Les Louves de Machecoul – Tome II

LXV – La lande de Bouaimé

Pendant que Bertha essayait de faire revenirle jeune homme de son évanouissement, causé, en grande partie, parla suffocation, Jean Oullier gagnait à son tour l’ouvertureextérieure du soupirail, suivi de Courte-Joie, que Trigaud attiraità lui par le même procédé dont il s’était servi pour ledescendre.

Au bout d’un instant, tous trois se trouvèrentdehors.

– Ah çà ! vous étiez donc seulslà-dedans ? demanda Courte-Joie à Jean Oullier.

– Oui.

– Et les autres ?

– Ils s’étaient réfugiés sous la voûte del’escalier ; la chute du plafond les a surpris avant qu’ilsaient eu le temps de nous rejoindre.

– Et ils sont morts, eux ?

– Je ne crois pas ; car, une heureenviron après le départ des soldats, nous avons entendu remuer despierres et parler. Nous avons crié ; mais sans doute ne nousont-ils pas entendus.

– Alors, c’est une fière chance que noussoyons venus !

– Pour cela, oui ! sans vous, jamais nousn’eussions pu percer le mur, surtout dans l’état où était le jeunebaron. Ah ! j’ai fait là une belle campagne ! dit JeanOullier en secouant la tête, et en regardant Bertha, qui, ayantattiré le haut du corps de Michel sur ses genoux, était parvenue àlui faire reprendre ses sens, et lui exprimait toute la joiequ’elle éprouvait de le revoir.

– Sans compter qu’elle n’est pas finie, ditCourte-Joie, qui n’avait pu comprendre le sens que le vieux Vendéenattachait à ces paroles, et qui regardait sans cesse du côté del’est, où une large bande de pourpre annonçait que le jour netarderait pas à paraître.

– Que veux-tu dire ? demanda JeanOullier.

– Je veux dire que deux heures de nuit de pluseussent grandement aidé à notre salut : un blessé, un invalideet une femme, ce ne sera pas aisé à manœuvrer dans uneretraite ; sans compter que les vainqueurs d’hier vontcrânement battre les routes aujourd’hui.

– Oui ; mais, je me sens à mon aise,depuis que je n’ai plus cette voûte de fer sur la tête.

– Tu n’es sauvé qu’à moitié, mon pauvreJean.

– Eh bien, prenons nos précautions.

Et Jean Oullier se mit à fouiller les gibernesdes morts, y prit toutes les cartouches qu’elles contenaient,chargea son fusil avec autant de sang-froid qu’il le faisait avantde partir pour la chasse, et, se rapprochant de Bertha et deMichel, qui fermait les yeux comme s’il était évanoui :

– Pouvez-vous marcher ? demanda-t-il.

Michel ne répondit pas ; en rouvrant lesyeux, il avait vu Bertha et les avait refermés, comprenant ce quesa position allait avoir de difficile.

– Pouvez-vous marcher ? répéta Bertha àMichel, de manière que cette fois, celui-ci ne doutât point quec’était à lui qu’on s’adressait.

– Je crois que oui, répondit Michel.

Et, en effet, sa seule blessure était uneballe qui lui avait traversé les chairs du bras sans attaquerl’os.

Bertha avait visité la plaie et soutenu lebras avec la cravate de soie blanche nouée autour de son cou.

– Si vous ne pouvez pas marcher, dit JeanOullier, je vous porterai.

À cette nouvelle preuve du revirement quis’était opéré dans les sentiments du vieux Vendéen à l’égard dujeune de la Logerie, Bertha se rapprocha de Jean Oullier.

– Vous m’expliquerez, lui dit-elle, pourquoivous avez emmené mon fiancé (elle appuya sur ces deux mots) ;pourquoi vous lui avez fait quitter son poste pour l’entraîner danscette affaire, et l’exposer, malgré tous les dangers qu’il acourus, à des accusations graves et honteuses.

– Si la réputation de M. de la Logerie asouffert quelque dommage par ma faute, dit Jean Oullier avecdouceur, je le réparerai.

– Vous ? reprit Bertha de plus en plusétonnée.

