Les Louves de Machecoul – Tome II

LXXXIX – Où l’on voit qu’un homme qui acinquante mille francs sur lui peut quelquefois être fort gêné

Aussitôt que maître Courtin eut franchi lepont du château de Saint-Philbert, il se mit à courir comme uninsensé ; la terreur lui prêtait des ailes ; il marchaitsans se demander où ses pas le conduisaient ; il fuyait pourfuir ; si ses forces n’avaient trahi ses terreurs, il eût misle monde entre lui et les menaces du Vendéen, menaces qu’ilentendait toujours raisonner à son oreille comme un glasfunèbre.

Mais lorsqu’il eut fait une demi-lieue àtravers champs, dans la direction de Machecoul, épuisé, haletant,suffoqué par la rapidité de sa course, il tomba plutôt qu’il nes’assit sur le revers d’un fossé, et, peu à peu, il revint à lui etréfléchit à ce qu’il allait faire.

Son premier projet fut de gagner immédiatementsa maison ; mais ce projet, il l’abandonna sur-le-champ. Dansla campagne, et quelques uns que prit l’autorité, prévenue, pourgarantir la vie du maire de la Logerie, Jean Oullier, avec lesintelligences qu’il avait dans le pays, avec sa connaissance siparfaite de tous les chemins, de toutes les forêts, de tous leschamps de genêts, secondé, et par la sympathie que chacun avaitpour lui, et par la haine que l’on portait à Courtin, Jean Oullieraurait trop beau jeu.

C’était dans Nantes que le métayer devaitchercher un refuge ; dans Nantes, où la police habile etnombreuse sauvegarderait sa vie, jusqu’à ce que l’on fût parvenu àarrêter Jean Oullier, résultat que Courtin se flattait n’obtenirtrès prochainement à l’aide des indications qu’il pourrait fournirsur les asiles ordinaires des condamnés et des insoumis.

En ce moment la main du fugitif se porta à saceinture pour la soulever ; car le poids énorme de la massed’or qu’il y portait l’étouffait et n’avait pas peu contribué àl’accablement qui avait arrêté sa course.

Ce geste décida de sa destinée.

Ne devait-il pas retrouver à Nantes M.Hyacinthe ? Recevoir de son associé, leur complot avait réussi– et il n’en doutait pas – une somme égale à celle qu’il possédaitdéjà, cette idée remplissait le cœur de Courtin d’une joie qui lemettait bien au-dessus de toutes les tribulations par lesquelles ilvenait de passer.

Il n’hésita pas une seconde de plus, et revintsur ses pas dans la direction de la ville.

D’abord, maître Courtin voulut y arriver à vold’oiseau, en continuant de marcher à travers champs ; sur uneroute, il risquait d’être épié ; le hasard seul pouvait faireque Jean Oullier trouvât sa trace dans la plaine ; mais sonimagination, échauffée par les péripéties de la soirée, fut pluspuissante que sa raison.

Il avait beau se glisser le long des haies,restant dans l’ombre, étouffant le bruit de ses pas, n’entrant dansune pièce qu’après s’être assuré qu’elle était déserte, à chaqueinstant il était pris de terreurs paniques.

Dans les arbres à tête émondée qui sedressaient derrière les haies, il croyait voir des assassins quiguettaient son passage dans les branches noueuses qui s’étendaientau-dessus de sa tête, des bras armés de poignards et prêts à lefrapper. Alors, il s’arrêtait, glacé d’épouvante ; ses jambesse refusaient à le porter plus loin, comme si elles eussent prisracine dans la terre ; une sueur glacée inondait tout soncorps ; ses dents s’entrechoquaient convulsivement ; sesmains crispées serraient son or, et il lui fallait longtemps pourse remettre de sa frayeur.

Il gagna la route.

Sur la route, il lui semblait que sa peurserait moins vive ; il rencontrerait des passants, quipouvaient, sans doute, être des ennemis, mais qui, aussi, pouvaientle secourir si on l’attaquait, et, sous l’impression de l’épouvantequi l’accablait, il croyait qu’un être vivant, quel qu’il fût, luiparaîtrait moins redoutable que ces spectres noirs, menaçants,implacables dans leur immobilité, que sa terreur lui montrait àchaque pas dans les champs.

