Les Louves de Machecoul – Tome II

LXX – Les batteries de maîtreCourtin

Quelques semaines avaient suffi pour amenerune perturbation complète dans l’existence des personnages qui,depuis le commencement de ce récit, ont successivement passé sousles yeux du lecteur.

L’état de siège était promulgué dans lesquatre départements de la Vendée ; le général qui lescommandait lança une proclamation par laquelle il invitait leshabitants des campagnes à faire leur soumission en leur promettantde les recevoir avec indulgence. La tentative d’insurrection avaitsi misérablement avorté, que la plupart des Vendéens restaient sansespérance pour l’avenir ; quelques-uns d’entre eux, quiétaient compromis, se décidèrent à suivre le conseil que leurschefs eux-mêmes leur avaient donné en les licenciant, et à rendreleurs armes ; mais l’autorité civile n’accepta point cettecomposition : elle les reprit en sous-œuvre et les fitarrêter ; bon nombre des plus confiants furent jetés enprison, et cette rigueur impolitique paralysa les dispositionspacifiques de ceux qui, plus prudents, avaient voulu attendre.

Maître Jacques dut à ces procédés uneaugmentation considérable dans le personnel de sa troupe ; ilexploita si habilement la conduite de ses adversaires, qu’ilparvint à rallier autour de lui un nombre d’hommes assezconsidérable pour tenir encore dans les forêts au moment même où laVendée désarmait.

Gaspard, Louis Renaud, Bras-d’Acier et lesautres chefs avaient mis la mer entre eux et les rigueurs dugouvernement ; seul, le marquis de Souday n’avait pas pu s’ydécider ; depuis qu’il avait quitté Petit-Pierre, ou plutôtdepuis que Petit-Pierre l’avait quitté, l’infortuné gentilhommeavait complètement perdu la joyeuse humeur par laquelle il avait,avec un véritable point d’honneur, combattu jusqu’au dernier momentla tristesse de ses compagnons ; mais, aussitôt que le devoirne lui fit plus une loi d’être gai, le marquis tomba dans l’excèsopposé et devint triste à mourir. La défaite du Chêne ne lefrappait pas seulement dans ses sympathies politiques, ellerenversait de fond en comble les châteaux en Espagne qu’il avaitédifiés avec tant de bonheur ; il ne voyait plus dans cetteexistence de partisan, dont son imagination évoquait naguère lessouvenirs pittoresques, que les choses auxquelles il n’avait passongé, c’est-à-dire les revers qui l’accablaient, les misèresobscures, les privations mesquines et triviales qui sont la vie duproscrit.

Il en était arrivé, lui qui dans les dernierstemps, trouvait insipide le séjour de son petit château de Souday,il en était arrivé, désormais, à regretter les bonnes soirées queles prévenances et le babil de Bertha et de Mary faisaient sidouces ; la causerie de Jean Oullier lui manquaitsurtout ; et il était si malheureux de ne plus l’avoir auprèsde lui, qu’il s’informait de son sort avec une sollicitude quiétait loin de lui être coutumière.

Ce fut dans cette disposition d’esprit qu’ilrencontra maître Jacques, flânant dans les environs de Grand-Lieupour épier la marche d’une colonne mobile.

Le marquis de Souday n’avait jamais éprouvéune sympathie bien vive à l’endroit du maître des lapins, dont lepremier acte de discipline avait été de se soustraire à sonautorité ; cet esprit indépendant dont maître Jacques avaitdonné la preuve lui avait toujours paru un exemple fatal auxVendéens ; celui-ci, de son côté, haïssait le marquis, commeil haïssait tous ceux que leur naissance ou leur position socialelui donnaient naturellement pour chefs ; cependant, il futtouché de la misère où il vit le vieux gentilhomme réduit, dans lachaumière où, le lendemain du départ de Petit-Pierre pour Nantes,M, de Souday avait cherché un asile, et il lui offrit de le cacherdans la forêt de Touvois, où, en outre de l’abondance qui régnaitdans son petit camp et qu’il lui proposa de partager, le marquispourrait trouver la distraction de quelques horions à échanger avecles soldats du roi Louis-Philippe.

Il va sans dire que le marquis appelait le roiLouis-Philippe Philippe tout court.

Ce fut la dernière considération exposée parnous qui détermina M. de Souday à accepter les offres de maîtreJacques ; il brûlait de venger la ruine de ses espérances etde faire payer à quelqu’un les déceptions qu’il éprouvait, l’ennuique lui causait sa séparation d’avec ses filles et le chagrin qu’ilressentait de la disparition de Jean Oullier. Il suivit donc lemaître des lapins, qui, de subordonné, ou plutôt d’insubordonné,devenait protecteur, et celui-ci, touché de la simplicité et de labonhomie du marquis, lui témoigna beaucoup plus d’égards que nepromettaient sa rude écorce et ses précédents.

Quant à Bertha, dès le surlendemain de saretraite chez Courtin, et aussitôt qu’elle eut recouvré quelquesforces, elle comprit que sa présence sous le même toit que celuiqu’elle aimait, loin de la présence de son père, sans Jean Oullier,qui, à la rigueur, eût pu le remplacer, était au moinsinconvenante, et, tout blessé qu’était Michel, pouvait êtreinterprétée d’une manière fâcheuse pour sa réputation ; ellequitta donc la métairie, et s’installa avec Rosine, dans la maisonde Tinguy. Elle était là à un demi-quart de lieue de distance àpeine du logis où elle laissait Michel, et, tous les jours, elle serendait près de lui pour lui donner les soins d’une sœur,accompagnés de toutes les délicatesses d’une amante.

La tendresse, le dévouement, l’abnégation dontBertha lui donnait tant de preuves touchaient Michel ; mais,comme ils ne changeaient rien à ses sentiments pour Mary, ils nefaisaient que rendre sa situation de plus en plus difficile ;il n’osait pas songer à porter le désespoir dans l’âme de la jeunefille à laquelle il devait la vie. Cependant, peu à peu, une doucerésignation succédait à ce sentiment violent et acerbe qu’il avaitéprouvé dans les premiers jours, et, sans s’habituer à l’idée dusacrifice que Mary exigeait de lui, il répondait, par des souriresqu’il s’efforçait de rendre affectueux, aux prévenances dont Berthaétait si prodigue envers lui ; et, quand celle-ci le quittait,le soupir douloureux qui s’échappait de sa poitrine, et que Berthaprenait pour elle, témoignait seul de ses regrets. Toutefois, sansCourtin, qui montait l’escalier conduisant à la chambrette oùMichel était caché, aussitôt qu’il avait vu Bertha disparaîtrederrière les derniers arbres du jardin, et qui venait à son tours’asseoir au chevet du blessé et lui parler de Mary, l’âme tendreet impressionnable de Michel eût peut-être fini par se résigner auxnécessité ; de sa situation et eût accepté ce que la fatalitéavait fait ; mais le maire de la Logerie entretenait sisouvent son jeune maître de Mary, il témoignait un si vif désir dele voir heureux selon son cœur, que Michel, à mesure que la plaiedans son bras se cicatrisait et en même temps qu’il revenait à lasanté, voyait la blessure de son cœur se rouvrir et sareconnaissance pour Bertha s’effacer devant le souvenir de sasœur.

Courtin faisait un travail analogue à celui dePénélope : il défaisait la nuit ce que Bertha, avec tant depeine, faisait le jour.

Le maire de la Logerie, dans l’état defaiblesse où était Michel lorsqu’il l’avait transporté chez lui,n’avait pas eu de peine à se faire pardonner sa conduite vis-à-visdu jeune baron, en mettant cette conduite sur la vivacité de sonattachement pour lui, et de l’inquiétude dans laquelle l’avaitplongé sa fuite ; puis, ayant comme nous le lui avons entenduraconter, aisément surpris le secret de Michel, il finit, à forcede protestations de dévouement et en flattant habilement sonpenchant pour Mary, par rentrer complètement dans sa confiance.Michel souffrait autant de ne pouvoir épancher les souffrances deson cœur que de ces souffrances elles-mêmes : Courtin eutl’air d’y compatir si vivement, il caressa ses rêveries avec tantd’adresse, il se montra si profond admirateur de Mary, que, peu àpeu, il amena Michel à lui laisser deviner, sinon à lui confier, cequi s’était passé entre les deux sœurs et lui.