– Oui, dit Jean Oullier ; car jeraconterai comment, avec ses apparences féminines, ce jeune hommes’est montré plein de constance et de bravoure.

– Vous ferez ce que vous dites, JeanOullier ? s’écria Bertha.

– Non seulement je le ferai, dit le vieuxVendéen, mais, si mon témoignage ne suffit pas, j’irai cherchercelui des braves près desquels il a combattu ; car je tiens, àprésent, à ce que son nom soit honorable et honoré.

– Comment ! c’est toi qui parles ainsi,toi, Jean Oullier ?

Jean Oullier s’inclina.

– Toi qui aimais mieux, disais-tu, me voirmorte que de me voir porter ce nom ?

– Oui ! voilà comme les choses changent,mademoiselle Bertha : je désire ardemment, aujourd’hui, voirM. Michel le gendre de mon maître.

Jean Oullier prononça ces paroles en regardantBertha avec tant d’expression et d’une voix si émue et si triste,qu’elle sentit son cœur se serrer dans sa poitrine et que, malgréelle, elle songea à Mary.

Elle allait interroger le vieux garde ;mais, en ce moment, le vent apporta sur ses ailes le bruit d’unefanfare d’infanterie qui venait du côté de Clisson.

– Courte-Joie avait raison ! s’écria JeanOullier. L’explication que vous me demandez, Bertha, nous l’auronsaussitôt que les circonstances nous le permettront ; mais,pour l’instant, ne songeons qu’à nous mettre en sûreté.

Puis, écoutant de nouveau :

– En route donc ! continua-t-il ;car il n’y a pas une minute à perdre, je vous en réponds.

Et, passant son bras sous le bras valide deMichel, il donna le signal du départ.

Courte-Joie était déjà réinstallé sur lesépaules de Trigaud.

– Où allons-nous ? demanda-t-il.

– Il nous faut gagner la ferme isolée deSaint-Hilaire, répondit Jean Oullier, qui, aux premiers pas qu’ilavait faits, en soutenant Michel, avait senti le jeune hommechanceler. Il est impossible que notre blessé fasse les huit lieuesqui nous séparent de Machecoul.

– Va pour la ferme de Saint-Hilaire, ditCourte-Joie en actionnant sa monture.

Malgré la lenteur que leur marche éprouvait,par suite de la difficulté avec laquelle Michel avançait, lesfugitifs n’étaient plus qu’à quelques centaines de pas de cettemétairie, lorsque Trigaud montra avec orgueil à son associé uneespèce de massue qu’il tenait à la main et que, tout en cheminant,il s’était consciencieusement occupé de gratter et d’émonder avecson couteau.

C’était un pommier sauvage, de raisonnablegrosseur, que le mendiant avait avisé dans le verger de laPénissière, et qui lui avait semblé devoir merveilleusementremplacer la terrible faux qu’il avait brisée au combat duChêne.

Courte-Joie poussa un cri de rage.

Il était évident qu’il ne partageait point lasatisfaction avec laquelle son compagnon palpait le tronc noueux deson arme nouvelle.

– Le diable emporte l’animal au plus profonddes enfers ! s’écria-t-il.

– Qu’y a-t-il donc ? demanda Jean Oullierlaissant Michel à la garde de Bertha et hâtant le pas pourrejoindre Trigaud et Courte-Joie.

– Il y a, continua Courte-Joie, que cettedouble brute vient de mettre sur nos traces toute la bande desculottes rouges ! Que la peste m’étrangle pour ne pas y avoirsongé plus tôt ! depuis que nous avons quitté la Pénissière,il a fait le petit Poucet ; par malheur, ce n’est pas de miesde pain qu’il a semé la route, mais des branches, des feuilles etdes épluchures de son arbre : de sorte que, si, comme je m’endoute, ces gredins de soldats se sont aperçus que nous avons remuéles décombres, ils doivent être à l’autre bout de la piste que leura ménagée cet animal. Ah ! double, triple, quadruplebrute ! acheva Courte-Joie en manière de péroraison.

Puis, joignant le geste à la parole, il assénade toute sa force un coup de poing sur le crâne du mendiant, lequelne sembla pas plus s’apercevoir de ce horion que si Courte-Joie luieût passé la main dans les cheveux.

– Diable ! dit Jean Oullier pensif, quefaire ?

– Renoncer à la métairie de Saint-Hilaire, oùl’on nous prendrait comme dans une souricière.

– Mais, dit vivement Bertha, il est impossibleque M. de la Logerie aille plus loin. Voyez comme il estpâle !

– Jetons-nous sur la droite, dit JeanOullier ; gagnons la lande de Bouaimé, et nous nous cacheronsdans les roches. Pour laisser moins de traces et marcher plus vite,je vais prendre M. Michel sur mes épaules. Marchons en file :le pied de Trigaud effacera le pas des deux autres.

La lande de Bouaimé, vers laquelle JeanOullier dirigeait la fuite de la petite troupe, est située à unelieue environ du bourg de Saint-Hilaire ; il faut traverser laMaine pour y arriver.

Elle est d’une étendue considérable et remonteau nord jusqu’à Rémouillé et Montbert ; sa surface est fortaccidentée et parsemée de nombreuses roches de granit dontquelques-unes ont été évidemment remuées par la main deshommes.

Les dolmens et les menhirs dressaient donc, aumilieu des touffes de bruyères ou des fleurs jaunes des genêts etdes ajoncs, leurs têtes brunes couronnées de mousse.

Ce fut vers une des plus remarquables de cespierres que Jean Oullier conduisit la petite caravane ; cettepierre était plate et reposait sur quatre énormes quartiers degranit.

Dix ou douze personnes eussent aisément reposéà l’aise sous son ombre.

Michel n’y fut pas plus tôt arrivé, qu’ils’affaissa sur lui-même et fût tombé à la renverse si Bertha nel’eût soutenu. Elle se hâta d’arracher de la bruyère qu’elleétendit sous le dolmen, et, quelle que fût la gravité de lasituation, le jeune homme était à peine déposé sur cette couche,qu’il s’endormit profondément.

Trigaud fut placé en sentinelle sur ledolmen ; sauvage statue du sauvage piédestal, il rappelait parsa large silhouette les géants qui, deux mille ans auparavant,avaient élevé cet autel. Courte-Joie, dessanglé, se reposa à côtéde Michel, sur qui Bertha voulait veiller malgré l’épuisement danslequel l’avait mise la fatigue physique et morale de la journée etde la nuit précédentes ; et Jean Oullier s’éloigna, moitiépour aller à la découverte et moitié pour rapporter des provisionsdont les fugitifs avaient le plus grand besoin.

Il y avait à peu près deux heures que Trigaudpromenait ses regards sur l’immense savane qui l’entourait, et,malgré l’attention avec laquelle il prêtait l’oreille, il n’avaitentendu, jusque-là, que le bourdonnement monotone des guêpes et desabeilles qui butinaient sur les ajoncs et les serpoletsfleuris ; les vapeurs que le soleil tirait de la terre humidecommençaient à prendre, aux yeux de Trigaud, les teintes iriséesdont le papillotage, joint à l’ardeur des rayons qui tombaientd’aplomb sur ses grosses touffes de cheveux roux, engourdissait soncerveau ; mille combinaisons somnifères allaient le plongerdans une sieste à laquelle la digestion d’un repas quelconquen’avait aucune part, quand la détonation d’une arme à feu vint letirer tout à coup de sa torpeur.

Trigaud regarda dans la direction deSaint-Hilaire et aperçut ce petit nuage blanc que produit un coupde feu.

Puis il distingua un homme qui fuyait à toutesjambes et qui sembla venir dans la direction du dolmen.

D’un bond, il fut descendu de sonpiédestal.

Bertha, qui avait résisté au sommeil, au bruitdu coup de fusil avait déjà réveillé Courte-Joie.

Trigaud prit le cul-de-jatte dans ses bras,l’éleva au-dessus de sa tête de façon qu’il atteignît une hauteurde dix pieds, et ne prononça que ces deux mots, qui, du reste,n’avaient pas besoin de commentaire :

– Jean Oullier.

Courte-Joie plaça sa main en abat-jourau-dessus de ses yeux et reconnut à son tour le vieuxVendéen ; seulement, il remarqua qu’au lieu de marcher du côtéoù ils l’attendaient, Jean Oullier avait pris la colline opposée àcelle où était le dolmen et se dirigeait du côté de Montbert.

Il observa encore qu’au lieu de cheminer àmi-côte et de se dérober ainsi aux regards de ceux qui devaient lepoursuivre, le vieux Vendéen choisissait, pour y passer, lesendroits les plus escarpés, de façon à rester en vue de tous ceuxqui battaient le pays à une lieue à la ronde.

Jean Oullier était trop expérimenté pour agirà la légère ; s’il faisait ainsi, c’était assurément pour unebonne raison : et, en effet, il avait calculé que, de lasorte, il attirerait sur lui seul toute l’attention de l’ennemi etle détournerait de la piste qu’il suivait probablement.

Courte-Joie pensa donc que ce qu’il y avait demieux à faire pour lui et ses compagnons, c’était de rester dansleur asile, et d’attendre les événements en observant avecattention ce qui allait se passer.

Du moment où c’était l’intelligence qui devaitremplacer les sens, Courte-Joie ne s’en fia plus à Trigaud, il sefit hisser sur le dolmen ; seulement, si exiguë que fût sachétive personne, il ne jugea point à propos de la déployer sur cepiédestal.

Il s’y coucha à plat ventre, la face tournéedans la direction de la colline que suivait Jean Oullier.

Bientôt, à l’endroit par lequel ce dernieravait débouché, il vit apparaître un soldat, puis un second, puisun troisième.

Il en compta jusqu’à vingt.

Ceux-ci ne paraissaient pas autrementempressés de lutter de vitesse avec le fuyard ; ils secontentaient de s’échelonner dans la lande de manière à lui couperla retraite, dans le cas où il tenterait de revenir sur sespas.

Cette tactique équivoque rendit Courte-Joieencore plus attentif ; car elle lui fit supposer que lessoldats qu’il voyait n’étaient pas seuls aux trousses duVendéen.

La colline dont celui-ci suivait la pentesupérieure se terminait, à environ un demi-quart de lieue del’endroit où Jean Oullier se trouvait en ce moment, par une pointede rocher qui dominait une espèce de marécage.

Ce fut de ce côté, sans doute parce que lacourse de Jean Oullier y aboutissait, que se concentra toutel’attention de Courte-Joie.

– Hum ! fit tout à coup Trigaud.

– Qu’y a-t-il ? demanda Courte-Joie.

– Culotte rouge, répondit le mendiant montrantdu doigt un endroit du marécage.

Courte-Joie suivit la direction indiquée parle doigt de Trigaud, et vit briller l’éclair d’un fusil au milieudes roseaux ; puis une forme se dessina : c’était celled’un soldat, et, de même que sur la bruyère, ce soldat fut suivid’une vingtaine de ses camarades.

Courte-Joie les vit se blottir entre lesroseaux, et se cacher comme autant de chasseurs à l’affût.

Le gibier, c’était Jean Oullier.

En descendant l’escarpement, il devaitinfailliblement tomber dans l’embuscade qui lui était tendue.

Il n’y avait pas une minute à perdre pour leprévenir.

Courte-Joie prit son fusil et le déchargea enprenant soin de tenir l’embouchure du canon au ras des bruyères etde faire feu derrière le dolmen.

Puis il reporta ses regards sur le théâtre del’action.

Jean Oullier avait entendu le signal, etreconnu la détonation du petit fusil de Courte-Joie ; il ne seméprit pas une minute sur les raisons qui contraignaient son ami àrenoncer à l’incognito qu’il leur conservait avec tant depeine ; en effet, il fit brusquement demi-tour, et, au lieu decontinuer sa route vers l’escarpement et le marais, il descenditrapidement la colline. Il ne courait plus, il volait ! Sansdoute avait-il trouvé quelque plan qu’il avait hâte de mettre àexécution.

Au reste, du train dont il allait, dansquelques minutes il aurait rejoint ses amis.

