L’Hôtel Hanté

Chapitre 9

 

 

Agnès et Henry restèrent seuls dans la chambredes Cariatides.

La personne qui avait fait la description dupalais, un auteur malheureux ou un pauvre artiste probablement,avait très justement fait ressortir les défauts de la cheminée. Lesmoindres détails portaient la marque du plus coûteux et du pluséclatant mauvais goût ; néanmoins, les voyageurs de toutes lesclasses admiraient fort cette œuvre, soit à cause de ses dimensionsvéritablement imposantes, soit à cause de l’assemblage de marbresde différentes couleurs qu’on y avait réunis. On avait exposé dansles salles du bas de l’hôtel des photographies de la cheminée, ettous les voyageurs anglais et américains en achetaient desépreuves.

Henry fit approcher Agnès de la figure degauche.

« Faut-il essayer, lui demanda-t-il, ouvoulez-vous ?… »

Elle retira vivement son bras qui était passésous celui de son cousin et se dirigea vers la porte.

« Je ne veux rien voir, dit-elle, cetteimpassible figure de marbre m’effraye. »

Henri mit la main sur le front de lastatuette.

« Qu’y a-t-il, ma chère amie, qui puissevous faire peur dans cette statue ? » reprit-il enplaisantant.

Avant qu’il eut appuyé sur la tête, Agnèsavait ouvert la porte à la hâte :

« Attendez que je sois partie,cria-t-elle. Je tremble à la seule idée de ce que vous pouveztrouver là dedans… »

Elle regarda encore une fois l’intérieur de lachambre en franchissant le seuil de la porte.

« Je ne m’en vais pas tout à fait, jevous attends dehors. »

Elle ferma la porte. Une fois seul, Henryreplaça la main sur le front de la statue.

Pour la seconde fois il fut arrêté au momentde mettre le mécanisme en mouvement. Un bruit de voix se faisaitentendre dans le couloir. Une femme s’écriait :

« Ma chère Agnès, comme je suis heureusede vous revoir ! »

Puis un homme présentait des amis à« miss Lockwood ». Une troisième voix qu’Henry reconnutpour celle du gérant, donna ensuite l’ordre à la femme de confiancede montrer à ces dames et à ces messieurs les appartements libresau bout du corridor.

« J’ai du reste ici une charmante chambreà louer qui vous conviendrait peut-être aussi. »

En même temps il ouvrit la porte et se trouvaface à face avec Henry Westwick.

« Voilà une agréable surprise, monsieur,dit en riant le gérant ; vous admirez notre fameuse cheminée,à ce qu’il parait. Puis-je vous demander, monsieur Westwick,comment vous vous trouvez à l’hôtel de cette fois-ci ? Desinfluences surnaturelles vous ont-elles encore coupél’appétit ?

– Elles m’ont épargné, repritHenry ; mais peut-être apprendrez-vous bientôt qu’elles ontpesé sur une autre personne de la famille. »

Il parlait d’un ton grave, un peu choqué duton de plaisanterie avec lequel le gérant avait parlé de sonpremier séjour à l’hôtel.

« Vous ne faites que d’arriver ! luidemanda-t-il ensuite pour changer de sujet.

– J’arrive à l’instant même,monsieur ; j’ai eu l’honneur de voyager dans le même train quevos amis M. et Mme Arthur Barville, avecd’autres personnes qui les accompagnent. Miss Lockwood est avec euxà visiter des chambres. Ils seront bientôt ici s’ils ont besoind’une chambre de plus. »

En entendant ces paroles, Henry se décida àexplorer la cachette avant l’arrivée de ses amis. Quand Agnèsl’avait quitté, il lui était venu à l’esprit qu’il ferait peut-êtrebien d’avoir un témoin, au cas fort improbable d’ailleurs, où ilferait une découverte importante. Le gérant, qui ne se doutait derien, était là à sa disposition ; il revint auprès de lafigure enchantée, voulant forcer le gérant à lui servir detémoin.

« Je suis charmé d’apprendre que mes amissont enfin arrivés, dit-il. Avant que j’aille leur serrer la main,laissez-moi donc vous faire une question sur cette curieuse œuvred’art que voici. Vous en avez des photographies en bas. Sont-ellesà vendre ?

– Certainement, monsieur Westwick.

– Pensez-vous que la cheminée soit aussisolide qu’elle en a l’air ? continua Henry. Quand vous êtesentré, j’étais justement en train de me demander si cette figure-cine s’était pas par accident un peu détachée du mur. »

Il posa sa main sur la tête de marbre pour latroisième fois.

« Il me semble qu’elle est detravers ; en la touchant on dirait qu’elle remue. »

À ces mots, il pressa sur la tête.

Une sorte de grincement se fit entendre. Lalourde pierre du foyer tourna sur elle-même et découvrit aux piedsdes deux hommes une sombre cavité béante. Au même instant,l’étrange et nauséabonde odeur qu’on avait sentie dans les caveauxet dans la chambre du dessous sortit en bouffée de la cachette etse répandit dans toute la pièce.

Le gérant bondit en arrière.

« Mon Dieu, monsieur Westwick,s’écria-t-il, qu’est-ce que cela veut dire ? »

Se rappelant ce que son frère Francis luiavait dit et ce qui était arrivé à Agnès la nuit précédente, Henryétait sur ses gardes.

« Je suis aussi surpris que vous, »telle fut sa réponse.

« Attendez un moment, monsieur, reprit legérant, il faut que j’empêche ces dames et ces messieurs d’entrerici. »

Il alla aussitôt fermer avec soin la portederrière lui, Henry ouvrit la fenêtre, attendit en respirant l’airpur. Un vague sentiment de crainte envahit son esprit pour lapremière fois ; il était fermement résolu maintenant à ne pascontinuer les recherches sans avoir un témoin.

Le gérant revint bientôt avec un rat-de-cave,qu’il alluma en entrant dans la chambre.

« Nous n’avons plus à craindre d’êtredérangés, dit-il. Soyez assez bon, monsieur Westwick, pourm’éclairer. C’est mon affaire de voir ce qu’il y a dans cetteétrange cachette. »

Henry prit le rat-de-cave. Regardant dans letrou béant avec cette faible et vacillante lumière, ils aperçurenttous deux au fond un objet de couleur sombre.

« Je crois que je peux l’atteindre en memettant à plat ventre et en allongeant le bras. »

Il s’agenouilla, puis il eut un momentd’hésitation.

« Puis-je vous demander mes gants,monsieur, ils sont dans mon chapeau, sur la chaise, derrièrevous. »

Henry lui passa les gants.

« Je ne sais ce que je vaisprendre, » reprit en souriant d’un air gêné le gérant, quimettait le gant droit.

Il s’étendit à terre de tout son long etenfonça le bras dans la cachette.

« Je ne sais pas ce que je tiens, dit-il,mais je l’ai. »

Puis, se levant à demi, il sortit la main. Aumême instant il sauta sur ses pieds en poussant un crid’effroi.

Une tête humaine venait d’échapper à ses mainstremblantes et roulait aux pieds d’Henry.

C’était la tête hideuse qu’Agnès avait aperçuesuspendue au-dessus d’elle, la nuit, dans sa vision.

Les deux hommes se regardèrent frappés du mêmesentiment d’horreur. Le gérant se remit le premier.

« Veillez à la porte pour l’amour deDieu ! On m’a peut-être entendu du dehors. »

Henry se dirigea machinalement vers la porte.Tenant déjà la clef dans la main, prêt à la tourner dans laserrure, s’il le fallait, il regardait encore l’objet épouvantablequi gisait à terre. Il lui était impossible de mettre le nom d’unecréature qu’il eût connue sur ces traits décomposés et devenusméconnaissables, et cependant un doute affreux lui étreignaitl’âme. Les questions que s’était posées Agnès et qui lui avaienttorturé l’esprit, il se les posait à son tour. Il se demandait quiil aurait reconnu avant que la décomposition n’eût fait sonœuvre.

Ferraris ? Ou ?…

Il s’arrêta tout tremblant, comme Agnès.

Agnès, ce nom qu’il chérissait de toute sonâme, était maintenant pour lui un sujet d’effroi. Que luidirait-il ? S’il lui révélait la vérité, quelle serait laterrible conséquence de cette révélation ?

Aucun bruit de pas dans le couloir ;aucun bruit de voix. Les voyageurs étaient encore dans les chambresau fond du corridor.

Le court espace qui venait de s’écouler avaitsuffi au gérant pour se remettre ; il pensait maintenant auplus grand, au plus cher intérêt de sa vie, à la réputation del’hôtel. Il s’approcha tout anxieux d’Henry.