D’ailleurs, sur la route, il pouvait trouverune voiture se rendant à Nantes, y demander une place et abréger demoitié la longueur du chemin.

Lorsqu’il eut fait cinq cents pas, il setrouva sur la chaussée qui suit, pendant un quart de lieue, lesrives du lac de Grand-Lieu, auquel elle sert de digue en même tempsqu’elle sert de chemin.

Courtin s’arrêtait de minute en minute pourprêter l’oreille, et bientôt il crut distinguer le pas d’un chevalsur le pavé.

Il se jeta dans les roseaux qui bordent laroute du côté du lac et s’y tapit, subissant encore une fois toutesles angoisses que nous avons décrites tout à l’heure.

Mais, alors, il entendit, à sa gauche, unbruit d’avirons qui frappaient doucement les eaux du lac.

Il se glissa entre les joncs, regarda du côtéd’où venait le bruit, et aperçut, dans l’ombre, une barque quiglissait lentement le long du bord.

C’était, sans doute, un pêcheur qui allaitretirer avant le jour les filets qu’il avait placés la veille.

Le cheval approchait ; le fracas de sesfers sur le pavé épouvantait Courtin ; là, il voyait ledanger ; il ne songeait qu’à le fuir.

Il siffla doucement pour attirer l’attentiondu pêcheur.

Celui-ci suspendit le mouvement de ses avironset écouta.

– Par ici ! par ici ! s’écriaCourtin.

Il n’avait pas fini de parler qu’un vigoureuxcoup d’aviron fit avancer la barque jusqu’à quatre pieds dumétayer.

– Pouvez-vous me faire traverser le lac, meconduire jusqu’à la hauteur de Port-Saint-Martin ? demandaCourtin. Il y a un franc pour vous.

Le pêcheur, enveloppé dans une espèce devareuse dont le capuchon lui cachait le visage, ne répondit que parune inclination de tête ; mais il fit mieux que derépondre : d’un coup de gaffe, il fit entrer son bachot aumilieu des joncs, qui se courbèrent en frémissant sous sonavant ; et, au moment où le cheval qui avait excité lesinquiétudes de maître Courtin arrivait à la hauteur de l’endroit oùil se trouvait, en deux enjambées il rejoignit la barque, danslaquelle il sauta.

Le pêcheur, comme s’il eût partagé lesappréhensions du métayer, poussa au large avec empressement, etcelui-ci respira.

Au bout de dix minutes, la chaussée et sesarbres n’apparaissaient plus que comme une ligne sombre àl’horizon.

Courtin ne se sentait pas de joie. Cettebarque qui s’était trouvée là si à point comblait tous ses vœux,dépassait toutes ses espérances. Une fois à Port-Saint-Martin, iln’avait plus qu’une lieue à faire pour gagner Nantes, une lieue surune route fréquentée à quelque heure de la nuit que ce fût, et, unefois à Nantes, il était sauvé.

La joie de Courtin était si grande, que,malgré lui, et par l’effet de la réaction des terreurs qu’il avaitéprouvées, il se laissait aller à la manifester tour haut. Assis àl’arrière du bachot, il regardait avec ivresse le pêcheur, qui, secourbant sur ses rames, s’éloignait, à chaque effort de son bras,de la rive où était le danger ; ces coups d’aviron, il lescomptait ; puis il riait sourdement, il palpait sa ceinture,il faisait glisser l’or entre ses plis. Ce n’était pas du bonheur,c’était de l’ivresse.

Cependant, il commença de trouver que lepêcheur l’avait suffisamment éloigné de la rive et qu’il étaittemps de mettre le cap sur Port-Saint-Martin, qu’en suivant ladirection imprimée au bateau, ils devaient infailliblement laisserà droite.

Pendant quelques instants, il attendit,croyant que c’était là une manœuvre du pêcheur, que celui-cicherchait quelque courant qui facilitât sa tâche.

