L’Hôtel Hanté

Chapitre 13

 

 

Ainsi finit le second acte.

Arrivé au troisième, Henry ne parcourait plusles pages qu’avec une extrême fatigue de corps et d’esprit, ilsentait qu’il avait besoin de repos.

Dans la dernière partie du manuscrit, à unpassage très important, l’écriture et le style de la comtesseavaient subi une grande altération. La folie apparaissait, à mesureque la pièce tirait à sa fin. L’écriture de venait de plus en plusmauvaise. Quelques-unes des phrases étaient restées inachevées.Dans le dialogue, les questions et les réponses ne concordaient pastoujours exactement entre elles. Par intervalle, l’intelligenceaffaiblie de l’écrivain paraissait reprendre un instant sa vigueur.Cette vigueur disparaissait bientôt et le fil du récits’embrouillait de plus en plus.

Après avoir lu encore un ou deux des passagesles plus clairs, Henri recula devant l’horreur toujours croissantedu récit. Il ferma le manuscrit, malade de corps et d’esprit. Puisil se jeta sur son lit pour reposer. Presque au même instant laporte s’ouvrit. Lord Montbarry entra dans la chambre.

« Nous rentrions de l’Opéra, dit-il, etnous venons d’apprendre la mort de cette misérable femme. On ditque vous lui avez parlé à ses derniers moments ; je voudraissavoir comment cela s’est passé.

– Vous allez le savoir, répondit Henry,vous êtes maintenant le chef de la famille. Stephen, il est de mondevoir, dans le trouble qui m’oppresse, de vous laisser, à vous, lesoin de décider ce qui doit être fait. »

Après ces paroles, il raconta à son frèrecomment la pièce de la comtesse était arrivée entre ses mains.

« Lisez les premières pages, dit-il, jesuis curieux de savoir si elles produiront sur vous la mêmeimpression que sur moi. »

À peu près à moitié du premier acte, lordMontbarry s’arrêta et regarda son frère :

« Que peut-elle bien vouloir dire en sevantant d’avoir inventé sa pièce ? Était-elle donc assez follepour ne plus se souvenir que tout cela est réellementarrivé ? »

C’en fut assez pour Henry : son frèreéprouvait la même impression que lui.

« Vous ferez ce que vous voudrez,dit-il ; mais si vous voulez suivre un bon conseil,épargnez-vous maintenant la lecture des pages suivantes, où vousverrez de quelle manière terrible notre frère a été puni de cehonteux mariage.

– Avez-vous tout lu, Henry ?

– Pas tout. J’ai reculé devant la lecturede la dernière partie. Ni vous ni moi n’avons beaucoup vu notrefrère après avoir quitté l’école, je trouvais qu’il avait agi commeun infâme avec Agnès et je ne me faisais aucun scrupule de le dire,mais, quand je lis l’inconsciente confession du meurtre horribledont il a été victime, je me souviens avec un sentiment voisin duremords, que nous sommes fils de la même mère. En effet, j’airessenti ce soir pour lui ce que – je suis honteux d’y songer – ceque je n’avais jamais ressenti auparavant. »

Lord Montbarry prit la main de sonfrère : « Vous êtes un bon garçon, Henry ; maisêtes-vous certain de ne pas vous alarmer à tort ? Parce quecette folle a dit dans quelques lignes ce que nous savons être lavérité, est-ce qu’il doit s’ensuivre forcément qu’il faille croirele reste jusqu’au bout ?

– Il n’y a pas de doute possible,répondit Henry.

– Pas de doute possible ? répéta sonfrère.

– Je vais continuer ma lecture, Henry, etvoir ce qui peut justifier votre conclusion. »

Il continua jusqu’à la fin du second acte.Puis il leva la tête :

« Croyez-vous réellement que les restesmutilés que vous avez découverts ce matin soient les restes denotre frère ? demanda-t-il. Et le croyez-vous sur untémoignage pareil ? »

Henry répondit par un signe de têteaffirmatif.

Lord Montbarry fut sur le point de protesterd’une façon énergique, mais il se contint.

« Vous convenez que vous n’avez pas lules dernières scènes de la pièce, dit-il. Ne soyez pas enfant,Henry ! Si vous persistez à croire cette horrible chose, lemoins que vous puissiez faire est de prendre entièrementconnaissance du manuscrit. Voulez-vous lire le troisièmeacte ? Non ? Eh bien, je vais vous le lire,moi. »

Il chercha le troisième acte et prit quelquespassages assez clairement écrits pour être déchiffrés.

« Voici une scène dans les caveaux dupalais : La victime du complot est couchée sur un misérablelit ; le baron et la comtesse songent à la position danslaquelle ils se sont mis. La comtesse, si je comprends bien, s’estprocurée l’argent nécessaire en empruntant sur ses bijoux àFrancfort ; et le courrier peut encore en revenir, au dire dumédecin. Que feront les coupables si l’homme revient à lasanté ? Dans son habileté, le baron propose de remettre lelord en liberté. Si par hasard il s’adressait à la justice, ilserait facile de déclarer qu’il était sujet à des accès de folie etd’en appeler au témoignage de sa propre femme. D’un autre côté, sile courrier meurt, comment se débarrasser du lord séquestré.

» Faut-il le laisser mourir defaim ?

» Non, le baron est un homme du monde, iln’aime pas les cruautés inutiles.

» Restent donc les moyens violents :si on recourait à un bravo[1] ?

» Le baron objecte qu’il n’a nulleconfiance dans un complice ; en outre, il ne veut dépenser,autant que possible, de l’argent que pour lui-même.

» Doivent-ils jeter leur prisonnier dansle canal ?

» Le baron se refuse à confier son secretà l’eau, l’eau peut rejeter le cadavre.

» Doivent-ils mettre le feu à sonlit ?

» C’est une excellente idée ; maison peut voir la fumée. Non : les circonstances, du reste, sontmaintenant changées du tout au tout. Le meilleur moyen d’en sortirc’est encore de l’empoisonner. Le premier poison venu feral’affaire. »

« Croyez vous, Henry, qu’il soit possiblequ’une pareille discussion ait eu lieu ? »

Henry ne répondit pas. La suite des questionsque l’on venait de lire se présentait exactement dans le même ordreque les rêves qui avaient épouvanté Mme Narburypendant les deux nuits qu’elle avait passées à l’hôtel. Il étaitinutile de faire part de cette coïncidence à son frère.

« Continuez, » lui dit-ilseulement.

Lord Montbarry feuilleta le manuscrit jusqu’aupremier passage un peu lisible.

« Ici, continua-t-il, si je comprendsbien les indications de mise en scène, le théâtre est coupé endeux. Le médecin est en haut, écrivant naïvement le certificat dedécès du lord, au chevet du courrier mort. En bas, dans lescaveaux, le baron est debout près du lord empoisonné, préparant lesacides qui doivent aider à réduire ses restes en cendres.

» Ne perdons pas notre temps à déchiffrerde pareilles noirceurs de mélodrames ! Passons !Passons ! »

Il tourna encore quelques pages, essayant envain de découvrir la signification des scènes confuses quisuivaient. À l’avant-dernier feuillet, il trouva encore quelquesphrases intelligibles :

« Le troisième acte paraît être divisé,dit-il, en deux scènes ou tableaux. Je crois que je peux lirel’écriture, au commencement du second tableau : “Le baron etla comtesse sont en scène. Les mains du baron sont mystérieusementrecouvertes de gants. Il a réduit le corps en cendres par unnouveau système de crémation, à l’exception de la têtetoutefois.” »

Henry interrompit son frère :

« N’allez pas plus loin !s’écria-t-il.

– Rendons justice à la comtesse, continualord Montbarry. C’est une folle. Il n’y a plus qu’une demi-douzainede lignes lisibles ! »

« Le baron s’est cruellement brûlé lesmains en brisant par accident sa cruche à acides. Il est incapablede faire disparaître la tête, et la comtesse est assez femme,malgré toute sa méchanceté, pour reculer à l’idée de le remplacerdans ce travail. À la première nouvelle de l’arrivée de lacommission d’enquête envoyée par les compagnies d’assurances, lebaron n’a aucune crainte. Quoi que fassent les commissaires, c’estde la mort naturelle du courrier substitué au lord qu’ilss’occuperont aveuglément. Mais la tête n’étant pas détruite, ilfaut à tout prix la cacher. Ses recherches dans la vieillebibliothèque lui ont appris l’existence dans le palais d’unecachette des plus sûres. La comtesse peut refuser de manier desacides et de surveiller la crémation, mais elle peut sûrement jeterun peu de poudre afin d’empêcher la décomposition. »

« Assez ! cria de nouveau Henry,assez !

– Je ne puis plus rien lire, mon cherami. La dernière page a l’air d’être de la folie pure. Et elle vousa dit que l’imagination lui faisait défaut ?

– Soyez sincère, Stephen, et dites lamémoire. »

Lord Montbarry se leva et jeta sur son frèreun regard de pitié.

« Vous êtes malade, Henry, dit-il. Et cen’est pas étonnant, après la découverte que vous avez faite sous lapierre de la cheminée. Nous ne discuterons pas là-dessus ;nous attendrons un jour ou deux que vous soyez redevenu tout à faitvous-même. Mais au moins entendons-nous dès à présent sur un point.C’est bien à moi que vous laissez, en qualité de chef de lafamille, le droit de décider ce qu’il faut faire de cegriffonnage ?

– Je vous le laisse. »

Lord Montbarry prit tranquillement lemanuscrit et le jeta au feu.

« Que cette ordure serve au moins àquelque chose, dit-il, en soulevant les pages avec le poker. Lachambre commence à devenir froide : la pièce de la comtesse vafaire flamber de nouveau ces bûches à demi calcinées. »

Il attendit un peu devant le foyer et revintauprès de son frère.

« Maintenant, Henry, j’ai encore un mot àdire, puis j’ai fini. Je suis prêt à admettre que vous vous êtestrouvé, par un hasard malheureux, en face de la preuve d’un crimecommis dans le palais autrefois, personne ne sait quand, mais àpart cela, je conteste tout le reste. Plutôt que de partager votreopinion, je ne veux rien croire de tout de ce qui est arrivé. Lesinfluences surnaturelles que quelques-uns de nous ont subies quandnous sommes arrivés dans cet hôtel : votre perte d’appétit,les rêves affreux de ma sœur, l’odeur qui suffoqua Francis, et latête qui apparut à Agnès, je déclare que tout cela est purehallucination ! Je ne crois à rien, rien,rien ! »

Il ouvrit la porte pour sortir, et regardaencore une fois dans la chambre.

« Si, continua-t-il, il y a une chose queje crois : ma femme a commis une indiscrétion. Je croisqu’Agnès vous épousera. Bonsoir, Henry. Nous quitterons Venisedemain matin à la première heure. »

Et voici comment lord Montbarry jugea lemystère de l’hôtel hanté.

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