L’Hôtel Hanté

Chapitre 6

 

 

« Lady Montbarry,mademoiselle. »

Agnès était en train d’écrire une lettre,quand la servante la fit tressaillir en annonçant une pareillevisiteuse. Sa première idée fut de refuser sa porte à la femme quivenait ainsi la trouver. Mais lady Montbarry était sur les talonsde la bonne, avant qu’Agnès eût prononcé une parole, elle étaitdans la chambre.

« Je vous prie de m’excuser, mademoiselleLockwood. J’ai une question à vous faire, fort intéressante pourmoi. Personne que vous n’y peut répondre. »

C’est ainsi que tout bas, en hésitant, sesgrands yeux noirs fixés à terre, lady Montbarry commençal’entretien.

Sans répondre, Agnès désigna unsiège. C’est tout ce qu’elle pouvait faire en ce moment.Ce qu’on lui avait appris de la vie triste et retirée qu’on menaitau palais de Venise, ce qu’elle savait de la lugubre mort et del’enterrement de lord Montbarry à l’étranger, lui revint tout àcoup à l’esprit, quand elle vit en face d’elle cette femme habilléede noir, encadrée dans la porte. L’étrange conduite de ladyMontbarry en cette circonstance ajoutait encore à la perplexité,aux doutes et aux craintes qui la troublaient. C’était donc làl’aventurière dont la réputation s’était perpétuée partout où elleavait passé, dans l’Europe entière ! La furie qui avaitterrifié Madame Ferraris à l’hôtel était maintenant toute timide ettoute tremblante !

Depuis qu’elle était entrée dans la chambre,lady Montbarry ne s’était pas risquée une seule fois à regarderAgnès. Elle hésitait en avançant pour prendre la chaise qu’on luiavait désignée ; elle posa la main sur le dossier pour sesoutenir, et resta debout.

« Je vous prie de m’accorder un momentpour me remettre », dit-elle faiblement.

Sa tête tomba sur sa poitrine : elleétait devant Agnès comme un coupable devant un juge sans pitié.

Le silence qui suivit était bien un silence depeur. À ce moment la porte s’ouvrit et Henry Westwick apparut.

Il regarda fixement lady Montbarry, la saluaavec une froide politesse, et passa en silence.

À la vue de son beau-frère, le couragedéfaillant de milady lui revint aussitôt. Sa taille, courbée unmoment auparavant, se redressa. Ses yeux s’arrêtèrent sur ceux deWestwick, qui brillaient de défiance. Elle lui rendit son salutavec un sourire plein de mépris.

Henry traversa la chambre pour aller versAgnès.

« Lady Montbarry est-elle ici sur votredemande ? demanda-t-il tranquillement.

– Non.

– Désirez-vous la voir ?

– Sa visite m’est trèspénible. »

Il se tourna vers sa belle-sœur :

« Entendez vous ? demanda-t-ilfroidement.

– J’entends, répondit-elle plusfroidement encore.

– Votre visite est, à tout le moins, horsde saison.

– Votre intervention est, à tout lemoins, fort déplacée. »

Lady Montbarry s’approcha d’Agnès. La présenced’Henry Westwick semblait l’enhardir.

« Permettez moi, miss Lockwood, de vousadresser une question, dit-elle avec une courtoisie pleine degrâce. Elle n’a rien qui puisse vous embarrasser. Quand le courrierFerraris demanda un emploi à feu mon mari, avez-vous… »

Le courage lui manqua pour continuer. Elletomba toute tremblante sur la chaise la plus proche ; maiselle se remit presque aussitôt :

« Avez-vous permis à Ferraris,reprit-elle, de se recommander à nous en se servant de votrenom ? »

Agnès ne répondit pas avec sa franchisehabituelle ; le nom de Montbarry, prononcé par cette femmel’avait rendue pour ainsi dire toute confuse.

« Il y a longtemps que je connais lafemme de Ferraris, dit-elle, et je prends intérêt… »

Lady Montbarry se leva aussitôt en joignantles mains avec un geste de suppliante :

« Ah ! Miss Lockwood, ne perdez pasvotre temps à me parler de la femme ! Répondez à ma questionsimplement.

– Laissez-moi lui répondre, dit tout basHenry. Vous verrez que ce ne sera pas long. »

Agnès refusa d’un geste. L’interruption delady Montbarry l’avait rappelée à elle-même. Elle recommença unenouvelle réponse.

« Quand Ferraris a écrit à feu lordMontbarry, il a certainement dû prononcer mon nom. »

En ce moment elle ne comprenait pas encorel’objet de la visite de la comtesse. L’impatience de lady Montbarryen arriva à son comble. Elle se leva d’un bond et marcha surAgnès.

« Est-ce avec votre permission, etsaviez-vous que Ferraris se servirait de votre nom ?demanda-t-elle. C’est tout ce que je vous demande. Pour l’amour deDieu répondez-moi : oui ou non !

– Oui. »

Ce seul mot frappa lady Montbarry de stupeur.L’expression de vie qui avait animé son visage l’instant d’avantdisparut soudain ; on aurait dit une femme changée en statuede pierre. Elle était debout, fixant machinalement Agnès, dans uneimmobilité si complète que les deux personnes qui la regardaientvoyaient à peine sa poitrine se gonfler sous l’effort de larespiration.

Henry prit la parole un peu brutalement.

« Remettez-vous, lui dit-il. Vous avezvotre réponse maintenant, n’est-ce pas ? »

Elle se retourna vers lui.

« C’est ma condamnation que j’aireçue ; » et tournant lentement sur elle-même, elleallait quitter la chambre.

Mais, au grand étonnement d’Henry, Agnèsl’arrêta.

« Attendez un peu, lady Montbarry. J’aiquelque chose à vous demander à mon tour. Vous avez parlé deFerraris. Je désire en parler aussi. »

Lady Montbarry baissa la tête en silence. Elleprit son mouchoir et le posa sur son front d’une main tremblante.Agnès remarqua son émotion, et recula d’un pas.

« Le sujet vous serait-ilpénible ? » demanda-t-elle timidement.

Toujours silencieuse, lady Montbarry l’invitad’un geste à continuer. Henri s’approcha, regardant attentivementsa belle-sœur.

Agnès reprit :

« On n’a découvert aucune trace deFerraris en Angleterre. Avez-vous eu quelques nouvelles delui ? Et voulez-vous me dire si vous en savez quelquechose ? Je vous en prie, par pitié pour safemme ! »

Les lèvres minces de lady Montbarry sepincèrent encore et reprirent leur sourire triste et cruel.

« Pourquoi me demandez-vous àmoi des nouvelles d’un homme qui a disparu ? Voussaurez ce qu’il est devenu, miss Lockwood, quand le temps en seravenu, »

Agnès tressaillit.

« Je ne vous comprends pas,répondit-elle. Comment le saurai-je ? Est-ce que quelqu’un mele dira ?

– Quelqu’un vous le dira. »

Henry ne put garder le silence pluslongtemps.

« Ce quelqu’un, c’est peut-être vous,madame » ! reprit-il avec une politesse ironique.

Elle lui répondit avec une désinvolture pleinede mépris :

« Peut-être bien, monsieur Westwick. Unjour ou l’autre je puis être la personne qui apprendra à missLockwood ce qu’est devenu Ferraris si… »

Elle s’arrêta ; ses yeux fixèrentAgnès.

« Si quoi ? demanda Henry.

– Si miss Lockwood m’y force. »

Agnès écouta, tout étonnée.

« Si je vous y force ?répéta-t-elle. Comment le pourrais-je ? Prétendez-vous que mavolonté est supérieure à la vôtre ?

– Prétendez-vous que la flamme ne brûlepas le papillon qui vient y voltiger ? reprit lady Montbarry.N’avez-vous jamais entendu dire que la peur exerçât sur nous unesorte de fascination. J’ai peur de vous et vous m’attirez. Je n’aiaucune raison pour vous faire une visite, je n’ai nullement ledésir de vous voir, car vous êtes une ennemie pour moi. C’est lapremière fois de ma vie, je le jure, que, contre ma propre volonté,je me soumets à quelqu’un. Vous voyez ! J’attends, parce quevous m’avez dit d’attendre, et la peur m’envahit, je le jure,depuis que je suis ici. Oh ! Ne laissez paraître ni pitié nicuriosité ! Soyez dure et brutale, et impitoyable comme lui.Dites-moi de partir. »

La nature si simple et si franche d’Agnès neput découvrir à cette sortie si inattendue qu’une seulesignification.

« Vous vous trompez, dit-elle, en mecroyant votre ennemie. Le mal que vous m’avez fait en épousant lordMontbarry, vous n’en êtes pas responsable. Je vous ai pardonné ceque j’ai souffert alors qu’il vivait. Maintenant qu’il est mort, jevous pardonne plus complètement encore. »

Henri souffrait en l’écoutant ; ill’admirait aussi.

« Ne dites plus rien ! s’écria-t-il.Vous êtes trop bonne pour elle ; elle n’en vaut pas lapeine. »

Lady Montbarry n’entendit pas la phrased’Henry Westwick. Les paroles si simples qu’avait prononcées Agnèsabsorbaient toute l’attention de cette étrange femme. Pendantqu’elle écoutait, son visage avait pris une expression de tristessevéritable. Quand elle reprit la parole, sa voix étaitchangée : elle indiquait la résignation, mais la résignationsans espoir.

« Innocente et bonne créature que vousêtes, dit-elle, qu’importe votre pardon ? Quelles sont lespauvres petites fautes que vous pouvez avoir commises, encomparaison de celles dont il me sera demandé compte ?Savez-vous ce que c’est que d’avoir le pressentiment d’un malheurqui vous menace et d’espérer cependant que ce pressentiment voustrompe ? Quand je vous vis pour la première fois, avant monmariage ; quand je ressentis pour la première fois l’influenceque vous avez sur moi, j’espérais. C’était une lueur qui mesoutenait dans ma triste vie ; mais aujourd’hui cette lueurs’est évanouie, c’est vous qui l’avez éteinte en merépondant comme vous l’avez fait à mes questions sur Ferraris.

– Comment ai-je pu briser vosespérances ? demanda Agnès. Qu’y a-t-il de commun entreFerraris se servant de mon nom pour entrer au service de Montbarry,et les choses étranges que vous me racontez maintenant ?

– Le moment est proche, miss Lockwood, oùvous le saurez. En attendant, je vais vous dire pourquoi j’ai peurde vous, aussi simplement que possible. Le jour où je vous ai prisvotre idole, le jour où j’ai brisé votre vie, vous êtes devenue àdater de ce jour, j’en suis fermement persuadée, l’instrument demon châtiment pour les fautes que j’ai commises depuis de longuesannées. Oh ! Cela est arrivé déjà. Avant aujourd’hui, il s’esttrouvé une personne qui, sans s’en douter, a développé chez l’autrel’instinct du mal. C’est ce que vous avez fait pour moi ; maisvotre tâche n’est pas terminée. Il vous reste encore à me conduireau jour où je serai découverte et où la punition qui m’attendviendra me frapper. Nous nous reverrons donc, ici en Angleterre oulà-bas à Venise, où mon mari est mort, et nous nous reverrons pourla dernière fois. »

Malgré son bon sens, malgré son mépris dessuperstitions de tout genre, Agnès fut vivement impressionnée parle terrible sang-froid avec lequel ces mots avaient été prononcés.Elle se tourna toute pâle vers Henri.

« La comprenez-vous ?demanda-t-elle.

– Rien n’est plus facile, répliqua-t-ilavec dédain. Elle sait ce qu’est devenu Ferraris ; et elle esten train de vous débiter un tas de niaiseries, parce qu’elle n’osepas avouer la vérité. Laissez-la partir ! »

Agnès n’entendit pas plus les dernièresparoles de lady Montbarry que si les aboiements d’un chien eussentcouvert la voix de celle-ci.

« Conseillez à votre intéressanteMme Ferraris d’attendre un peu, dit-elle.Vous saurez ce qu’est devenu son mari, et vous le luidirez. Il n’y aura rien d’effrayant. Des causes insignifiantes,aussi insignifiantes que l’engagement d’un courrier par mon mari,nous remettront en présence. Folie que tout cela, n’est-ce pasM. Westwick ? Mais vous êtes indulgent pour lesfemmes ; nous disions toutes des folies. Bonjour, missLockwood. »

Elle ouvrit la porte et s’enfuit comme si elleeût en peur qu’on la retint encore.

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