. M. de Souday – Courtin du moins lecroyait – y était déjà ; Mary s’y rendait ; Petit-Pierres’y rendrait probablement lui-même. L’amour de Michel pour la jeunefille serait le fil d’Ariane qui le conduirait jusqu’à sa retraite,laquelle, selon toute probabilité, serait aussi celle dePetit-Pierre, ce qui était le but réel des préoccupationspolitiques et ambitieuses de maître Courtin ; insister pouraccompagner Mary, c’était lui donner des soupçons, et, quelquedésir qu’il eût de mener, dès le jour même, son entreprise à bonnefin, le parti de la prudence et de la temporisation l’emporta, etil se décida à donner à Mary quelque preuve qui la rassurâtcomplètement sur ses intentions.

– Ah ! dit-il, comme cela, vous faites fide mon cheval ! Mais savez-vous bien que cela me damne, devoir vos petits pieds se meurtrir sur les cailloux ?

– Oui ; mais il le faut, dit Mary ;je serai moins remarquée marchant à pied qu’en croupe derrièrevous ; et, si je l’osais, je vous prierais même de ne pascheminer à côté de moi. Tout ce qui peut provoquer l’attention àmon endroit me fait peur ; laissez-moi donc aller seule etrejoindre les paysannes que voilà à un quart de lieue devantnous ; c’est dans leur compagnie que je suis le moins endanger.

– Vous avez raison, fit Courtin, d’autant plusraison que voici les gendarmes qui arrivent derrière nous et quivont nous rejoindre.

Mary fit un mouvement.

Deux gendarmes suivaient, en effet, à troiscents pas environ.

– Oh ! n’ayez pas peur, continua Courtin,je vais les arrêter à un bouchon. Partez donc ; mais,auparavant, que faut-il dire à mademoiselle votre sœur ?

– Dites-lui que toutes mes pensées, que toutesmes prières sont pour son bonheur.

– Et c’est là tout ce que vous avez à mecommander ? demanda Courtin.

La jeune fille hésita ; elle regarda lemétayer ; mais sans doute la physionomie de celui-ci trahitses secrètes pensées, car elle baissa la tête et dit :

– Oui, tout !

Pourtant Courtin avait bien vu que, quoiqueMary n’eût point prononcé le nom de Michel, le dernier mot de soncœur avait été pour lui.

Le métayer arrêta son cheval.

Mary, de son côté, doubla le pas et chercha àrejoindre les paysannes, qui, comme nous l’avons dit, avaient gagnédu terrain pendant sa conversation avec Courtin ; lorsqu’elley fut parvenue, elle raconta à Petit-Pierre ce qui s’était passéentre elle et le métayer en supprimant, bien entendu, de cetteconversation tout ce qui avait rapport au jeune baron de laLogerie.

Petit-Pierre jugea prudent de se dérober à lacuriosité de cet homme dont le nom lui rappelait vaguement defâcheux souvenirs.

Il resta en arrière avec Mary, un œil sur lemétayer, qui, ainsi qu’il l’avait promis, avait arrêté lesgendarmes à la porte d’un bouchon, et l’autre sur les paysannes,qui continuaient leur chemin vers Nantes ; et, lorsquecelles-ci furent hors de vue grâce à un accident du chemin, lesdeux fugitives se jetèrent dans un bois situé à une centaine de pasde la route, et de la lisière duquel elles pouvaient voir ceux quiles suivaient.

Au bout d’un quart d’heure, elles virentarriver Courtin, hâtant, autant qu’il le pouvait, l’allure de soncheval. Par malheur, le maire de la Logerie passait trop loin del’endroit où elles étaient cachées pour que Petit-Pierre pûtreconnaître que le visiteur de la maison de Pascal Picaut, l’hommequi avait coupé les sangles du cheval de Michel, et le questionneurde Mary fussent une seule et même personne.

Lorsque le métayer eut disparu, Petit-Pierreet sa compagne reprirent le chemin de Nantes. Au fur et à mesurequ’ils approchaient de la ville où l’on avait promis un sûr asile àPetit-Pierre, leurs craintes diminuaient. Petit-Pierre s’étaithabitué à son costume, et les métayers près desquels il passaitn’avaient point paru s’apercevoir que la petite paysanne quicourait si lestement sur la route fût autre chose que cequ’indiquaient ses habits.

C’était déjà un grand point que d’avoir trompél’instinct si pénétrant des gens de la campagne, qui n’ontpeut-être pour rivaux, si ce n’est pour maîtres, sous ce rapport,que les gens de guerre.

Enfin, on découvrit Nantes.

Petit-Pierre reprit ses bas et ses souliers etse chaussa pour entrer dans la ville.

Mais une chose inquiétait Mary : c’estque Courtin, ne les ayant pas rejointes, eût pris le parti de lesattendre ; aussi, au lieu de rentrer par le pont Rousseau, lesdeux fugitives profitèrent-elles d’un bateau qui les mit de l’autrecôté de la Loire.

Parvenu en face du Bouffai, Petit-Pierre sesentit frapper sur l’épaule.

Il tressaillit et se retourna.

La personne qui venait de se permettre cetteinquiétante familiarité était une bonne vieille femme qui allait aumarché et qui, ayant posé à terre un panier de pommes, ne pouvait,seule, le replacer sur sa tête.

– Mes petits enfants, dit-elle à Petit-Pierreet à Mary, aidez-moi, s’il vous plaît, à recharger mon panier et jevous donnerai à chacune une pomme.

Petit-Pierre s’empara aussitôt d’une anse, fitsigne à Mary de prendre l’autre, et le panier fut replacé enéquilibre sur la tête de la bonne femme, qui s’éloignait sansdonner la récompense promise, lorsque Petit-Pierre l’arrêta par lebras en lui disant :

– Dites donc, la mère, et ma pomme ?

La marchande la lui donna.

Petit-Pierre mordait dedans avec un appétitexcité par trois lieues de marche, lorsque, en levant la tête, sesyeux tombèrent sur une affiche portant en grandes lettres ces troismots :

ÉTAT DE SIÈGE

C’était l’arrêté ministériel qui mettaitquatre départements de la Vendée hors de la loi commune.

Petit-Pierre s’approcha de cette affiche, etla lut tranquillement d’un bout à l’autre, malgré les instances deMary, qui le pressait de se rendre à la maison où onl’attendait ; Petit-Pierre lui fit observer avec raison que lachose l’intéressait assez pour qu’il en prît complèteconnaissance.

Quelques instants après, les deux paysannes seremettaient en route et s’enfonçaient dans les rues étroites etobscures de la vieille cité bretonne.

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