Les Louves de Machecoul – Tome II

LX – Où Jean Oullier ment pour le bien dela cause

Le jeune baron demeura pendant quelquesminutes dans une sorte d’anéantissement ; les paroles de JeanOullier résonnaient à son oreille comme le glas qui aurait sonné sapropre mort.

Il croyait rêver, et il avait besoin, pourcroire à la réalité de sa douleur, de se répéter tout bas cemot :

– Partir ! partir !

Bientôt, la froide idée de la mort que,jusque-là, il n’avait entrevue que comme un secours qui luiviendrait du ciel, idée à laquelle il n’avait songé que comme on ysonge à vingt ans, passa de son cerveau dans son cœur et leglaça.

Il frissonna de tout son corps.

Il se vit séparé de Mary, non plus par unedistance qu’il pouvait franchir, mais par ce mur de granit quienferme pour l’éternité l’homme dans sa dernière demeure.

Sa douleur devint si forte, qu’elle lui semblaun pressentiment.

Alors il accusa Jean Oullier de dureté etd’injustice ; il lui parut odieux que la rigidité du vieuxVendéen lui enlevât la suprême consolation d’un dernierregard ; il lui sembla impossible qu’un dernier adieu lui fûtrefusé ; il se révolta contre cette exigence et résolut devoir Mary, quelque chose qui pût arriver.

Michel connaissait parfaitement ladistribution du moulin.

Petit-Pierre habitait la chambre du meunier,située au-dessus des meules.

C’était naturellement la chambre d’honneur dela maison.

Dans un cabinet attenant à cette chambrecouchaient les deux sœurs.

Ce cabinet avait une étroite fenêtre donnantau-dessus de la roue extérieure qui faisait aller la machine.

La machine était au repos pour lemoment ; on l’avait arrêtée dans la crainte que le bruitqu’elle ferait en marchant n’empêchât les sentinelles d’entendreles autres bruits.

Michel attendit la nuit ; ce futl’affaire d’une heure, à peu près.

La nuit venue, il se rapprocha desbâtiments.

On voyait de la lumière à travers la vitre dela petite fenêtre.

Il jeta une planche sur une des aubes de laroue, et, en s’aidant de la muraille, il parvint, de palette enpalette, au point le plus élevé de cette roue.

Là, il se trouva à la hauteur de l’étroitefenêtre.

Il dressa doucement la tête et regarda dansl’intérieur du petit cabinet.

Mary était seule, assise sur un escabeau, lecoude appuyé sur la couchette, et la tête renversée sur samain.

De temps en temps, un profond soupirs’échappait de sa poitrine ; de temps en temps, ses lèvress’agitaient comme si elles eussent murmuré une prière.

Au bruit que fit le jeune homme en frappantcontre le carreau, elle leva la tête, le reconnut à travers lavitre, poussa un cri et courut à la fenêtre.

– Chut ! fit le jeune homme.

– Vous ! vous ici ! s’écriaMary.

– Oui, c’est moi.

– Mon Dieu ! queprétendez-vous ?

– Mary, il y a huit jours que je ne vous aiparlé ; il y a presque huit jours que je ne vous ai vue ;je viens vous dire adieu, avant d’aller où ma destinéem’appelle.

– Adieu ! et pourquoi adieu ?

– Je viens vous dire adieu, Mary, répéta lejeune homme avec fermeté.

– Oh ! vous ne voulez plusmourir ?

Michel ne répondit point.

– Oh ! vous ne mourrez pas !continua Mary. J’ai tant prié, ce soir, que Dieu a dû m’entendre.Mais, maintenant que vous m’avez vue, maintenant que vous m’avezparlé, partez ! partez !

– Pourquoi donc vous quitter si vite ? Mehaïssez-vous tant, que vous ne puissiez me voir ?

– Non, ce n’est point cela, mon ami, ditMary ; mais Bertha est dans la chambre voisine, elle peut vousavoir entendu venir, elle peut vous entendre parler. MonDieu ! mon Dieu ! que deviendrais-je, moi qui lui ai juréque je ne vous aimais pas ?