Courtin se garda bien de prendre une attitudehostile en face de Bertha ; il manœuvra assez habilement pourqu’elle le crût tout acquis au projet qui devait l’unir à son jeunemaître ; en l’absence de Michel, il ne lui parlait jamais quecomme à sa future maîtresse. Au reste, il fit si bien, quecelle-ci, qui, d’ailleurs, ignorait complètement ses antécédents,ne cessait de parler à Michel du dévouement de son métayer, et nele désignait plus que par ces trois mots : « Notre bonCourtin. » Mais, d’un autre côté, aussitôt qu’il était seulavec Michel, il entrait, comme nous l’avons dit, dans lessentiments les plus secrets de celui-ci ; il le plaignait, etMichel, sous l’influence de la pitié que lui témoignait le métayer,se laissait aller tout naturellement à lui raconter les incidentsde sa liaison avec Mary ; Courtin en tirait constamment lamême conclusion : « Elle vous aime. » Il luiinsinuait que c’était à lui, Michel, de faire au cœur de Mary unedouce violence dont celle-ci ne pouvait manquer de lui êtrereconnaissante ; il allait au-devant de ses vœux, il luijurait qu’aussitôt qu’il le verrait rétabli, les communicationsétant redevenues libres, il se consacrerait tout entier à laréalisation de son bonheur, et il promettait d’arranger les chosesde telle façon, que, sans manquer à la reconnaissance que le jeunebaron devait à Bertha, il saurait amener celle-ci à renoncerd’elle-même à l’union projetée.

La convalescence de Michel ne marchaitnullement au gré des désirs de Courtin, qui voyait avec uneprofonde inquiétude le temps s’écouler sans qu’il lui fût possiblede rien découvrir sur la retraite actuelle de Petit-Pierre, et quiattendait avec impatience le moment où il pourrait lancer son jeunemaître sur la trace de Mary.

On a déjà compris, nous l’espérons, que Michelétait le limier dont il comptait se servir.

Bertha, désormais dégagée des inquiétudes quelui avait données la blessure de Michel, avait, en compagnie deRosine, fait plusieurs courses dans la forêt de Touvois, où lemarquis lui avait fait savoir qu’il était réfugié ; deux outrois fois à son retour, Courtin avait mis la conversation sur lespersonnes auxquelles les deux jeunes filles devaient le plusvivement s’intéresser ; mais Bertha était demeuréeimpénétrable ; et le maire de la Logerie avait trop biencompris à quel point le terrain était brûlant, et combienfacilement une imprudence de sa part pouvait réveiller les soupçonsassoupis pour s’appesantir sur cette question ; seulement,comme Michel allait de mieux en mieux, dès que Michel restait seul,il le pressait de prendre une détermination et lui laissaitpressentir que s’il le voulait charger d’une lettre pour Mary, ilfaisait son affaire d’amener d’abord celle-ci à lui répondre, et,ensuite, de la faire revenir sur sa détermination première.

Cela dura ainsi pendant six semaines.

Au bout de ces six semaines, Michel allaitinfiniment mieux ; sa blessure était cicatrisée et ses forcesà peu près revenues.

Le voisinage du poste que le général avaitétabli à la Logerie empêchait le jeune homme de se montrer pendantle jour ; mais, la nuit venue, il se promenait sous les arbresdu verger en s’appuyant sur le bras de Bertha.

