Les Louves de Machecoul – Tome II

LXXIV – Comme quoi il y a pêcheur etpêcheur

Maître Courtin avait été bien malheureuxpendant toute cette soirée que Mme de la Logerie l’avaitcontraint de passer auprès d’elle.

Il avait, en collant son oreille à la porte,entendu toute la conversation de la mère et du fils, et, parconséquent, toute cette histoire de la goélette.

Le départ de Michel dérangeait tous lesprojets depuis si longtemps caressés par lui ; aussi, peujaloux de l’honneur que lui faisait la baronne, il eût voulurevenir promptement à la métairie ; il comptait, en évoquantle souvenir de Mary, retarder au moins la fuite de son jeunemaître ; car, son jeune maître une fois parti, ne l’oublionspas, il perdait le fil à l’aide duquel il comptait pénétrer dans lemystérieux labyrinthe où se cachait Petit-Pierre. Par malheur, unefois de retour au château, Mme de la Logerie étaitentrée dans un tout autre ordre d’idées. En emmenant Courtin, ellen’avait songé qu’à lui cacher le départ de son fils et à soustrairecelui-ci aux questions et à l’espionnage du métayer ; maiselle trouva sa maison abandonnée depuis plusieurs semaines à unebande de soldats, dans un si effroyable désordre, qu’elle oublia unpeu, devant ce ravage qui prenait à ses yeux les proportions d’unecatastrophe, ses idées premières sur le peu de confiance queméritait le maire de la Logerie ; elle ne l’en retint, aureste, que plus obstinément près d’elle, pour faire de lui l’échode ses lamentations.

Ce fut ce désespoir de la baronne qui, expriméavec une énergie pleine de vérité, empêcha Courtin de quitter, sousun prétexte quelconque, Mme de la Logerie, afin deretourner voir ce qui se passait à la métairie.

Il était trop fin pour ne pas s’être aperçuque la baronne ne l’emmenait avec elle que dans le but del’éloigner du jeune homme ; mais elle lui parut si sincèredans le désespoir que lui causait la vue de ses assiettes brisées,de ses glaces fendues, de son tapis souillé d’huile, de son salonmétamorphosé en corps de garde et illustré de dessins primitifsmais saisissants d’expression, qu’il en arriva à douter de sonimpression première, et à penser, par suite, que l’on n’avait pasmis son jeune maître en méfiance contre lui et qu’il sauraitfacilement le rejoindre avant qu’il fût à bord du navire.

Il était neuf heures du soir, lorsque labaronne remonta dans sa voiture, après avoir versé une dernièrelarme sur les souillures du manoir de la Logerie ; et à peinemaître Courtin eut-il dit au postillon : « Route deParis ! » qu’il tourna la voiture, et, sans écouter lesdernières recommandations que sa maîtresse lui adressait par laportière, il se mit à courir dans la direction de la métairie.

Il la trouva vide et apprit de sa servante queM. Michel et mademoiselle Bertha étaient partis depuis deux heures,à peu près, et avaient pris la direction de Nantes.

Courtin pensa tout d’abord à les rejoindre etcourut à l’écurie pour seller son bidet ; mais il ne l’ytrouva plus ! Dans sa précipitation, il n’avait point laissésa servante le renseigner complètement sur le mode de locomotionqu’avait adopté son jeune maître.

Le souvenir de la modeste allure de son chevalrassura un peu maître Courtin ; toutefois, il ne rentra danssa demeure que pendant les quelques minutes qui lui étaientnécessaires pour prendre de l’argent et, à tout hasard, lesinsignes de sa dignité de maire ; puis il se mit bravement àpied sur les traces de celui qu’il considérait comme un fugitif etpresque comme le ravisseur de certains cent mille francs que sonimagination escomptait volontiers sur la personne de l’amoureux deslouves.

Maître Courtin courait donc comme un homme quivoit le vent enlever ses billets de banque, c’est-à-dire qu’ilallait presque aussi vite que le vent ; mais courir nel’empêchait nullement de se renseigner auprès de tous ceux qui secroisaient avec lui.

En tout temps, le maire de la Logerie étaitessentiellement questionneur, et, dans cette occasion, on comprendbien qu’il ne se faisait pas faute de questionner.

À Saint-Philbert-de-Grand-Lieu, on lui appritque, vers sept heures et demie du soir, on avait aperçu son bidet.Il demanda qui le montait ; mais on ne put le satisfaire surce point, l’attention du cabaretier auquel il s’adressait, et quilui donnait ces détails, ayant été tout entière absorbée par larésistance qu’offrait l’animal à son cavalier en refusantobstinément de dépasser la branche de houx et les pommes en sautoirauxquelles maître Courtin avait l’habitude de payer son tribu enallant à Nantes.

Un peu plus loin, le métayer fut plusheureux : on lui traça un signalement si exact du cavalier,qu’il ne douta point que ce ne fût le jeune baron, bien qu’on luiaffirmât que le voyageur était seul.