Mais, quelque précaution qu’eût priseCourte-Joie pour dérober la fumée aux regards des soldats, ceux-ciavaient parfaitement reconnu de quel côté venait l’explosion, etceux de la bruyère comme ceux du marais s’étaient réunis derrièreJean Oullier, qui continuait d’arriver à grands pas, et ilssemblaient tenir conseil en attendant des ordres.

Courte-Joie jeta un regard autour de lui,parut étudier chaque point de l’horizon, éleva un de ses doigtsmouillé pour chercher de quel côté venait le vent, s’assura qu’ilvenait du côté des soldats, et tâta la bruyère avec sollicitudeafin de s’assurer que le soleil, qui était ardent, et le vent, quiétait vif, l’avaient suffisamment séchée.

– Que faites-vous donc ? demanda Bertha,qui, ayant suivi les différentes phases de ce prologue, comprenaitfort bien l’imminence du danger et aidait Michel, qui paraissaitencore plus triste que souffrant, à se mettre debout.

– Ce que je fais, répondit le cul-de-jatte, ouplutôt ce que je vais faire, ma chère demoiselle ? Je vaisfaire un feu de la Saint-Jean, et vous pourrez vous vanter ce soir,si, grâce à ce feu, vous êtes en sûreté, comme je l’espère, d’enavoir rarement vu un pareil !

Et, ce disant, il distribua à Trigaudplusieurs petits morceaux d’amadou en feu, que celui-ci déposa aumilieu d’autant de faisceaux d’herbes sèches qui, sous son soufflepuissant, furent bientôt transformés en fascines enflammées qu’ilplaça, de dix pas en dix pas, sur une longueur de cent pas dans labruyère.

Trigaud plaçait sa dernière fascine comme JeanOullier achevait de gravir les dernières pentes qui conduisaient audolmen.

– Debout ! debout ! criacelui-ci ; je n’ai pas dix minutes d’avance.

– Oui ; mais voici qui nous en donnevingt ! répondit Courte-Joie en montrant les tiges des ajoncsqui commençaient à pétiller et à se tordre sous l’action du feu,tandis qu’une douzaine de colonnes de fumée s’élevaient en spiralevers le ciel.

– Ce feu n’ira pas assez vite et ne serapeut-être pas assez ardent pour les arrêter, dit Jean Oullier.

Puis, étudiant l’état del’atmosphère :

– D’ailleurs, ajouta-t-il, le vent pousserales flammes dans la direction que nous allons suivre.

– Oui ; mais avec les flammes, garsOullier, dit Courte-Joie d’un air triomphant, il y poussera lafumée ; et c’est bien sur quoi je compte : la fumée leurcachera d’abord combien nous sommes, et ensuite où nous allons.

– Ah ! Courte-Joie, Courte-Joie, murmuraOullier, entre les dents, si tu avais eu des jambes, quel rudebraconnier tu aurais fait !

Et, sans dire un mot de plus, il prit Michel,le plaça sur ses épaules malgré la résistance du jeune homme, quiprétendait être assez fort pour marcher et ne voulait pas donner cesurcroît de fatigue au Vendéen ; puis, il suivit Trigaud, quiétait déjà en marche, son guide sur le dos.

– Prends la main de mademoiselle, ditCourte-Joie à Jean Oullier ; qu’elle se bouche les yeux etfasse provision de souffle : dans dix minutes, nous n’yverrons plus et nous respirerons tout juste.

Et, en effet, les dix minutes annoncées parAubin n’étaient point expirées, que les dix colonnes de fumées’étaient rejointes et fondues en une immense nappe qui s’étendaitsur une largeur de trois cents pas, tandis que les flammescommençaient de gronder sourdement derrière eux.

– Y vois-tu assez pour nous diriger ? ditJean Oullier à Courte-Joie ; car l’important est, d’abord, dene pas faire fausse route, ensuite de ne pas nous séparer.

– Nous n’avons pas d’autre guide que lafumée ; suivons-la hardiment, et elle nous conduira où nousvoulons aller ; seulement ne perdez pas de vue Trigaud commetête de colonne.