– Oui, oui, vous lui avez juré cela, à elle…Mais, à moi, vous m’avez juré de m’aimer, et ce n’est que sûr devotre amour que j’ai consenti à dissimuler le mien.

– Je vous en conjure, Michel,partez !

– Non, Mary, non, je ne partirai pas sansavoir entendu votre bouche me répéter ce qu’elle m’a dit dans lahutte de la Jonchère.

– Mais cet amour est presque un crime !s’écria Mary désespérée. Michel, mon ami, je rougis, je pleure ensongeant que j’ai été assez faible pour y céder une minute.

– Je ferai en sorte, Mary, je vous le jure,que, demain, vous n’ayez plus à éprouver de semblables regrets, àverser de pareilles larmes.

– Vous voulez mourir ! Oh ! ne medites pas cela, je vous en prie ! ne me dites pas cela, à moiqui souffre tant dans l’espoir que mes douleurs vous vaudront unedestinée meilleure que la mienne. Mais n’avez-vous pasentendu ?… On vient… Partez, Michel ! Partez !

– Un baiser, Mary !

– Non.

– Encore un baiser… le dernier !

– Jamais, mon ami.

– Mary, c’est à un cadavre que vous ledonnerez.

Mary jeta un cri ; ses lèvreseffleurèrent le front du jeune homme ; mais, au moment où ellerepoussait la fenêtre, la porte s’ouvrit.

Bertha parut sur le seuil.

Elle aperçut sa sœur, pâle, égarée, sesoutenant à peine, et, avec ce formidable instinct que donne lajalousie, elle courut à la fenêtre, l’ouvrit violemment, se penchaen dehors, et aperçut une ombre qui se glissait le long desbâtiments.

– C’est Michel qui était là, Mary !s’écria-t-elle les lèvres tremblantes.

– Ma sœur, dit Mary en tombant à genoux, je tejure…

Bertha l’interrompit :

– Ne jurez pas, ne mentez pas ; j’aireconnu sa voix.

Bertha repoussa Mary avec tant de force, quecelle-ci tomba à la renverse sur le carreau. Puis, enjambantpar-dessus le corps de sa sœur, furieuse comme une lionne à qui ona enlevé ses petits, elle se précipita hors de la chambre,descendit rapidement l’escalier, traversa le moulin et s’élançadans la cour.

Là, à son grand étonnement, elle vit Michelassis sur le seuil de la porte, à côté de Jean Oullier.

Elle marcha droit à lui.

– Y a-t-il longtemps que vous êtes là ?demanda-t-elle au jeune homme d’une voix brève et saccadée.

Michel fit un geste qui signifiait :« Je passe la parole à Jean Oullier. »

– Il y a à peu près trois quarts d’heure queM. le baron me fait l’honneur de causer avec moi, réponditcelui-ci.

Bertha regarda fixement le vieux Vendéen.

– C’est singulier ! dit-elle.

– Pourquoi est-ce singulier ? demandaJean Oullier, fixant à son tour les yeux de Bertha.

– Parce que tout à l’heure, dit la jeune filles’adressant non plus à Jean Oullier, mais à Michel, parce que toutà l’heure il m’avait semblé vous entendre causer à la fenêtre avecma sœur, et vous voir descendre le long de la roue du moulin, quevous auriez escaladée pour monter jusqu’à elle.

– M. le baron m’a bien l’air, en effet,répondit Jean Oullier, de risquer de pareils tours de force.

– Mais qui voulez-vous donc que ce soit,Jean ? dit Bertha impatiente et en frappant du pied.

– Bon ! quelque ivrogne de là-bas quiaura inventé cette gentillesse.

– Mais je te dis que Mary était pâle,frissonnante, émue.

– De peur ! dit Jean Oullier. Croyez-vousdonc que ce soit une brise-tout comme vous ?

Bertha resta pensive.

Elle connaissait les sentiments que JeanOullier nourrissait contre le jeune baron ; elle ne pouvaitdonc supposer qu’il se fît son complice contre elle.