Le maire de la Logerie, homme prudent s’il enfut, pensa que, par prudence, les deux jeunes gens s’étaientquittés, mais afin de se rejoindre par une autre route. La fortuneétait pour lui, puisqu’elle les lui livrait séparés ; s’ilpouvait rejoindre Michel à Nantes, la partie était gagnée.

Il continua donc à croire que le jeune baronn’avait pas dévié de sa route, et il était si certain que celui-ciétait entré à Nantes ou allait y entrer, qu’en arrivant à l’aubergedu Point du Jour, il ne prit pas la peine de demander àl’hôte de cette auberge de nouveaux renseignements qu’il doutait,d’ailleurs, que l’hôte pût lui donner ; il se hâta de mangerun morceau de pain, et, au lieu d’entrer dans la ville, où il luieût été impossible de rejoindre Michel, il repassa le pont Rousseauet tourna à droite dans la direction du Pèlerin.

Maître Courtin avait son projet.

Nous avons dit toutes les espérances qu’ilfondait sur Michel.

Michel, amoureux de Mary, devait, un jour oul’autre, livrer à Courtin, dans un but personnel, le secret de laretraite de celle qu’il aimait ; et, comme celle qu’il aimaitétait près de Petit-Pierre, Michel, en livrant le secret de Mary,livrerait celui de la duchesse. Or, si Michel partait, Michelemportait avec lui les espérances de Courtin.

Il fallait donc, à quelque prix que ce fût,que Michel ne partît point.

Or, si Michel ne trouvait point leJeune-Charles à son poste, Michel était forcé derester.

Quant à Mme de la Logerie, commeelle était à cette heure sur la route de Paris, il se passerait uncertain temps avant qu’elle fût avertie que la fuite de son filsn’avait pu avoir lieu et qu’elle eût trouvé un autre moyen de luifaire quitter la Vendée ; or, ce délai était plus quesuffisant pour que Michel maintenant tout à fait guéri, fournît aurusé métayer le moyen d’atteindre le but où il tendait.

Seulement, maître Courtin ignorait encorequels moyens il emploierait pour arriver jusqu’au patron duJeune-Charles, dont il avait entendu prononcer le nom parla baronne ; mais – et sans se douter qu’il avait en cela unpoint de ressemblance avec un grand homme de l’Antiquité – maîtreCourtin comptait sur sa fortune.

Elle ne lui fit pas défaut.

En arrivant à la hauteur de Couéron, ilaperçut, au milieu des cimes des peupliers de l’île, les mâts de lagoélette.

Au mât de hune, le perroquet battait, déferléau gré de la brise.

C’était bien là le bâtiment qu’ilcherchait.

À la dernière lueur du crépuscule, quicommençait à confondre les objets, maître Courtin, en ramenant sonregard vers la berge, vit, à dix pas de lui, une longue perche deroseau tenue horizontalement à la surface de la rivière et garnie àson extrémité d’un cordonnet et d’un bouchon qui s’en allaitflottant à l’aventure.

La perche paraissait sortir d’unmonticule ; mais, quoiqu’on ne vît rien que cette perche, ellesupposait un bras pour la tenir et un pêcheur auquel appartenait cebras.

Maître Courtin n’était point homme à ne pass’en assurer.

Il marcha droit au monticule, en fit le touret découvrit un homme tapi dans une anfractuosité de la berge etabsorbé dans la contemplation des évolutions que le courant dufleuve imprimait à son morceau de liège.

Cet homme était vêtu en matelot, c’est-à-direqu’il portait un pantalon de toile goudronnée et une vareuserouge ; il était coiffé d’une sorte de bonnet écossais.

À deux pas de lui, l’arrière d’une barque dontl’avant était tiré sur le sable se balançait mollement sur lefleuve.

Le pêcheur, en entendant venir Courtin, neleva point la tête, bien que celui-ci eût pris la précaution detousser pour annoncer sa présence et faire de cette touxsignificative le prologue de la conversation qu’il désiraitentamer.

Le pêcheur non seulement garda le silence leplus obstiné, mais ne se retourna même point.

– Il est bien tard pour pêcher ! sedécida enfin à dire le maire de la Logerie.

– On voit bien que vous n’y connaissez rien,répondit le pêcheur en faisant une moue dédaigneuse. Je trouve,moi, au contraire, qu’il est de trop bonne heure ; c’est lanuit seulement que le poisson qui en vaut la peine se met enroute ; c’est la nuit que l’on peut prendre autre chose que dufretin.

– Oui ; mais bientôt il fera si sombre,que vous ne distinguerez plus votre bouchon.

Qu’importe ! répondit le pêcheur enhaussant les épaules.

J’ai mes yeux de nuit là-dedans, continua-t-ilen désignant la paume de sa main.