Jean Oullier était un de ces hommes qui saventla valeur du temps et de la parole ; aussi se contenta-t-il dedire :

– En marche donc !

Et il donna l’exemple, ne paraissant pas plusgêné du poids de Michel que Trigaud ne l’était de celui deCourte-Joie.

On marcha ainsi pendant un quart d’heure sansque les fugitifs sortissent des nuages de fumée que l’incendie, sepropageant avec une rapidité prodigieuse sous l’impulsion du vent,amoncelait autour d’eux.

De temps en temps seulement, Jean Oullierdemandait à Bertha à moitié suffoquée par la fumée :

– Respirez-vous ?

Et celle-ci répondait par un oui à peinearticulé.

Quant à Michel, le vieux garde ne s’eninquiétait point ; il arriverait toujours, puisqu’il était surses épaules.

Tout à coup, Trigaud, qui marchait en tête dela petite troupe, guidé par Courte-Joie et sans s’inquiéter où ilallait, recula brusquement d’un pas en arrière.

Il avait mis le pied dans une eau profonde quela fumée l’avait empêché d’apercevoir et s’y était enfoncéjusqu’au-dessus du genou.

Aubin poussa un cri de joie.

– Nous y voici ! dit-il ; la fuméenous y a conduits aussi sûrement qu’aurait pu le faire le chien dechasse le mieux dressé.

– Ah ! dit Jean Oullier.

– Tu comprends, n’est-ce pas, mon gars ?dit Courte-Joie avec l’accent du triomphe.

– Oui ; mais comment arriver àl’îlot ?

– Comment ? Et Trigaud !

– Bien ! mais, ne nous retrouvant pas,n’est-il pas probable que les soldats éventeront la ruse ?

– Sans doute, s’ils ne nous retrouvaientpas ; mais ils nous retrouveront.

– Achève.

– Ils ne savent pas combien nous sommes ;nous mettons mademoiselle et notre blessé en sûreté ; puis,comme si nous avions fait fausse route et que notre chemin noussoit coupé par l’étang, nous sortons toi, Trigaud et moi, et nousleur prouvons, par quelques bons coups de fusil, que c’est biennous qu’ils ont vus tout à l’heure. Alors, n’étant plus embarrassésni inquiets, nous gagnerons les bois de Gineston, d’où il nous serafacile de revenir cette nuit à l’îlot.

– Mais des vivres, les pauvresenfants !

– Bah ! dit Courte-Joie, on ne meurt paspour rester vingt-quatre heures sans manger.

– Soit.

Puis, revenant sur lui-même avec une tristessepleine de mépris pour son intelligence périclitante :

– Il faut, dit-il, que la nuit d’hier m’aittroublé la cervelle pour que je n’aie pas songé à tout cela.

– Ne vous exposez pas inutilement, dit Berthapresque joyeuse du tête-à-tête que lui ménageaient lescirconstances avec l’homme qu’elle aimait.

– Soyez tranquille, répondit Jean Oullier.

Trigaud prit d’abord Michel entre ses brassans pour cela déposer à terre Courte-Joie, ce qui lui eût faitperdre du temps, et se mit à l’eau. Il marcha ainsi jusqu’à cequ’il en eût à mi-corps ; puis, comme l’eau montait, il élevale jeune homme au-dessus de sa tête, prêt à le passer à Courte-Joiesi l’eau montait toujours. Mais elle s’arrêta à la poitrine dugéant ; il traversa l’étang et parvint à une espèce d’îlotd’une douzaine de pieds carrés, qui semblait, sur cette eaudormante, un vaste nid de canards.

Cet îlot était couvert d’une véritable forêtde roseaux.

Trigaud déposa Michel sur ces roseaux etrevint chercher Bertha, qu’il passa de la même façon et déposa,comme il eût fait d’un oiseau près du jeune baron de laLogerie.

– Couchez-vous au milieu de l’îlot, cria JeanOullier de l’autre bord.

Et, s’adressant aux deux jeunesgens :

– Relevez les roseaux courbés par votrepassage, et je vous promets qu’on n’ira point vous chercher là.

– Bien ! répondit Bertha. Et maintenant,ne vous occupez plus que de vous, mes amis !

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