Mais le pêcheur ramait toujours et ramaittoujours dans la direction du large.

– Eh ! gars, dit enfin le métayer, vousaurez mal entendu ; ce n’est point à Port-Saint-Père que jevous ai dit que je voulais aller : c’est à Port-Saint-Martin.Dirigez-vous donc de ce côté ; vous aurez plus tôt gagné votreargent.

Le pêcheur demeura silencieux.

– M’avez-vous entendu ? voyons !reprit Courtin impatienté. Port-Saint-Martin, bonhomme ! C’està droite qu’il vous faut prendre. Que nous ne longions pas lachaussée de trop près, c’est bien ; que nous restions hors dela portée des balles que l’on pourrait nous envoyer de la rive, çame va encore ; mais nageons de ce côté, s’il vousplaît !

L’injonction de Courtin ne parut pas avoir étéentendue du rameur.

– Ah çà ! êtes-vous sourd ? s’écriale métayer commençant à se fâcher.

Le pêcheur ne répondit que par un nouveau coupd’aviron qui fit voler la barque à dix pas plus loin sur la surfacedu lac.

Courtin, hors de lui, se précipita à l’avant,rabattit le capuchon qui dissimulait dans son ombre le visage dupêcheur, approcha sa tête de la sienne, et, poussant un criétouffé, tomba à genoux au milieu de la barque.

L’homme abandonna les rames, et, sans selever :

– Décidément, maître Courtin, dit-il, Dieu aprononcé et a prononcé contre vous. Je ne vous cherchais pas, et Ilvous envoie à moi ; je vous oubliais pour un temps, et Il vousmet sur mon passage ! Dieu veut que vous mouriez, maîtreCourtin.

– Non, non, vous ne me tuerez pas, JeanOullier ! s’écria celui-ci retombant dans ses premièresterreurs.

– Je vous tuerai aussi vrai que voilà au cielles étoiles que le seigneur y a placées de ses mains ! Ainsidonc, si vous avez une âme, songez-y ; repentez-vous et priezpour que le jugement ne soit pas trop sévère.

– Oh ! vous ne ferez pas cela, JeanOullier, vous ne ferez pas cela ! Songez que vous allez tuerune créature de ce bon Dieu dont vous prononcez le nom !Oh ! ne pas revoir la terre qui est si belle lorsque le soleill’éclaire ! dormir dans un cercueil glacé, loin de tous ceuxqu’on aime ! oh ! non, c’est impossible !

– Si tu étais père, si tu avais une femme, unemère, une sœur qui attendît ton retour, tes prières pourraient metoucher ; mais non, inutile aux hommes, tu n’as vécu que pourte servir d’eux et leur rendre le mal pour le bien. Tu blasphèmesencore dans ton mensonge, car tu n’as aimé personne, personne net’a aimé ici-bas, et, en fouillant ta poitrine, ce n’est que toncœur que mon poignard percera. Maître Courtin, tu vas paraîtredevant ton juge ; encore une fois recommande-lui ton âme.

– Eh ! quelques minutes mesuffisent-elles pour cela ? À un coupable comme moi, il fautdes années pour que le repentir soit à la hauteur du péché. Vousqui êtes si pieux, Jean Oullier, vous me laisserez la vie pour queje l’emploie à pleurer mes fautes.

– Non, non ; la vie ne te servirait qu’àen commettre de nouvelles ! La mort, ce seral’expiation ! tu la redoutes ; mets tes angoisses auxpieds du Seigneur, et Il te recevra dans sa miséricorde !Maître Courtin, le temps passe, et, aussi vrai que Dieu trôneau-dessus de ces astres, dans dix minutes tu seras devant lui.

– Dix minutes, mon Dieu ! Dixminutes ! oh ! pitié ! pitié !

– Le temps que tu emploies en prières inutilesest perdu pour ton âme, songes-y, Courtin, songes-y ! Courtinne répondit pas ; sa main s’était posée sur une rame, et unelueur d’espoir venait de traverser son cerveau.

Il saisit doucement l’aviron ; puis, serelevant brusquement, il le brandit au-dessus de la tête duVendéen ; celui-ci se rejeta à droite, et esquiva lecoup ; la rame tomba sur le bordage de l’avant, se brisa enmille éclats, et ne laissa qu’un tronçon dans les mains dumétayer.

Prompt comme la foudre, Jean Oullier sauta àla gorge de Courtin, qui, pour la seconde fois, tomba à genoux.

Le misérable, paralysé par la peur, roula aufond de la barque ; sa voix étranglée murmurait à peine le cride « Grâce, grâce ! »

– Ah ! la peur de la mort a éveillé cheztoi un peu de courage ! s’écria Jean Oullier. Ah ! tu astrouvé une arme ! Eh bien, tant mieux ! tant mieux !défends-toi, Courtin, et, si l’arme que tu tiens à la main ne teconvient pas, prends la mienne, poursuivit le vieux garde en jetantson poignard aux pieds du métayer.

Mais celui-ci était incapable d’ungeste ; tout mouvement lui était devenu impossible ; ilbalbutiait des paroles incohérentes et sans suite ; tout soncorps tremblait comme s’il eût été secoué par la fièvre ; unbourdonnement confus bruissait à son oreille, et, comme il avaitperdu la voix, tous ses sens s’étaient éteints dans les affres dela mort.

– Mon Dieu ! s’écria Jean Oullier enpoussant du pied la masse inerte qu’il avait devant lui, mon Dieu,je ne puis pourtant pas porter le couteau sur ce cadavre.

Alors, le Vendéen promena son regard autour delui, comme s’il cherchait quelque chose.

La nature était calme, la nuitsilencieuse ; à peine si une brise légère ridait la surface dulac, à peine si les ondulations de ces eaux bruissaient le long dubateau ; on n’entendait que le cri de la sauvagine quis’envolait devant la barque et dont les ailes tachaient de noir lesbandes empourprées de l’aurore qui commençait d’apparaître àl’orient.

Jean Oullier se tourna brusquement versCourtin, et le secoua en le tenant par le bras.

– Maître Courtin, je ne te tuerai pas sansavoir ma part du danger, lui dit-il ; maître Courtin, je teforcerai à te défendre, si ce n’est contre moi, au moins contre lamort ; elle vient, elle approche, défends-toi !

Le métayer ne répondit que par ungémissement ; il roulait des yeux hagards autour de lui, maisil était facile de voir que son regard ne distinguait aucun desobjets qui l’entouraient ; la mort, terrible, hideuse,menaçante, les effaçait tous.

Au même instant, Jean Oullier donna unvigoureux coup de talon dans le bordage. Les ais, à moitié pourris,cédèrent et l’eau entra en bouillonnant dans le bateau.

Courtin se réveilla ensentant la fraîcheur de l’eau gagner ses pieds, et poussa un crihorrible, un cri qui n’avait rien d’humain.

– Je suis perdu ! dit-il.

– C’est le jugement de Dieu ! s’écriaJean Oullier en étendant son bras vers le ciel. Une première fois,je ne t’ai point frappé parce que tu étais garrotté ; cettefois encore, ma main t’épargnera, maître Courtin. Si ton bon angeveut de toi, qu’il te sauve ; moi, je n’aurai pas trempé lesmains dans ton sang.

Courtin s’était levé pendant que Jean Oullierprononçait ces paroles, et, en faisant jaillir l’eau autour de lui,il allait çà et là dans la barque.

Jean Oullier, calme et impassible s’étaitagenouillé sur l’avant ; il priait.

L’eau gagnait toujours.

– Oh ! qui me sauvera ? qui mesauvera ? criait Courtin devenu livide et contemplant aveceffroi les six pouces de bois qui restaient à peine hors de lasurface du lac.

– Dieu, s’il le veut ! ta vie, comme lamienne, est dans Ses mains : qu’Il prenne l’une ou l’autre, ouqu’Il nous sauve ou nous condamne tous les deux. Nous sommes dansSa droite ; encore une fois, maître Courtin, accepte Sonjugement.

Comme Jean Oullier achevait ces paroles, lebateau craqua dans toutes ses membrures ; l’eau était arrivéeà la hauteur du dernier bordage ; la barque pivota une foissur elle-même, se soutint une seconde encore à la surface de l’eau,puis elle manqua sous les pieds des deux hommes et s’engouffra dansles profondeurs du lac en faisant entendre un sombre murmure.

Courtin fut entraîné dans le remous de labarque ; mais il revint à la surface de l’eau et ses doigtssaisirent le second aviron, qui flottait auprès de lui ; cemorceau de bois sec et léger le soutint sur l’eau assez longtempspour qu’il pût adresser une nouvelle prière à Jean Oullier.Celui-ci ne répondit pas : il s’était mis à la nage et ilavançait doucement dans la direction où on voyait le jour selever.

– À moi ! à moi ! criait lemalheureux Courtin. Aide-moi à gagner la rive, Jean Oullier, et jet’abandonne tout l’or que j’ai sur moi.

– Jette cet or impur au fond du lac, dit leVendéen, qui avait aperçu le métayer accroché à son épave :c’est la seule chance qu’il te reste pour préserver ta vie, et ceconseil est la seule chose que je veuille faire pour toi.

Courtin porta la main à sa ceinture ;mais elle lui eût brûlé les doigts, qu’il ne l’eût pas retirée plusvite, et, comme si le Vendéen lui eût commandé de s’ouvrir lesentrailles, de sacrifier sa chair et son sang :

– Non, non, murmura-t-il, je le sauverai, cetor, et me sauverai avec lui !

Alors, il essaya de nager.

Mais il n’avait, dans cet exercice, ni laforce, ni l’habileté de Jean Oullier ; d’ailleurs, le poidsqu’il portait était trop lourd, et à chaque brassée, il enfonçaitsous l’eau, qui, malgré lui, pénétrait dans sa gorge.

Il appela encore Jean Oullier ; mais JeanOullier était à cent brasses.

Dans une de ces immersions plus longues queles autres, saisi de vertige, par un mouvement prompt et subit, ildétacha sa ceinture ; mais, avant de lancer son or dans legouffre, il voulut le voir, le sentir encore une fois ; il leserra, il le palpa entre ses doigts crispés.

Cette dernière communication avec le métal quiétait pour lui plus que la vie décida de son sort ; il ne putse résoudre à s’en détacher, il le pressa contre sa poitrine, fitencore un mouvement des pieds pour s’élancer hors de l’eau, mais lepoids de la partie supérieure de son corps entraîna lesextrémités ; il plongea, et, après quelques secondes passéessous l’eau, Courtin, à demi asphyxié, reparut encore, jeta unesuprême imprécation au ciel, qu’il voyait pour la dernière fois,puis descendit dans les profondeurs du lac, entraîné par son or,comme par un démon.

Jean Oullier, qui se retournait en ce moment,aperçut quelques cercles qui rayaient la surface de l’eau :c’était le dernier témoignage que le maire de la Logerie donnât deson existence ; c’était le dernier mouvement qui se devaitfaire autour de lui et au-dessus de lui dans le monde desvivants.

Le Vendéen leva les yeux vers le ciel et adoraDieu dans la justice de ses décrets.

Jean Oullier nageait bien ; pourtant, sablessure récente, les fatigues et les émotions de cette nuitterrible l’avaient épuisé ; lorsqu’il fut à cent pas de larive, il sentit que ses forces allaient trahir son courage ;mais calme, résolu en ce moment suprême comme il l’avait étépendant toute son existence, il se décida à lutter jusqu’aubout.

Il nagea.

Bientôt il sentit une espèce dedéfaillance ; ses membres s’engourdissaient ; il luisemblait que mille piqûres d’épingle en déchiraient la peau ;ses muscles devenaient douloureux et, en même temps, le sangmontait avec impétuosité à son cerveau, et un bourdonnement confuscomme celui de la mer qui bat les rochers bruissait dans sesoreilles ; des nuages noirs et chargés d’étincellesphosphorescentes papillotaient devant ses yeux, il sentait qu’ilallait mourir, et, cependant, ses membres, obéissants dans leurimpuissance, essayaient encore le mouvement que leur imprimait savolonté.

Il nageait toujours.

Ses yeux se fermèrent malgré lui ; sesmembres se roidirent tout à fait, il donna une dernière pensée àceux avec lesquels il avait traversé la vie, aux enfants, à lafemme, au vieillard qui avaient embelli sa jeunesse ; aux deuxjeunes filles qui avaient remplacé ceux qu’il avait aimés ; ilvoulait que sa dernière prière fût pour eux comme sa dernièrepensée.

Mais, en ce moment, et malgré lui, une idéesoudaine traversa son cerveau : un fantôme passa devant sesyeux ; il vit Michel le père baigné dans son sang, et gisantsur la mousse de la forêt ; alors, élevant le bras hors del’eau, vers le ciel, il s’écria :

– Mon Dieu, si je m’étais trompé ! sic’était un crime ! pardonnez-le-moi, non pas dans ce mondemais dans l’autre.

Puis, comme si cette suprême invocation eûtépuisé ses dernières forces, l’âme sembla abandonner ce corps quiflottait inerte entre deux eaux ; au moment où le soleil,sortant de derrière les montagnes de l’horizon, dorait de sespremiers feux la surface du lac ; au moment où Courtin, roulédans la vase, rendait le dernier soupir ; au moment où l’onarrêtait Petit-Pierre !…

Cependant Michel, conduit par les soldats,était dirigé sur Nantes.

Au bout d’une demi-heure de marche, lelieutenant qui commandait la petite troupe, s’était approché delui.

– Monsieur, lui avait-il dit, vous avez l’aird’un gentilhomme ; j’ai l’honneur de l’être moi-même, et celame fait souffrir de vous voir les menottes aux mains ;voulez-vous que nous les échangions contre une parole ?

– Volontiers, répondit Michel, et je vousremercie, monsieur, en vous jurant que, de quelque part que lesecours me vienne, je ne quitterai point vos côtés sans votrepermission.

Et tous deux avaient continué leur route brasdessus bras dessous, si bien, que, pour qui les eût rencontrés, ileût été difficile de décider lequel des deux était leprisonnier.

La nuit était belle, le lever du soleil futsplendide : toutes les fleurs, humides de rosée, semblaientétincelantes de diamants ; l’air se chargeait des plus doucessenteurs ; les petits oiseaux chantaient dans lesbranches ; cette course était une vraie promenade.

Arrivé à l’extrémité du lac de Grand-Lieu, lelieutenant arrêta son prisonnier, avec lequel il avait dépassé d’unbon quart de lieue le reste de la colonne, et, lui montrant dudoigt une masse noirâtre qui flottait à la surface du lac, àcinquante pas du bord environ :

– Qu’est-ce que cela ? fit-il.

– On dirait le corps d’un homme ?répondit Michel.

– Savez-vous nager ?

– Un peu.

– Ah ! si je savais nager, je serais déjàà l’eau, dit en soupirant l’officier, qui, en même temps, seretourna avec inquiétude du côté de la route pour appeler seshommes à l’aide.

Michel n’en écouta pas davantage ; ildescendit la berge, en un tour de main se déshabilla, et seprécipita dans le lac.

Quelques instants après, il ramenait à la riveun corps qui semblait inanimé et qu’il venait de reconnaître pourcelui de Jean Oullier.

Pendant ce temps, les soldats étaient arrivéset s’empressaient autour du noyé.

L’un d’eux détacha sa gourde, et, desserrantles dents du Vendéen, il lui introduisit quelques gouttesd’eau-de-vie dans la bouche.

Son premier regard se porta sur Michel, quilui soutenait la tête, et il y eut une telle expression d’angoissedans ce regard que le lieutenant s’y trompa.

– Voilà votre sauveur, mon ami ! dit-ilen désignant Michel au Vendéen.

– Mon sauveur !… son fils ! s’écriaJean Oullier. Ah ! merci mon Dieu ! vous êtes aussi granddans Vos miséricordes que terrible dans Vos justices !

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