L’Hôtel Hanté

Chapitre 7

 

 

Après le départ de lady Montbarry, Agnès fermasa porte avec soin et commença à déballer ses malles. Dans sa hâtede s’habiller pour le dîner, elle avait pris la première robe venueet avait jeté son costume de voyage sur le lit. Elle ouvrit laporte de l’armoire à robes et commença à accrocher sesvêtements.

Au bout de quelques minutes, elle se sentitfatiguée et laissa les malles telles qu’elles étaient. Le vent dusud qui avait soufflé si vif toute la journée ne s’était pas encoreapaisé. L’atmosphère de la chambre était un peu lourde. Agnès sejeta un châle sur la tête et, ouvrant la fenêtre, s’accouda aubalcon pour respirer l’air. Le ciel était couvert, il étaitimpossible de distinguer un objet devant soi ; le canal avaitl’air d’un gouffre noir : les maisons situées en facesemblaient une ligne d’ombre se confondant avec le ciel sans étoileet sans lune.

À de rares intervalles, le cri guttural,précurseur d’un gondolier attardé, se faisait entendre et prévenaitles autres bateliers. De temps en temps le bruit rapproché de ramesfrappant l’eau indiquait le passage invisible d’une barque ramenantdes voyageurs à l’hôtel. Ces bruits exceptés, le silence quienveloppait Venise était un silence de tombeau.

Appuyée sur la balustrade du balcon, Agnèsregardait distraitement dans le vide ; elle pensait aumalheureux qui avait rompu la foi jurée et qui était mort danscette maison où elle se trouvait. Un changement s’était fait enelle ; elle semblait subir une nouvelle influence ; pourla première fois, le souvenir de lord Montbarry éveillait un autresentiment que la compassion ; pour la première fois cettebonne et douce créature songeait au mal qu’il lui avait fait. Ellepensait à l’humiliation qu’elle avait subie, elle qui avait défendule lord contre son frère quelque temps auparavant, elle qualifiaitmaintenant sa conduite aussi durement qu’Henry Westwick l’avaitfait. Elle eut peur d’elle-même et de la nuit qui l’entourait et seretira de l’abîme sombre qu’elle contemplait, comme si le mystèreet la tristesse des eaux avaient été cause de l’émotion qui l’avaitenvahie. Tout à coup elle ferma la fenêtre, jeta de côté son châleet alluma toutes les bougies des candélabres de la cheminée,croyant que les lumières allaient égayer la solitude de lachambre.

L’éclairage éblouissant qui contrastait avecla noire tristesse du dehors rendit le calme à son esprit ;elle regardait la flamme des bougies avec une joied’enfant :

Faut-il me coucher ? se demanda-t-elle.Non.

La somnolente fatigue qui l’avait accabléeavait disparu. Elle recommença à déballer ses malles. Au bout dequelques minutes, cette occupation la fatigua pour la secondefois.

Elle s’assit devant la table et prit unIndicateur-Guide.

Que dit-on de Venise ? pensa-t-elle.

Avant qu’elle eût tourné la première page, sonimagination était déjà loin du livre.

Elle songeait à Henry Westwick : elle sesouvenait des plus petits détails de la soirée, de ses moindresparoles, et tout était en faveur d’Henry. Elle souriait doucementen elle-même, les couleurs lui montaient peu à peu aux joues, enpensant à la constance et à la fidélité qu’il lui avait toujoursmontrées. La tristesse qui l’avait accablée pendant tout le voyagevenait-elle donc de ce qu’elle ne l’avait pas vu depuis longtemps,et du regret qu’elle avait de l’avoir mal reçu à Paris quand il luiavait parlé. Soudain, toute honteuse de se laisser aller ainsi àdes pensées qu’elle voulait refouler au plus profond de son cœur,elle retourna à son livre, se méfiant de ses propres pensées.

Quelle cause peut ainsi pousser une femme, lesoir, près de son lit, enveloppée dans une robe de chambre, àchasser loin de son esprit toute idée de tendresse etd’amitié ?

Son cœur était enfermé dans le tombeau avecMontbarry. Agnès pouvait-elle donc penser à un autre homme et à unhomme qui l’aimait ? C’était honteux, c’était indigned’elle.

Elle essaya encore de lire avec intérêt lesdescriptions du Guide,ce fut en vain.

Rejetant le livre, elle en revint à la seuleressource qui lui restait, ses bagages. Elle recommença àtravailler, résolue à ne se coucher que quand elle tomberait defatigue.

Pendant quelques instants, Agnès continua sabesogne monotone et transporta ses vêtements de la malle à lagarde-robe ; mais tout à coup l’horloge de l’hôtel sonnaminuit et vint lui rappeler qu’il se faisait tard. Elle s’assit uninstant sur un fauteuil à côté du lit pour se reposer.

Le silence absolu qui régnait maintenant dansla maison frappa son esprit. Tout le monde dormait-il donc, elleexceptée ? Sûrement il était temps de suivre l’exemplegénéral. Nerveuse et irritée, elle se leva et commença à sedéshabiller.

J’ai perdu deux heures de repos, pensa-t-elleen fronçant le sourcil, pendant qu’elle s’arrangeait les cheveuxdevant la glace : je ne serai bonne à rien demain.

Elle alluma la veilleuse, souffla les bougies,mit un flambeau sur une petite table près du lit et recula un peule fauteuil qui était de l’autre côté du chevet ; elle plaçaensuite sur la table une boite d’allumettes et le Guide,afin de le lire, au cas où elle ne dormirait pas : puis ellesouffla la bougie et mit la tête sur l’oreiller.

Les rideaux de lit étaient disposés de manièreà ne pas intercepter l’air. Elle était couchée sur le côté gauche,tournant le dos à la table, le visage du côté du fauteuil, qu’ellepouvait voir de son lit. Il était recouvert d’une housse d’indienneà grands bouquets de roses éparpillés sur un fond vert-pâle. Elleessaya, pour arriver à dormir, de se fatiguer en comptant et enrecomptant les bouquets qu’elle pouvait apercevoir sans sedéranger. Deux fois son attention fut distraite par des bruitsvenant du dehors, par l’horloge sonnant la demie après minuit, puisenfin par le bruit d’une paire de bottes tombant sur le parquet,jetées là pour être cirées, avec ce manque d’attention barbare pourles autres qu’on peut observer dans tous les hôtels. Le silence quisuivit ces différents bruits permit à Agnès de reprendre le calculqu’elle faisait des bouquets de roses ; elle recommença sescomptes, elle faisait son addition de plus en plus doucement, puiselle s’embrouilla dans les nombres, essaya de recommencer,s’arrêta, puis voulut recompter et sentit sa tête s’appesantirdoucement sur l’oreiller : elle poussa un léger soupir ettomba endormie.

Combien de temps ce sommeil dura-t-il ?Elle ne le sut jamais. Plus tard elle se souvint seulement qu’elles’éveilla en sursaut.

Chacune de ses facultés passa subitement del’atonie absolue à la complète connaissance, sans transition, d’uncoup.

Sans savoir pourquoi, elle se mit soudain surle séant ; sans savoir pourquoi, elle se mit à écouter :son cœur palpitait à se rompre, ses tempes battaient. Pendant sonsommeil, il ne s’était passé cependant qu’un fait de peud’importance, la veilleuse s’était éteinte et la chambre étaitplongée dans les ténèbres.

Elle tâta pour trouver sa boîte d’allumetteset s’arrêta quand elle l’eut entre les mains. Son esprit étaitencore noyé dans le vague ; elle ne se hâtait pasd’allumer ; cette minute dans l’obscurité ne lui était pasdésagréable ; elle se demanda quelle cause pouvait bienl’avoir réveillée si subitement. Avait-elle rêvé ? Non, ouplutôt elle ne s’en souvenait nullement. Elle ne put éclaircir lemystère, l’obscurité commençait à peser sur elle : elle frottavivement l’allumette sur la boite et alluma la bougie.

Au moment où la lumière répandit sa clartébienfaisante dans la chambre, Agnès tourna ses regards de l’autrecôté du lit.

Aussitôt un frisson la parcourut, la peur luiserra le cœur dans une étreinte de glace.

Elle n’était pas seule !

Là, dans le fauteuil, au chevet du lit ;là, éclairée par la flamme vacillante de la bougie, se dessinait laforme d’une femme, la tête renversée en arrière. Son visage étaitlevé au plafond, ses yeux fermés comme si elle dormait d’un profondsommeil.

L’effet produit sur Agnès par la découvertequ’elle venait de faire la rendit muette de terreur. Son premieracte, quand elle fut rentrée en possession d’elle-même, fut de sepencher hors du lit et de regarder de plus près la femme quis’était incompréhensiblement introduite dans sa chambre au milieude la nuit. Un coup d’œil lui suffit ; elle se rejeta enarrière enpoussant un cri d’étonnement. La personne assise dans lefauteuil était la veuve de feu lord Montbarry, la femme qui luiavait prédit qu’elles se rencontreraient encore une fois etprobablement à Venise.

Le courage lui revint, l’indignation queprovoquait en elle la présence de la comtesse lui, donna la forced’agir.

« Réveillez-vous ! cria-t-elle.Comment avez-vous osé venir ici ? Comment êtes-vousentrée ? Sortez, ou j’appelle au secours. »

Elle éleva la voix en prononçant ce derniermot, mais il ne fit aucun effet. Se penchant hors du lit, ellesaisit bravement la comtesse par l’épaule et la secoua ; ceteffort ne suffit pas encore à ranimer la personne endormie :elle était toujours couchée sur le fauteuil, dans une torpeur quiressemblait à l’engourdissement de la mort, elle restait insensibleà tout. Dormait-elle réellement ? Était-elleévanouie ?

Agnès la regarda de plus près : ellen’était pas évanouie. Sa poitrine se soulevait sous l’effort d’unepénible respiration, elle grinçait des dents. De grosses gouttes desueur perlaient sur son front ; ses mains crispées se levaientet retombaient sur ses genoux. Était-elle oppressée par un rêve, ouvoyait-elle dans la chambre une vision invisible pourAgnès ?

Le doute était intolérable ; missLockwood se décida à éveiller les domestiques de garde pour lanuit.

La poignée de la sonnette était fixée aumur ; non loin de la table.

Elle se retourna encore une fois dans son litet étendit la main. Au même instant, elle regarda au-dessus de satête, sa main retomba inerte : elle frémit et cacha sa figuredans l’oreiller.

Qu’avait-elle vu ? Une autre personnedans sa chambre !

Au-dessus d’elle, près du plafond, étaitsuspendue une tête humaine, le cou coupé comme par le rasoir de laguillotine.

Aucun bruit, aucun son ne l’avait avertie decette apparition, la tête avait paru soudain : la chambreavait conservé son aspect ordinaire, rien n’y était changé. Laforme accroupie sur le fauteuil, la grande fenêtre qui faisait faceau lit, la nuit sombre au dehors, la bougie brûlant sur la table,tout était visible, rien n’était changé : elle n’avait qu’unevision de plus, horrible, effrayante à voir !

À la lueur vacillante de la bougie, elleaperçut distinctement la tête se balançant au-dessus d’elle. Ellela regarda fixement, paralysée de terreur.

Les chairs du visage avaient disparu ; lapeau, toute ridée, s’était bronzée comme celle d’une momieégyptienne, excepté au cou où elle était restée plus claire,marbrée de taches et d’éclaboussures de cette teinte brune quel’imagination de l’enfant avait prise au plafond pour du sang.Quelques touffes de favoris, les restes d’une moustache décoloréependaient à la lèvre supérieure, aux creux des joues autrefoispleines, et montraient que c’était une tête d’homme. Le temps et lamort avaient ravagé les autres traits. Les paupières étaientcloses.

Les cheveux décolorés comme la barbe avaientété brûlés par places. Les lèvres bleuâtres, entr’ouvertes par unéternel sourire, montraient une double rangée de dents. Peu à peucette tête suspendue dans l’espace, immobile tout d’abord, commençaà s’approcher d’Agnès, couchée au-dessous ; peu à peu cetteodeur étrange, remarquée par les commissaires enquêteurs dans lescaveaux du vieux palais, cette odeur qui avait saisi FrancisWestwick à la gorge dans sa chambre à coucher, remplit lapièce.

La tête descendait toujours par degrés,jusqu’à ce qu’elle s’arrêta enfin à quelques pouces du visaged’Agnès ; puis elle tourna lentement sur elle-même et fixa levisage de la femme endormie sur le fauteuil.

Il y eut un instant d’arrêt, puis un mouvementsurnaturel vint troubler le repos rigide de cette facecadavéreuse.

Les paupières fermées s’ouvrirent lentement.Les yeux parurent, brillants de l’éclat vitreux de la mort etfixèrent leur horrible regard sur la femme qui gisait dans lefauteuil.

Agnès suivit ce regard : elle vit lespaupières de la femme vivante se soulever peu à peu comme lespaupières du mort ; elle la vit se lever comme pour obéir à unordre muet, puis elle ne vit plus rien.

L’impression qu’elle ressentit ensuite futcelle du soleil dont les rayons entraient dans sa chambre ;lady Montbarry était penchée sur son chevet et les enfants avecleurs petites mines éveillées et curieuses regardaient à laporte.

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