Au bout de quelques instants, ses pensées sereportèrent sur Mary ; elle se rappela qu’elle l’avait laisséeà peu près évanouie.

– Oui, dit-elle, oui, Jean Oullier, tu asraison : la pauvre enfant aura eu peur ; et moi, par mabrutalité, j’ai achevé de troubler sa raison. Oh ! cet amourme rend véritablement insensée !

Et, sans adresser une seule parole à Michel età Jean Oullier, elle s’élança vers le moulin.

Jean Oullier regarda Michel, qui baissa lesyeux.

– Je ne vous ferai point de reproches, dit-ilau jeune homme ; vous voyez sur quel baril de poudre vousmarchez ! Que serait-il arrivé si je ne me fusse point trouvélà pour mentir, Dieu me pardonne, comme si je n’avais fait autrechose de ma vie ?

– Oui, dit Michel, vous avez raison, Jean, etla preuve, c’est que, maintenant, oh ! je vous le jure, jevous suivrai ; car, je le vois bien, il est impossible que jereste plus longtemps ici.

– Bien !… Tout à l’heure les Nantais vontse mettre en marche ; le marquis doit se joindre à eux, avecsa division ; partez en même temps qu’eux ; seulement,restez un peu en arrière, et attendez-moi où vous savez.

Michel s’en alla préparer son cheval, et,pendant ce temps, Jean Oullier demanda au marquis ses dernièresinstructions.

Les Vendéens campés dans le verger s’étaientrassemblés ; les armes étincelaient dans l’ombre ; unfrissonnement de respectueuse impatience courait dans lesrangs.

Bientôt, Petit-Pierre, suivi des principauxchefs, sortit de la maison et s’avança vers les Vendéens.

À peine l’eut-on reconnu, qu’un formidable crid’enthousiasme partit de toutes les bouches ; les sabresfurent tirés et saluèrent celle pour qui on allait mourir.

– Mes amis, dit Petit-Pierre en s’avançant,j’avais promis qu’au premier rassemblement on me verraitparaître ; me voici, et je ne vous quitterai plus. Heureux oumalheureux, votre sort sera le mien désormais. Si, comme le feraitmon fils, je ne puis vous rallier autour de mon panache, je puis,comme il le ferait aussi, mourir avec vous ! Allez donc, filsdes géants ! Allez où l’honneur et le devoir vousappellent !

Des cris frénétiques de « Vive HenriV ! vive Marie-Caroline ! » accueillirent cetteallocution. Petit-Pierre adressa encore quelques mots à ceux deschefs qu’il connaissait ; puis la petite troupe, sur laquellereposaient les destinées de la plus vieille monarchie de l’Europe,s’éloigna du côté de Vieille-Vigne.

Pendant ce temps, Bertha avait prodigué à Marydes secours d’autant plus empressés, que le retour de son esprit ouplutôt de son cœur avait été plus subit.

Elle l’avait portée sur son lit et luitamponnait le visage avec son mouchoir trempé dans de l’eaufraîche.

Mary ouvrit vaguement les yeux, regarda autourd’elle sans rien voir, tandis que ses lèvres balbutiaient le nom deMichel.

Son cœur s’était réveillé avant sa raison.

Bertha tressaillit malgré elle. Elle allaitdemander à Mary pardon de son emportement : à ce nom deMichel prononcé par sa sœur, les paroles expirèrent surses lèvres.

Pour la seconde fois, elle était mordue aucœur par le serpent de la jalousie.

En ce moment, arrivèrent à son oreille lesacclamations par lesquelles les Vendéens saluaient les paroles dePetit-Pierre ; elle alla à la fenêtre de la chambre de cedernier, et vit onduler entre les arbres une masse sombre rayée dequelques éclairs.

C’était la colonne qui se mettait enmarche.

Elle réfléchit alors que Michel, qui faisaitpartie de cette colonne, s’était éloigné sans lui dire adieu, etelle revint, sombre, pensive, inquiète, se rasseoir près du lit deMary.

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