Puis l’heure de rentrer chacun chez soiarrivait ; Michel remontait dans son pigeonnier, et Rosine etBertha, que les sentinelles s’étaient habituées à voir aller etvenir à toute heure du jour et de la soirée, retournaient à lamaison de Tinguy, d’où Bertha sortait le lendemain après déjeunerpour revenir trouver Michel.

Ces promenades du soir contrariaient Courtin,qui, lorsque la causerie qui s’établissait entre Michel et Berthaavait lieu dans la maison ou dans leur chambre, espérait toujoursattraper au passage quelques-uns des renseignements qu’ilguettait ; aussi faisait-il tout ce qu’il pouvait pour ymettre obstacle, et ce fut dans l’intention de les faire cesserqu’il affecta de communiquer tous les soirs à Michel et à Bertha laliste des condamnations enregistrées dans les feuilles publiquesqu’il recevait à titre de maire.

Un jour, il leur annonça qu’il fallaitabsolument renoncer aux courses nocturnes ; et, lorsqu’ils luien demandèrent la raison, il leur fit lire le jugement parcontumace qui condamnait Michel de la Logerie à la peine demort.

Cette communication ne produisit qu’un trèsmédiocre effet sur Michel, mais Bertha en fut épouvantée ; uninstant elle eut l’idée de se jeter aux genoux du jeune homme pourlui demander pardon de l’avoir entraîné dans cette funeste équipée,et, lorsqu’elle quitta le soir la métairie, elle était dans uneagitation profonde.

Le lendemain, elle fut de très bonne heureprès de Michel.

Toute la nuit, elle avait fait des rêvesd’autant plus terribles, qu’elle les faisait tout éveillée.

Elle voyait Michel découvert, arrêté,fusillé ! Deux heures avant l’heure habituelle, elle était àla métairie.

Rien de nouveau n’était arrivé ; rien neparaissait à craindre ce jour-là plus que les autres jours.

La journée passa comme d’habitude :pleine de charmes mêlés d’angoisses pour Bertha ; pleine demélancolie et d’aspirations extérieures pour Michel.

Le soir vint ; un beau soir d’été.

Bertha était appuyée contre la petite fenêtreouvrant sur le verger ; elle regardait le soleil se coucherau-dessus des grands arbres de la forêt de Machecoul, dont lescimes ondulaient comme une mer de verdure.

Michel était assis sur son lit et aspirait lesdouces senteurs du soir, lorsque tous deux entendirent le bruitd’une voiture qui venait du côté de l’avenue.

Le jeune homme se précipita vers lafenêtre.

Tous deux virent alors une calèche débouchantdans la cour de la métairie ; Courtin courut à cette calècheson chapeau à la main ; une tête passa par la portière :c’était celle de la baronne Michel.

Le jeune homme, à la vue de sa mère, sentit unfrisson lui passer par les veines.

Il était évident que c’était lui qu’ellevenait chercher.

Bertha l’interrogea des yeux pour savoir cequ’elle devait faire.

Michel lui indiqua un recoin obscur, uneespèce de cabinet sans porte, où elle pouvait se cacher et toutentendre sans être vue.

Il puiserait de la force dans cette présenceignorée.

Michel ne se trompait pas : cinq minutesaprès, il entendit craquer l’escalier de planches sous les pas dela baronne.

Bertha courut à sa cachette ; Michels’assit près de la fenêtre comme s’il n’avait rien vu, rienentendu.

La porte s’ouvrit et la baronne entra.

Peut-être était-elle venue avec l’intentiond’être rude et sévère comme de coutume ; mais, en voyantMichel à la lumière pâlissante du jour, pâle lui-même comme cecrépuscule, elle oublia toutes ses résolutions de sévérité, et neput que lui tendre les bras en s’écriant :

– Oh ! malheureux enfant, te voilàdonc !

Michel, qui ne s’attendait pas à cetteréception, en fut ému, et, de son côté, se jeta dans les bras de labaronne en criant :

– Ma mère ! ma bonne mère !

C’est qu’elle aussi était fort changée ;on voyait sur son visage la double trace des larmes incessantes etdes nuits sans sommeil.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer