Les Louves de Machecoul – Tome II

LXXXI – L’auberge du « Grand SaintJacques »

Un mot sur le gisement du village deSaint-Philbert ; sans cette petite préface topographique, qui,au reste, sera courte comme toutes nos préfaces, il seraitdifficile de suivre dans tous leurs détails les scènes que nousallons mettre sous les yeux de nos lecteurs.

Le village de Saint-Philbert est situé àl’extrémité de l’angle que forme la Boulogne en se jetant dans lelac de Grand-Lieu, et sur la rive gauche de cette rivière.

L’église et les principales maisons du bourgse trouvent à peu près à un kilomètre du lac ; sa grande etunique rue suit le cours de la rivière, et plus on descend en aval,plus les maisons sont rares et clairsemées, plus elles sont pauvreset chétives ; si bien que, quand on aperçoit l’immense napped’eau bleue encadrée de roseaux qui borne cette rue, on n’a plusautour de soi que trois ou quatre huttes de chaume, où vivent leshommes qui exploitent les pêcheries des environs.

Cependant, il y a, ou plutôt il y avait alorsune exception, dans cette décroissance de l’état florissant deshabitations de Saint-Philbert. À trente pas des chaumières dontnous avons parlé tout à l’heure, se trouve une maison de pierres etde briques, aux toits rouges, aux contrevents verts, entourée dejavelles de paille et de foin comme un camp l’est de sessentinelles, peuplée d’un monde de vaches, de moutons, de poules,de canards, dont les uns mugissent et bêlent dans l’étable, dontles autres caquettent et cancanent devant la porte en épluchant lapoussière de la route.

Cette route sert de cour à la maison, qui, sielle est privée de cette utile dépendance, en est bien dédommagéepar les jardins, qui sont tout simplement les plus magnifiques etles plus productifs du pays.

On aperçoit de la route, au-dessus des toits,au niveau des cheminées, les cimes des arbres, chargés, auprintemps, de la neige rosée de leurs fleurs ; en été, defruits de toute espèce ; de verdure, enfin, pendant neuf moisde l’année ; et ces arbres s’étendent en amphithéâtre sur unelongueur de deux cents mètres environ, au midi, jusqu’à une petitecolline couronnée de ruines qui, du côté du nord, surplombe leseaux du lac de Grand-Lieu.

Cette maison, c’est l’auberge occupée par lamère de la veuve Picaut.

Ces ruines sont celles du château deSaint-Philbert-de-Grand-Lieu.

Les hautes murailles, les tours gigantesquesd’une des plus célèbres baronnies de la province, bâtie pour teniren échec la contrée et commander aux eaux du lac ; ces voûtessombres, dont les échos ont répondu au bruit des éperons du comteGilles de Retz, lorsqu’il passait sur les dalles en méditant cesmonstrueuses luxures qui ont égalé, sinon dépassé tout ce qu’avaitinventé en ce genre la Rome du Bas-Empire – aujourd’huidémantelées, délabrées, festonnées de lierre, brodées de girofléessauvages, effondrées de toutes parts, ont marché, de décadence endécadence, jusqu’à la dernière de toutes : de grandes, desauvages, de terribles qu’elles étaient, elles sont devenueshumblement utilitaires ; elles en ont été réduites enfin àfaire la fortune d’une famille de paysans, des descendants depauvres serfs, qui ne les regardaient probablement autrefois qu’entremblant.

Ces ruines abritent les jardins du vent dunord-ouest, si fatal à la floraison, et fait de ce petit coin deterre un véritable Eldorado où tout pousse, où tout prospère,depuis le poirier indigène jusqu’à la vigne, depuis le cormier auxfruits âpres jusqu’au figuier.

Mais ce n’était pas le seul service que levieux donjon féodal rendît aux nouveaux propriétaires : dansles salles basses, aérées par des courants d’air impétueux, ilsavaient construit des fruitiers où les produits du jardin, en seconservant bons au-delà de leur saison ordinaire, doublaient devaleur ; enfin, dans les cachots où Gilles de Retz entassaitses victimes, ils avaient établi une laiterie dont les beurres etles fromages étaient justement renommés.

Voilà ce que le temps avait fait de l’œuvretitanique des anciens sires de Saint-Philbert.

Un mot, maintenant, sur ce qu’elle avait étéautrefois.

Le château de Saint-Philbert consistaitprimitivement en un vaste parallélogramme clos de murs, baigné d’uncôté par les eaux du lac, et de l’autre défendu par un large fossécreusé dans le roc.

Quatre tours carrées flanquaient les angles decette énorme masse de pierre ; un donjon, avec sa herse et sonpont-levis, en défendait l’entrée ; en face du donjon, et del’autre côté, une cinquième tour carrée, plus élevée et plusimposante que les autres, dominait cette construction et le lac quil’entourait de trois côtés.

À l’exception de cette dernière tour et dudonjon, tout le reste de la forteresse, murailles et corps delogis, était à peu près écroulé ; et encore le temps n’avaitfait à la première de ces tours qu’une grâce incomplète : lessolives pourries du plancher du premier étage, incapables desupporter les pierres qui, de jour en jour, s’amoncelaient surelles en plus grand nombre, s’étaient abattues sur lerez-de-chaussée et l’avaient exhaussé d’un pied, tandis qu’elles nelaissaient plus d’autre voûte à la tour que celle de laplate-forme.

C’était dans cette salle basse que legrand-père de la veuve Picaut avait établi sa principale fruiterie,et les murs en étaient garnis de planches où le bonhomme étalait,l’hiver, tout ce que lui avait donné son jardin.

Les portes et les fenêtres de cette partie dela tour avaient été conservées en assez bon état, et à l’une de cesfenêtres on apercevait encore un barreau couvert de rouille quidatait certainement du temps du comte Gilles.

Les autres tours et la muraille du corps delogis étaient complètement en ruine ; les masses de maçonneriequi s’en étaient détachées avaient roulé, les unes dans la cour,qu’elles obstruaient, les autres dans le lac, qui les couvrait deses roseaux en tout temps et de son écume les jours de tempête.

Le donjon, de son côté, à peu près intactcomme la tour dont nous avons parlé, était couronné par une énormemasse de lierre qui lui tenait lieu de toiture ; il renfermaitdeux petites chambres qui, malgré l’apparence colossale dubâtiment, n’avaient jamais eu plus de huit à dix pieds en toussens, tant les murailles étaient épaisses.

La cour intérieure – qui autrefois avait servide place d’armes aux défenseurs du château – obstruée par lesdébris que les années y avaient amoncelés, jonchée de colonnes, decréneaux tout entiers, d’arceaux, de statues défigurées, étaitcomplètement impraticable. Un petit sentier conduisait à la tour dumilieu ; un autre, moins soigneusement frayé, menait à unvestige de la tour de l’est, dans laquelle était resté debout unescalier de pierre à l’aide duquel, par un miracle de gymnastique,les gens curieux de jouir d’une admirable vue pouvaient gagner laplate-forme de la tour principale, en suivant une galerie quicourait le long de la muraille, comme font ces chemins alpestres,tracés le long des rochers entre un précipice et une montagne.

Il va sans dire qu’à l’exception de l’époqueoù le fruitier était garni, nul ne fréquentait les ruines duchâteau de Saint-Philbert ; à cette époque seulement, on ymettait un gardien qui couchait dans le donjon ; pendant toutle reste de l’année, on fermait la porte de la tour. À partir de cemoment, les ruines étaient abandonnées aux amateurs de souvenirshistoriques et aux polissons du bourg, qui peuplaient ces vieuxdébris, où ils trouvaient des nids à ravir, des fleurs à cueillir,des dangers à braver, toutes choses dont l’enfance est avide.

C’était dans ces ruines que Courtin avaitdonné rendez-vous à M. Hyacinthe ; il les savait parfaitementdésertes à l’heure où il devait y rencontrer son associé, attenduqu’aussitôt que le jour tombait, la mauvaise réputation du lieu enchassait tous ceux qui, tant que le soleil était sur l’horizon, sejouaient comme des lézards le long des arêtes dentelées du vieuxdonjon.

Le maire de la Logerie avait quitté Nantesvers cinq heures ; il était à pied, et cependant il mit danssa marche une telle célérité, qu’il s’en fallait d’une heure aumoins qu’il fût nuit lorsqu’il traversa le pont qui conduit àSaint-Philbert.

Dans ce bourg, maître Courtin était unpersonnage ; lui voir faire une infidélité au Grand SaintJacques – auberge à la porte de laquelle il attachaitd’ordinaire son cheval Joli-Cœur – en faveur de la Pomme dePin, c’est-à-dire du cabaret tenu par la mère de la veuvePicaut, c’eût été un événement dont tout le village se fûtpréoccupé. Il le sentit si bien, que, quoique étant privé de sonbidet, et ne prenant jamais que ce qu’on lui offrait, et que serendre à l’auberge fût une chose au moins inutile, le maire de laLogerie s’arrêta comme d’habitude devant la porte du GrandSaint Jacques, où il eut avec les habitants de Saint-Philbert,qui, depuis le double échec du Chêne et de la Pénissière, s’étaientrapprochés de lui, une conversation qui, dans la situation où il setrouvait, ne laissait pas d’avoir pour lui son importance.

– Maître Courtin, lui demanda l’un d’eux,est-ce donc vrai, ce que l’on dit ?

– Et que dit-on, Mathieu ? dit Courtin.Raconte-moi cela pour que je l’apprenne.

– Dame, on dit que vous avez retourné votrecasaque, et que vous n’en montrez plus que la doublure ; cequi fait que, de bleue qu’elle était, la voilà devenue blanche.

– Ah ! bon ! fit Courtin, en voilàune bêtise !

– C’est que vous donnez à le croire, monbonhomme, et, depuis que votre bourgeois a passé aux blancs, c’estun fait qu’on ne vous entend plus jaser comme autrefois.

– Jaser ! fit Courtin avec son airmatois. À quoi cela sert-il de jaser ? Bon ! laissefaire, je fais mieux que de jaser, à cette heure, et… tu enentendras parler, garçon.

– Tant mieux ! tant mieux ! car,voyez-vous, maître Courtin, tout ce trouble, c’est la mort ducommerce, et, si les patriotes ne restent pas unis, au lieu de nousen aller par la fusillade comme nos pères, c’est par la misère etpar la faim que nous nous en irons ; tandis qu’au contraire,si nous parvenons à nous débarrasser d’un tas de mauvais gars quirôdent par ici, eh bien, les affaires ne tarderont pas à reprendre,et c’est tout ce que nous voulons.

– Qui rôdent ? répéta Courtin. M’est avisque ce n’est plus guère que comme revenants qu’ils rôdent, àprésent.

– Bah ! avec cela qu’ils s’enprivent ! Il n’y a pas dix minutes que je viens de voir passerle plus fier gredin du pays, le fusil sur l’épaule et les pistoletsà la ceinture ; et cela, aussi hardiment que s’il n’y avaitpas une culotte rouge dans le pays.

– Qui donc cela ?

– Joseph Picaut, pardieu ! l’homme qui atué son frère.

– Joseph Picaut, ici, s’écria le maire de laLogerie en blêmissant. Nom d’une pipe de cidre ! ce n’est paspossible.

– Aussi vrai que vous êtes là, maître Courtin,aussi vrai qu’il n’y a qu’un Dieu ! Seulement, il avait uneveste et un chapeau de marin ; mais, n’importe, je l’aireconnu tout de même.

Maître Courtin réfléchit une minute. Le planqu’il avait arrêté dans sa tête, et qui se basait sur l’existencede la maison à deux issues et sur les relations quotidiennes quemaître Pascal avait avec Petit-Pierre, pouvait échouer, et, dans cecas, Bertha devenait sa suprême ressource. Il n’avait plus, pourdécouvrir la retraite de Petit-Pierre, qu’un seul moyen à employer,celui qui lui avait manqué à l’endroit de Mary : suivre lajeune fille quand elle se rendrait à Nantes. Si Bertha voyaitJoseph Picaut, tout était compromis ; mais c’était bien pis siBertha mettait en contact le chouan avec Michel ! Alors, lerôle qu’il avait joué, lui, Courtin, dans la nuit du départ avortéétait signalé au jeune homme, et le métayer était perdu.

Courtin demanda du papier et une plume,écrivit quelques lignes, et, les tendant à soninterlocuteur :

– Tiens, gars Mathieu, lui dit-il, voilà lapreuve que je suis un patriote et que je ne tourne pas comme unegirouette au vent où les maîtres voudraient nous pousser. Tu m’asaccusé d’avoir suivi mon jeune bourgeois dans ses caravanes ;eh bien, la preuve que non, c’est que, depuis une heure seulement,je connais l’endroit où il se cache, et que je vais le fairepincer ; et autant j’aurai l’occasion de détruire des ennemisde la patrie, autant je m’empresserai de le faire ; et cela,sans me demander si c’est ou non mon avantage ; et cela, sansm’inquiéter si ce sont mes amis ou non.

Le paysan, qui était un bleu renforcé, serraavec enthousiasme la main de Courtin.

– As-tu des jambes ? continuacelui-ci.

– Ah ! je crois bien ! fit lepaysan.

– Eh bien, porte cela à Nantes àl’instant ; et, comme j’ai encore bien des javelles dehors, jecompte que tu me garderas le secret ; car, tu comprends bien,si l’on savait que c’est moi qui ai fait arrêter le jeune baron,mes javelles courraient grand risque de ne pas rentrer dans lagrange.

Le paysan donna sa parole à Courtin, et, commela nuit commençait à descendre, celui-ci sortit de l’auberge par lagauche, fit une pointe dans les champs, et, revenant sur ses pas,se dirigea du côté des ruines de Saint-Philbert.

Il y arriva par les bords du lac, suivit lefossé extérieur et pénétra dans la cour par le pont de pierreremplaçant le pont-levis qui s’abaissait autrefois devant ledonjon.

Arrivé dans cette cour, le métayer siffladoucement.

À ce signal, un homme assis à l’abri d’unemasse de maçonnerie écroulée se leva et vint à lui.

Cet homme, c’était M. Hyacinthe.

– Est-ce vous ? demanda-t-il ens’approchant, mais avec certaine précaution.

– Eh ! oui, répondit Courtin ; soyezdonc tranquille.

– Quelles nouvelles, aujourd’hui ?

– Bonnes ; mais ce n’est point ici qu’ilconvient de les dire.

– Pourquoi ?

– Parce qu’ici il fait noir comme dans unfour. J’ai failli marcher sur vous sans vous voir : un hommepourrait être caché à vos pieds, et nous entendre sans que nousayons vent de lui.

Venez donc ! l’affaire se présente tropbien à cette heure pour la compromettre.

– Soit ; mais où trouverez-vous une placeplus isolée que celle-ci ?

– Il nous en faut une cependant. Si jeconnaissais dans les environs un désert, c’est là que je vousconduirais ; et encore je parlerais bas. Mais, à défaut d’undésert, nous trouverons un endroit où, au moins, nous aurons lacertitude d’être seuls.

– Allez donc ; je vous suis.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer