L’Hôtel Hanté

Chapitre 5

 

 

« Voyons, ma chère dame, quoi que vousayez à me dire, hâtez-vous. Je ne veux pas, vous presserinutilement, mais c’est l’heure de mes affaires et je n’ai pas àm’occuper que des vôtres. »

C’est en ces termes que M. Troys’adressait, avec sa bonhomie habituelle, à la femme de Ferraris,tout en jetant un coup d’œil sur sa montre, qu’il posa devantlui ; ensuite il s’accouda pour écouter ce que sa clientepouvait avoir à lui dire.

« C’est encore quelque chose sur lalettre qui contenait le billet de banque de mille livres, commençaMme Ferraris, j’ai découvert qui me l’aenvoyée. »

M. Troy fit un mouvement.

« Voici du nouveau ! Et qui vous aenvoyé la lettre ?

– Lord Montbarry, monsieur. »

Il n’était pas facile de causer de la surpriseà M. Troy, mais les paroles de Mme Ferrarisl’avaient absolument stupéfait. Pendant un instant il la regardatout étonné sans dire un mot.

« Pas possible ! reprit-il dès qu’ilfut revenu de son premier étonnement. Vous vous trompez, cela nepeut pas être !

– Il n’y a pas d’erreur possible, repritMme Ferraris avec son air affirmatif. Deuxmessieurs du bureau d’assurances sont venus me voir ce matin pourme demander la lettre. Ils ont été fort étonnés surtout quand ilsont vu le billet de banque. Mais ils savent qui l’a envoyé. À lademande de milord, son médecin l’a mise à la poste à Venise. Allezvous-même chez ces messieurs si vous ne voulez pas me croire,monsieur. Ils ont bien voulu me demander si je savais pourquoi lordMontbarry m’écrivait et m’envoyait de l’argent. Je leur ai donnémon opinion immédiatement. J’ai dit que c’était un effet de sabonté habituelle.

– De sa bonté habituelle ! répétaM. Troy tout à fait étonné.

– Oui, monsieur ! Lord Montbarry m’aconnue, ainsi que tous les autres membres de sa famille, quandj’étais à l’école, dans ses terres, en Irlande. S’il avait pu, ilaurait protégé mon pauvre cher mari. Mais que pouvait-il entremilady et le baron ? La seule chose qu’il ait pu faire, envrai gentilhomme qu’il était, a été d’assurer ma vie après le décèsde mon mari.

– Jolie explication ! s’écriaM. Troy. Qu’en ont pensé vos visiteurs du bureaud’assurances ?

– Ils m’ont demandé si j’avais quelquepreuve de la mort de mon mari.

– Et qu’avez-vous dit ?

– J’ai répondu : “Mais j’ai mieuxqu’une preuve, messieurs, j’ai une opinion positive à vousdonner.”

– Et ils se sont déclarés satisfaits,bien entendu ?

– Ils ne l’ont pas dit précisément,monsieur. Mais ils se sont regardés et m’ont souhaité lebonjour.

– Eh bien, madame Ferraris, à moins quevous n’ayez encore quelque autre nouvelle extraordinaire àm’apprendre, j’espère bien que je vais vous souhaite, moi aussi, lebonjour. Je prends note du renseignement, fort curieux d’ailleurs,que vous me donnez ; mais en l’absence de toute preuve, je nepuis rien faire de plus.

– Si c’est une preuve que vous voulez,monsieur, et pas autre chose, reprit Mme Ferrarisen se drapant dans sa dignité, je puis vous la procurer ; maisavant, je veux savoir si la loi me permet de faire ce que bon mesemble. Vous avez pu voir, par les nouvelles du monde, dans lesjournaux, que lady Montbarry est descendue à Londres, à l’hôtelNewsbury. Je me propose d’aller la voir.

– Ne vous en avisez pas ! Mais, aufait, pourquoi voulez-vous la voir ? »

Mme Ferraris répondit avec unair de mystère :

« Je veux la faire tomber dans unpiège ! Je ne lui ferai pas annoncer mon nom. Je dirai que jeviens pour affaires, et voici les premiers mots que jeprononcerai : « Je viens, milady, vous accuser réceptionde l’argent envoyé à la veuve de Ferraris. » Ah ! Vouspouvez être étonné, monsieur Troy. Cela vous surprend, n’est-cepas ? Calmez-vous ; la preuve que tout le monde réclame,je la découvrirai sur son visage coupable. Qu’elle change seulementde couleur, que ses yeux se baissent une demi-seconde, et je luiarracherai son masque ! La seule chose que je veuille savoirest celle-ci : la loi me le permet-elle ?

– La loi ne vous le défend pas, réponditgravement M. Troy ; mais que lady Montbarry vous laissefaire, c’est une tout autre question. Voyons, madame Ferraris,avez-vous réellement assez de courage pour mener à bonne fin uneaussi difficile entreprise ? Miss Lockwood m’a dit que vousétiez très timide et assez nerveuse, et, si j’en crois ce que j’aivu par moi-même, miss Lockwood ne s’est pas trompée.

– Si vous aviez vécu à la campagne,monsieur, au lieu de vivre à Londres, vous auriez vu quelquefois unmouton se jeter sur le chien du troupeau. Je suis loin de dire queje suis brave, au contraire. Mais quand je serai en présence decette misérable, et que je penserai à mon pauvre mari assassiné,celle de nous deux qui aura peur ce ne sera pas moi. J’y vais de cepas, monsieur, et vous verrez comment tout cela finira. Je voussouhaite le bonjour. »

Après cette déclaration de bravoure, la femmedu courrier rajusta son manteau et sortit.

Un sourire se dessina sur les lèvres deM. Troy, non pas railleur, mais plein d’une sorte decompassion.

« Cette pauvre innocente ! sedit-il. Si la moitié de ce que l’on dit de lady Montbarry est vrai,Mme Ferraris et son piège vont avoir un tristesort. Je me demande comment tout cela va finir. »

Et malgré toute son expérience, M. Troyne put découvrir comment cela finirait.

Cependant Mme Ferraris mettaitson idée à exécution. Elle allait tout droit à l’hôtelNewsbury.

Lady Montbarry était chez elle, et seule. Maison hésita à la déranger quand la visiteuse eut refusé de donner sonnom. La nouvelle femme de chambre de milady traversa justement levestibule de l’hôtel pendant la discussion. C’était une Française,on l’appela : elle trancha aussitôt la question avec un airdéluré qu’ont toutes ses compatriotes et avec intelligence, à sonavis du moins :

« Madame semble très bien,dit-elle ; madame peut avoir des raisons pour ne pas donnerson nom, des raisons que milady peut approuver. En tout cas,n’ayant pas d’ordres m’interdisant de recevoir, madame s’expliqueraavec milady. Que madame soit assez bonne pour me suivre. »

Malgré la résolution qu’elle avait prise, lecœur de Mme Ferraris battait à tout rompre, quandla femme de chambre qui la précédait la fit entrer dansl’antichambre et frappa à une des portes qui s’y ouvraient. Mais ilest à remarquer que les personnes du tempérament le plus timide etle plus nerveux sont, en général, mieux que toutes autres, capablesde cacher leur faiblesse et d’accomplir des actes de couragetouchant presque à la témérité.

Une voix grave partant de la chambrecria :

« Entrez ! »

La domestique ouvrit la porte etannonça :

« Une dame qui demande à vous parler pouraffaires, milady. »

Puis elle se retira immédiatement. Au mêmeinstant, la timide petite Mme Ferraris comprima lesbattements de son cœur, elle passa le pas de la porte, les mainscrispées, les lèvres sèches, la tête brûlante, et se trouva enprésence de la veuve de lord Montbarry ; toutes deux étaientparfaitement calmes en apparence.

Il était encore de bonne heure, mais le jourpénétrait à peine dans la chambre. Les stores étaient baissés, ladyMontbarry était assise le dos tourné à la fenêtre, comme si lalumière, même tamisée, lui eût fait mal. Elle était bien changéedepuis le jour mémorable où le docteur Wybrow l’avait reçue dansson cabinet de consultation. Sa beauté avait disparu, elle n’avaitplus, comme le remarqua Mme Ferraris, que la peausur les os ; cependant le contraste entre son teint sépulcralet ses yeux noirs d’un brillant métallique, encore relevé parl’éclatante blancheur de son bonnet de veuve, existait encore.

Accroupie comme une panthère sur un petitcanapé, elle regarda tout d’abord l’étrangère qui entrait chez elleavec une certaine curiosité, puis elle laissa retomber ses yeux surl’écran qu’elle tenait à la main pour garantir son visage dufeu.

« Je ne vous connais pas, dit-elle ;que me voulez-vous ? »

Mme Ferraris essaya derépondre. Son éclair de courage n’existait déjà plus. Ces parolespleines de bravoure qu’elle était résolue à dire étaient encorevivantes dans son esprit, mais elles moururent sur ses lèvres.

Il y eut un moment de silence. Lady Montbarryregarda encore une fois l’étrangère toujours muette.

« Êtes-vous sourde ? »demanda-t-elle.

Il y eut un nouveau silence. Lady Montbarryreporta tranquillement son regard sur son écran et fit une dernièrequestion :

« Est-ce de l’argent que vousvoulez ?

– De l’argent ! »

Ce seul mot redonna tout son courage à lafemme du courrier. Elle retrouva sa voix.

« Regardez-moi bien, milady ! »s’écria-t-elle.

Lady Montbarry se retourna pour la troisièmefois. Les paroles qu’elle s’était promis de dire sortirent deslèvres de Mme Ferraris.

« Je viens, milady, vous accuserréception de l’argent envoyé à la veuve de Ferraris. »

Les yeux noirs et toujours brillants de ladyMontbarry se reposèrent avec étonnement sur la femme qui venait delui parler ainsi. Rien ne vint troubler la placidité de son visage,pas la moindre expression de confusion ou de crainte, pas lemoindre signe momentané d’étonnement. Elle se mit à fixer denouveau l’écran, qu’elle tenait toujours aussi tranquillement quesi on ne lui eût rien dit. L’épreuve avait donc été tentée et elleavait entièrement échoué.

Il y eut encore un silence. Lady Montbarrysemblait réfléchir. Ce sourire, qui ne faisait que paraître etdisparaître, ce sourire à la fois triste et cruel se dessina surses lèvres minces. De son écran, elle désigna un siège placé del’autre côté de la chambre.

« Prenez la peine de vous asseoir, »dit-elle.

Impuissante maintenant qu’elle se sentaitbattue sur son propre terrain, ne sachant plus que dire et quefaire, Mme Ferraris obéit machinalement. LadyMontbarry, pour la première fois, se souleva un peu du canapé et semit à l’observer avec un regard scrutateur, pendant qu’elletraversait la chambre, puis elle reprit sa position primitive.

« Non, se dit-elle à elle-même, la femmemarche droite, elle n’est pas ivre, elle est peut-êtrefolle. »

Elle avait parlé assez haut pour êtreentendue. Piquée par cette insulte, Mme Ferrarisrépondit aussitôt :

« Je ne suis ni plus ivre ni plus folleque vous !

– Vraiment ? reprit lady Montbarry.Alors vous êtes une insolente ? J’ai remarqué, en effet, quele peuple anglais est assez mal appris ; nous autresétrangers, nous nous en apercevons facilement dans les rues. Je nepeux pas vous suivre sur ce terrain. Je ne saurais que vous dire.Ma femme de chambre est une maladroite de vous avoir laissée entreraussi facilement chez moi. Votre petit air innocent l’aura trompéesans doute. Je me demande qui vous êtes ? Vous me nommez uncourrier qui nous a quittés d’une manière fort inconvenante.Était-il marié ? Êtes-vous sa femme ? Savez-vous où ilest ? »

L’indignation de Mme Ferrariséclata aussitôt. Elle s’approcha du canapé ; dans sa rage ellen’avait plus peur de rien.

« Je suis sa veuve, et vous le savezbien, méchante femme que vous êtes ! Ah ! ce fut uneheure maudite que celle où miss Lockwood recommanda mon mari commecourrier au lord !… »

Avant qu’elle eût pu ajouter une autre parole,lady Montbarry sauta du canapé avec l’agilité d’une chatte, lasaisit par les épaules et la secoua avec la force et la frénésied’une folle.

« Vous mentez ! Vous mentez !Vous mentez ! »

Elle la lâcha enfin et leva ses mains au cielavec un geste de désespoir sauvage.

« Mon Dieu ! Est-ce possible ?s’écria-t-elle, se peut-il que le courrier soit entré chez nousgrâce à cette femme. »

Elle revint soudain surMme Ferraris, et l’arrêta au moment où elle allaitsortir de la chambre.

« Restez ici, misérable ! Restezici, et répondez-moi ! Si vous criez : aussi vrai que leciel est au-dessus de nos têtes, je vous étrangle de mes propresmains. Asseyez-vous et n’ayez pas peur. Imbécile ! C’est moiqui ai peur, tellement peur que j’en perds l’esprit. Avouez quevous avez menti quand vous avez prononcé le nom de missLockwood ! Non ! Je ne croirais même pas vosserments ; je ne croirai personne, miss Lockwood exceptée. Oùdemeure-t-elle ? Dites-le-moi, misérable petit insecte, vouspourrez partir ensuite. »

Toute tremblante, Mme Ferrarishésitait. Lady Montbarry la menaça du geste, avec sa longue mainmaigre d’un blanc jaune, recourbée comme les serres d’un oiseau deproie. Mme Ferraris recula et finit par donnerl’adresse. Lady Montbarry lui montra la porte avec mépris. Puischangeant d’idée :

« Non ! Pas encore ! Vousdiriez à miss Lockwood ce qui est arrivé, elle pourrait refuser deme recevoir. Je vais y aller immédiatement ; vous viendrezavec moi jusqu’à la porte, pas plus loin. Asseyez-vous, je vaissonner ma femme de chambre. Tournez vous du côté de la porte, quevotre vilaine figure ne me voie pas. »

Elle sonna. La servante apparut.

« Mon manteau, mon chapeau, etvite ! »

Elle apporta le manteau et le chapeau quiétaient dans la chambre à coucher.

« Une voiture à la porte, et tâchez queje n’attende pas ! »

La femme de chambre sortit. Lady Montbarry seregardait dans la glace ; elle se retourna encore une foisvers Mme Ferraris avec sa vivacité féline.

« J’ai déjà l’air à moitié morte,n’est-ce pas ? dit-elle avec un sourire ironique. Donnez-moivotre bras. »

Elle prit le bras deMme Ferraris, et quitta la chambre.

« Vous n’avez rien à craindre tant quevous m’obéirez, lui dit-elle en descendant l’escalier. Vous mequitterez à la porte de miss Lockwood et vous ne me reverrezjamais. »

Dans l’antichambre, elles rencontrèrent lapropriétaire de l’hôtel. Lady Montbarry lui présenta gracieusementsa compagne :

« Ma bonne amie, madame Ferraris ;je suis bien heureuse de la revoir ! »

La propriétaire les accompagna toutes deuxjusqu’à la porte. La voiture attendait.

« Montez la première, ma chère madameFerraris, dit milady ; et dites au cocher où il doitaller. »

La voiture se mit en marche. L’humeurchangeante de lady Montbarry changea encore. Avec une sorte de râlede désespoir, elle se jeta dans le fond du cab. Perdue dans sestristes réflexions, s’occupant aussi peu de la femme qu’elle avaitpliée à sa volonté dé fer, que si elle n’eût pas été là, elle gardaun silence glacial, jusqu’à la maison de miss Lockwood. En uninstant, elle se réveilla de son apathie : elle ouvrit laportière de la voiture et la referma surMme Ferraris, avant que le cocher eût sauté à basde son siège.

« Conduisez madame à un mille d’ici, chezelle, lui dit-elle en lui tendant le prix de sa course. »

Un instant après elle avait frappé à la portede la maison.

Elle entra ; la porte se referma surelle.

« Où faut-il aller, madame ? »demanda le cocher.

Mme Ferraris porta la main àson front, essayant de rassembler ses idées. Pouvait-elle laisserainsi seule, sans défense, son amie, sa bienfaitrice, à la merci delady Montbarry ? Elle se demandait encore ce qu’elle allaitfaire, quand un homme s’arrêta à son tour à la porte de missLockwood ; se retournant par hasard, il vitMme Ferraris à la portière de la voiture :

« Venez-vous aussi chez missAgnès ? » demanda-t-il.

C’était Henry Westwick. À sa vue, elle joignitles mains en signe de joie.

« Entrez, monsieur !cria-t-elle ; entrez tout de suite. Cette abominable femme estavec miss Agnès. Allez et protégez-la !

– Quelle femme ? » demandaHenry.

La réponse le frappa littéralement de stupeur.Quand il entendit prononcer le nom détesté de lady Montbarry, ilfixa Mme Ferraris avec un regard plein d’étonnementet d’indignation.

« J’y vais ! » fut tout cequ’il put dire.

Il frappa à la porte de la maison et entra àson tour.

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