L’Hôtel Hanté

Chapitre 3

 

 

Il fut un temps où l’homme, à l’affût detoutes les médisances recherchait la société des femmes. Maintenantl’homme fait mieux : il va à son cercle et entre dans lefumoir.

Le docteur Wybrow alluma donc son cigare etregarda autour de lui : ses semblables étaient réunis enconclave. La salle était pleine, mais la conversation encorelanguissante. Le docteur, sans s’en douter y apporta l’entrain quiy manquait. Quand il eut demandé si quelqu’un connaissait lacomtesse Narona, il lui fut répondu par une sorte de tollégénéral indiquant l’étonnement. Jamais, telle était du moinsl’opinion du conclave, jamais on n’avait encore fait une questionaussi absurde ! Tout le monde, au moins toute personne ayantla plus petite place dans ce qu’on appelle la société, connaissaitla comtesse Narona. Une aventurière à la réputation européenneaussi noire que possible, d’ailleurs, tel fut en trois mots leportrait de cette femme au teint pâle et aux yeux étincelants.Puis, passant aux détails, chaque membre du cercle ajouta unsouvenir scandaleux à la liste de ceux qu’on attribuait à lacomtesse. Il était douteux qu’elle fût réellement ce qu’elleprétendait être, une grande dame dalmatienne. Il était douteuxqu’elle eût jamais été mariée au comte dont elle prétendait être laveuve. Il était douteux que l’homme qui l’accompagnait dans sesvoyages, sous le nom de baron Rivar, et en qualité de frère, fûtvéritablement son frère. On prétendait que le baron était un joueurconnu dans tous les tapis verts du continent. On prétendait que sasoi-disant sœur avait été mêlée à une cause célèbre relative à unempoisonnement, à Vienne ; – qu’elle était connue à Milancomme une espionne de l’Autriche ; – que son appartement àParis avait été dénoncé à la police comme un véritable tripot, etque son apparition récente en Angleterre était le résultat naturelde cette dernière découverte. Un seul membre de l’assemblée desfumeurs prit la défense de cette femme si gravement outragée, etdéclara que sa réputation avait été cruellement et injustementnoircie. Mais cet homme était un avocat, son intervention ne servità rien ; on l’attribua naturellement à l’amour de lacontradiction qu’éprouvent tous les gens de son métier. On luidemanda ironiquement ce qu’il pensait des circonstances à la suitedesquelles la comtesse en était arrivée à promettre sa main ;il répondit d’une manière très caractéristique, qu’il pensait queles circonstances auxquelles on faisait allusion n’avaient rien quede fort honorable pour les deux personnes qui y étaientintéressées, et qu’il regardait le futur mari de la dame comme unhomme des plus heureux et des plus dignes d’envie. Le docteurprovoqua alors un nouveau cri d’étonnement en demandant le nom dela personne que la comtesse allait épouser.

Tous ses amis du fumoir déclarèrent àl’unanimité que le célèbre médecin devait être un frère de la Belleau Bois-Dormant, et qu’il venait à peine de se réveiller d’uneléthargie de vingt ans. C’était parfait de dire qu’il était tout àsa profession et qu’il n’avait ni le temps ni le goût de ramasserdans les dîners ou dans les bals les bouts de conversations quiarrivaient à ses oreilles ; mais un homme qui ne savait pasque la comtesse Narona avait emprunté de l’argent à Hombourg à lordMontbarry, et l’avait ensuite amené à lui faire une proposition demariage, n’avait probablement jamais entendu parler non plus delord Montbarry lui-même. Les plus jeunes membres du cercle, amis dela plaisanterie, envoyèrent le domestique chercher un dictionnairede la noblesse et lurent pour le docteur, à haute voix, lagénéalogie de la personne en question, l’agrémentant decommentaires variés qu’ils y intercalaient à l’usage dudocteur.

Herbert John Westwick. Premier baronMontbarry, de Montbarry, comté du roi en Irlande. Créé pair pourdes services militaires distingués dans les Indes. Né en 1812.« Âgé de quarante-huit ans, docteur. » En ce moment nonmarié. « Sera marié la semaine prochaine, docteur, à ladélicieuse créature dont nous avons parlé. » Héritierprésomptif : le frère cadet de Sa Seigneurie, Stephen Robert,marié à Ella, la plus jeune fille du révérend Silas Marden, recteurde Rumigate, a trois filles de son mariage. Les plus jeunes frèresde Sa Seigneurie, Francis et Henry, non mariés. Sœurs de SaSeigneurie, lady Barville, mariée à sir Théodore Barville,Bart ; et Anne, veuve de feu Peter Narbury, esq., de NarburyCross. « Retenez bien, docteur, la famille de sa Seigneurie.Trois frères Westwick, Stephen, Francis et Henry ; et deuxsœurs, lady Barville et Mrs Narbury. Pas un des cinq ne seraprésent au mariage, et il n’en est pas un des cinq qui ne fera toutson possible pour l’empêcher, si la comtesse en donne le moindreprétexte. Ajoutez à ces membres hostiles de la famille une autreparente offensée qui n’est pas mentionnée dans le dictionnaire, unejeune demoiselle. »

Un cri soudain de protestation partant de tousles côtés de la salle arrêta la révélation qui allait suivre etdélivra le docteur d’une plus longue persécution.

« Ne dites pas le nom de la pauvrefille ; c’est de fort mauvais goût de plaisanter sur ce quilui est arrivé ; elle s’est conduite fort bien, malgré leshonteuses provocations auxquelles elle a été en butte ; il n’ya qu’une excuse pour Montbarry : il est fou ouimbécile. »

C’est en ces termes ou à peu près que chacuns’exprima. En causant intimement avec son plus proche voisin, ledocteur découvrit que la dame de laquelle on causait lui était déjàconnue par la confession de la comtesse : c’était la personneabandonnée par lord Montbarry. Son nom était Agnès Lockwood. Ondisait qu’elle était de beaucoup supérieure à la comtesse etqu’elle était en outre de quelques années moins âgée. Faisantd’ailleurs toutes les réserves possibles sur les mauvaises actionsque les hommes commettent chaque jour dans leurs relations avec lesfemmes, la conduite de Montbarry semblait des plus blâmables. Surce point, chacun était d’accord, y compris l’avocat.

Aucun d’entre eux ne put ou ne voulut sesouvenir des monstrueux exemples qu’il y a de l’influenceirrésistible que certaines femmes ont sur les hommes, en dépit deleur laideur. Les membres du cercle qui s’étonnaient le plus duchoix de Montbarry étaient justement ceux que la comtesse, malgréson défaut de beauté, eût très aisément fascinés si elle eût voulus’en donner la peine.

Pendant que le mariage de la comtesse étaitencore le pivot de la conversation, un membre du cercle entra dansle fumoir. Son apparition fit faire aussitôt un silence absolu. Levoisin du docteur Wybrow lui dit tout bas :

« Le frère de Montbarry, HenryWestwick ? »

Le nouveau venu regarda lentement autour delui en souriant amèrement :

« Vous parlez de mon frère ? dit-il.Ne faites pas attention à moi. Aucun de vous ne peut avoir pour luiplus de mépris que je n’en ai moi-même. Continuez, messieurs,continuez ! »

Un seul des assistants prit le nouveau venu aumot. C’était l’avocat qui avait déjà tenté la défense de lacomtesse.

« Je reste donc seul de mon opinion,dit-il, mais je n’ai pas honte de la répéter devant qui que cesoit. Je considère la comtesse Narona comme fort injustementsoupçonnée. Pourquoi ne deviendrait-elle pas la femme de lordMontbarry ? Qui de nous peut dire qu’elle fait unespéculation, par exemple, en l’épousant ? »

Le frère de Montbarry se retourna brusquementvers celui qui venait de parler :

« Moi je le dis ! »répliqua-t-il.

La réponse aurait pu désarçonner certainesgens, mais l’avocat resta impassible et continua à défendre leterrain qu’il avait choisi.

« Je crois que je suis dans le vrai,reprit-il en disant que le revenu de Sa Seigneurie est plus quesuffisant pour fournir à ses besoins sa vie durant ; j’ajouteque c’est un revenu provenant presque entièrement de propriétés enterres situées en Irlande et dont chaque arpent estsubstitué ».

Le frère de Montbarry fit un signed’assentiment pour faire comprendre qu’il n’y avait pas d’objectionpossible sur ce point.

« Si Sa Seigneurie décède en premier,continua l’avocat, on m’a dit que le seul legs qu’il peut faire àsa veuve consiste en fermages sur la propriété, ne s’élevant pas àplus de 400 livres par an. Ses pensions, ses retraites, c’est unfait bien connu, s’éteignent avec lui.

« Quatre cents livres par an, voilà donctout ce qu’il peut donner à la comtesse, s’il la laisse veuve.

– Quatre cents livres par an, ce n’estpas tout. Mon frère a assuré sa vie pour 10,000 livres qu’il aléguées à la comtesse au cas où il mourrait avant elle. »

Cette déclaration produisit un certain effet.Chacun se regarda en répétant ces trois mots : – Dix millelivres ! Poussé au pied du mur, le notaire fit un derniereffort pour défendre sa position.

« Puis-je vous demander qui a fait de cetarrangement une condition du mariage ? dit-il ; ce n’estsûrement pas la comtesse elle-même ?

– C’est le frère de la comtesse, ce quirevient absolument au même, répondit Henry Westwick. »

Après cela, il n’y avait plus à discuter, aumoins tant que le frère de Montbarry serait présent. Laconversation changea donc, et le médecin rentra chez lui.

Mais sa curiosité malsaine sur la comtessen’était pas encore satisfaite. Dans ses moments de loisir, ilpensait à la famille de lord Montbarry et se demandait si elleréussirait en définitive à empêcher le mariage. Chaque jour il seprenait à désirer connaître le malheureux à qui on avait ainsitourné la tête. Chaque jour, durant le court espace de temps quidevait s’écouler avant le mariage, Il se rendit au cercle pourtâcher d’apprendre quelques nouvelles. Rien ne s’était passé, c’esttout ce que l’on savait au cercle. La position de la comtesse étaittoujours inébranlable : lord Montbarry voulait plus que jamaisépouser cette femme. Tous deux étaient catholiques, le mariagedevait être célébré à la chapelle de la place d’Espagne. Voilà toutce que le docteur apprit de nouveau.

Le jour de la cérémonie, après avoir luttéquelques instants avec lui-même, il se décida à sacrifier pour unjour ses malades et leurs guinées, et se dirigea, sans en rien direvers la chapelle. Sur la fin de sa vie, il entrait en colère quandquelqu’un lui rappelait sa conduite ce jour-là !

Le mariage fut, pour ainsi dire, secret. Unevoiture fermée attendait à la porte de l’église ; quelquespersonnes appartenant pour la plupart à la basse classe, et presquetoutes de vieilles femmes, étaient éparpillées dans l’intérieur del’église. Le docteur aperçut cependant quelques rares visages dequelques-uns des membres du cercle, attirés comme lui par lacuriosité. Quatre personnes seulement étaient devant l’autel :la mariée, le marié et leurs deux témoins. Un de ces derniers étaitune vieille femme, qui pouvait passer pour la camériste ou la damede compagnie de la comtesse ; l’autre était sans aucun douteson frère, le baron Rivar. Toutes les personnes faisant partie dela noce, la mariée elle-même, portaient leurs costumes habituels dumatin. Lord Montbarry était un homme d’âge moyen, au typemilitaire, n’ayant rien de remarquable ni dans la démarche, ni dansla physionomie. Le baron Rivar, lui, était la personnification d’unautre type bien connu. On rencontre à Paris presque à chaque pas,sur les boulevards, ces moustaches cirées en pointes, ces yeuxhardis, ces cheveux noirs frisés et épais, en un mot cette têteportée arrogamment ; il ne ressemblait en rien à sa sœur.

Le prêtre qui officiait était un pauvre bonvieillard remplissant les devoirs de son ministère avec une sortede résignation et ressentant des douleurs rhumatismales chaque foisqu’il était obligé de s’agenouiller.

La personne sur qui aurait dû se concentrertoute la curiosité des assistants, la comtesse, souleva son voileau commencement de la cérémonie ; mais sa robe, d’une extrêmesimplicité, n’appelait pas longtemps les regards. Jamais mariage nefut moins intéressant et plus bourgeois que celui-là. De temps entemps le docteur jetait un coup d’œil vers la porte, comme s’ilattendait la subite intervention de quelqu’un qui viendrait révélerun terrible secret et s’opposer à la continuation de la cérémonie.Rien de semblable n’arriva, rien d’extraordinaire, rien dedramatique.

Étroitement liés l’un à l’autre par un éternelserment, les deux époux disparurent suivis de leurs témoins, pouraller signer sur le registre à la sacristie ; cependant ledocteur attendait toujours et continuait à nourrir l’espoir obstinéqu’un événement inattendu et important devait certainementarriver.

Mais le temps passa et le couple uni rentradans l’église, se dirigeant cette fois vers la porte.

Le docteur, afin de n’être pas vu, essaya dese cacher ; à sa grande surprise, la comtesse l’aperçut. Ill’entendit dire à son mari :

« Un moment, je vous prie, je vois unami, »

Lord Montbarry s’inclina et attendit. Elles’avança alors vers le docteur, lui prit la main et la serraconvulsivement. Ses grands yeux noirs, pleins d’éclat, brillaient àtravers son voile.

« Un pas de plus, vous voyez, vers lecommencement de la fin ! » lui dit-elle ; puis elleretourna auprès de son mari.

Avant que le docteur ait pu se remettre et lasuivre, lord et lady Montbarry étaient dans leur voiture et leschevaux marchaient déjà.

À la porte de l’église étaient trois ou quatremembres du cercle qui, comme le docteur Wybrow, n’avaient assisté àla cérémonie que par curiosité. Près d’eux se tenait le frère de lamariée, attendant seul. Son intention évidente était de voirl’homme à qui sa sœur avait parlé. Son regard insolent fixait ledocteur d’un air étonné, mais cela ne dura qu’un instant ; leregard s’éclaircit soudain et le baron souriant avec une courtoisiecharmante, salua l’ami de sa sœur et s’en alla.

Les membres du cercle formèrent un petitgroupe sur les marches de l’église et commencèrent à causer :du baron d’abord.

« Quel coquin de mauvaisemine ! »

Ils passèrent à Montbarry.

« Est-ce qu’il va emmener cette horriblefemme avec lui en Irlande ? Certainement non ! Il n’oseplus regarder en face ses fermiers, ils savent tous l’histoired’Agnès Lockwood.

– Eh bien, où ira-t-il ?

– En Écosse.

– Aimera-t-elle ce pays-là ?

– Oh ! Pour une quinzaineseulement ; ils reviendront ensuite à Londres et partiront àl’étranger.

– Parions qu’ils ne reviendront jamais enAngleterre :

– Qui sait ?

– Avez-vous vu comme elle a regardéMontbarry au commencement de la cérémonie quand elle a été obligéede soulever son voile ? À sa place je me serais sauvé.L’avez-vous vu, docteur ? »

Mais le docteur se souvenait maintenant de sesmalades, et il en avait assez de tous ces bavardages. Il suivitdonc l’exemple du baron Rivar et s’en alla.

– Un pas de plus, vous voyez, vers lecommencement de la fin, se répétait-il à lui-même en rentrant chezlui. Quelle fin ?

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