– J’entends, c’est au toucher que vousreconnaissez que le poisson attaque votre appât, dit Courtin ens’asseyant près du pêcheur. Moi aussi, j’aime la pêche, et, quoique vous en pensiez, j’ai la prétention de m’y connaître.

– Vous ! à la pêche à la ligne ? ditl’amateur d’un air de doute.

– Non pas, non, répondit Courtin ; c’està l’épervier, c’est à la trouble que je dépeuple les rivières de laLogerie.

Courtin avait hasardé ce détail de localitédans l’espérance que l’homme à la ligne, qu’il supposait quelquemarin détaché par le capitaine pour amener Michel à bord, leramasserait au vol.

Il n’en fut rien ; le pêcheur ne bronchapoint.

Au contraire :

– Eh bien, dit-il, vous avez beau me vantervotre talent dans le grand art de la pêche, je n’y croiraijamais.

– Et pourquoi cela, s’il vous plaît ?Croyez-vous donc que vous en ayez le monopole ?

– Parce que vous me paraissez, mon chermonsieur, ignorer le premier principe de l’art.

– Ce premier principe, quel est-il ?demanda Courtin.

– C’est que, quand on veut prendre du poisson,il faut se garder de quatre choses.

– Desquelles ?

– Du vent, des chiens, des femmes et desbavards ; il est vrai que l’on aurait pu se contenter de direde trois, ajouta philosophiquement l’homme à la vareuse ; carfemme et bavarde c’est tout un.

– Bah ! vous allez trouver tout à l’heureque mon bavardage n’est pas si hors de saison, quand je vais vousproposer de vous faire gagner un petit écu.

– Que je prenne une demi-douzaine de perches,j’aurai gagné plus d’un petit écu et je me serai amusé par-dessusle marché.

– Eh bien, j’irai jusqu’à quatre, et mêmejusqu’à cinq francs, continua Courtin, et vous aurez en même tempsrendu service à votre prochain ; n’est-ce rien,cela ?

– Voyons, dit le pêcheur, pas d’ambages !que voulez-vous de moi ? parlez !

– Que vous me conduisiez dans votre bateaujusqu’au Jeune-Charles, dont on voit d’ici les enfléchuresentre les arbres.

– Le Jeune-Charles, dit le marin del’air le plus innocent du monde ; qu’est-ce que leJeune-Charles ?

– Ceci, dit maître Courtin en présentant aupêcheur un chapeau goudronné qu’il avait ramassé sur la berge etsur le rebord duquel était écrit en lettres d’or :JEUNE-CHARLES.

– Allons, décidément, je vous tiens pourpêcheur, l’ami, dit le marin ; car par le diable ! pouravoir lu ceci dans l’obscurité, il faut que, comme moi, vous ayezdes yeux dans les doigts. Voyons, que voulez-vous duJeune-Charles ?

– Est-ce que je n’ai pas dit tout à l’heure unmot qui vous a frappé ?

– Mon bonhomme, répondit le pêcheur, je suiscomme les chiens de race ; je ne jappe jamais quand on memord. Dévidez donc votre loch sans vous inquiéter de ce qui sepasse dans ma carène.

– Eh bien, je suis le métayer deMme la baronne de la Logerie.

– Après ?

– Et je viens de sa part, dit Courtin, quisentait peu à peu l’audace lui venir au fur et à mesure qu’ils’engageait.

– Après ? demanda le marin sur le mêmeton, mais avec un degré d’impatience plus marqué. Vous venez de lapart de Mme de la Logerie ; eh bien, que venez-vousdire de sa part ?

– Je viens vous dire que tout est manqué,surpris, découvert, et qu’il faut que vous vous éloigniez au plusvite.

– Sufficit, répondit le pêcheur ; maiscela ne me regarde point. Je ne suis que le second duJeune-Charles ; cependant, j’en sais assez pour vousaccorder ce que vous demandez, et nous allons naviguer de conservepour gagner les eaux du capitaine, auquel vous raconterez votrehistoire.

En achevant ces mots, le second duJeune-Charles roula tranquillement sa ligne autour duroseau, la jeta dans sa barque, poussa celle-ci hors du sable et lamit à flot.

Puis il fit signe à maître Courtin des’asseoir à l’arrière, et, d’un coup d’aviron, mit vingt pas entrele bord et lui.

Au bout de cinq minutes, ils tournaient latête, et presque aussitôt ils se trouvèrent le long des flancs duJeune-Charles, qui, étant sur lest, se dressait d’unedouzaine de pieds hors de l’eau.

Au bruit des avirons, un coup de siffletsingulièrement modulé partit du bord du navire ; le pêcheur yrépondit par une mélodie à peu près semblable ; une figure semontra à l’avant, le bateau accosta à tribord, et l’on jeta unecorde à ceux qui arrivaient.

L’homme à la vareuse escalada la muraille dubâtiment avec l’agilité d’un chat ; puis, il hissa Courtin,qui avait moins l’habitude de cet escalier nautique.

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