« Si l’affreuse découverte que nousvenons de faire vient à se répandre, dit-il, l’hôtel est fermé etla compagnie ruinée. Je suis certain, n’est-ce pas, monsieur, queje puis avoir entière confiance dans votre discrétion ?

– Vous pouvez vous en rapporter à moi,répondît Henry ; mais cependant, après ce que nous venons devoir, la discrétion a ses limites, » ajouta-t-il.

Le gérant comprit qu’Henry faisait allusion audevoir qu’il avait à remplir envers la société, comme toutrespectueux serviteur de la loi :

« Je vais immédiatement, reprit-il,enlever secrètement de la maison ces tristes restes et les remettremoi-même entre les mains de la police. Voulez-vous quitter lachambre en même temps que moi, ou voudriez-vous monter la gardeici, si je vous en priais, et m’aider quand je vaisrevenir. »

Pendant qu’il parlait, les voix des nouveauxvoyageurs se firent entendre. Henry consentit à rester dans lachambre : il reculait à l’idée de se rencontrer en ce momentavec Agnès dans le couloir.

Le gérant se hâta de sortir, espérant ne pasêtre aperçu ; mais avant qu’il eût atteint l’escalier, lesnouveaux arrivés le virent. Au moment où il tournait la clef dansla serrure, Henry entendit clairement les voix de différentespersonnes qui causaient. Pendant que d’un côté de la porte onvenait de découvrir un terrible drame, de l’autre, des questionsbanales s’échangeaient sur les amusements qu’on pouvait rencontrerà Venise ; des plaisanteries facétieuses se faisaient sur lesmérites respectifs de la cuisine française et de la cuisineitalienne. Peu à peu le bruit de la conversation s’éteignit. Lesvisiteurs avaient arrêté leur plan pour la journée et sepréparaient à sortir de l’hôtel. Une minute après, le silencerégnait de nouveau.

Henry revint à la fenêtre, espérant distraireson esprit par l’attrayante vue du canal, mais bientôt il en futfatigué. La fascination qu’exerce l’horreur, l’attira une fois deplus vers l’objet épouvantable qui était à terre.

Rêve ou réalité, comment Agnès avait-elle puen supporter la vue ? Au moment où il se posait cettequestion, il remarqua pour la première fois quelque chose qui étaitauprès de la tête. En se penchant, il vit une petite plaque d’or,maintenant trois fausses dents, détachées par le choc probablement,et qui étaient tombées à terre quand le gérant avait lâché latête.

L’importance de ce détail et la nécessité dene pas le communiquer trop vite à d’autres personnesfrappa immédiatement Henry. C’était un moyen, s’il y en avait un,d’arriver à savoir à qui avaient appartenu les tristes reliquesqu’il avait devant les yeux, témoins muets d’un horrible crime. Ilramassa donc les dents, pour s’en servir à son tour si l’enquêtequ’on allait commencer n’aboutissait à rien.

Il revint à la fenêtre. La solitude commençaità lui peser : comme il s’accoudait de nouveau, on frappalégèrement à la porte. Il s’empressa d’y aller pour l’ouvrir, maisau moment de le faire, un doute lui vint à l’esprit ; était-cele gérant ?

« Qui est là ? » cria-t-il.

La voix d’Agnès se fit entendre :« Avez-vous quelque chose à me dire, Henry ? »

Il put à peine balbutier :

« Non, pas maintenant. Pardonnez-moi dene pas vous ouvrir, je vous parlerai un peu plus tard. »

Elle reprit doucement :

« Ne me laissez pas seule, Henry !Je ne peux pas rester en bas avec des gens heureux. »

Comment résister à cet appel ? Ill’entendit pousser un soupir ; sa robe frôla la porte aumoment où elle s’éloignait toute triste. Immédiatement il fit cequ’il redoutait quelques instants avant, il rejoignit Agnès dans lecorridor. Elle se retourna en l’entendant et en désignant d’unregard la chambre fermée.

« Est-ce si terrible quecela ? » demanda-t-elle tout bas.

Il l’entoura de son bras pour la soutenir. Unepensée lui vint en la regardant pendant qu’elle attendait,tremblante, une réponse.

« Vous saurez ce que j’ai découvert,dit-il, si vous voulez avant mettre votre manteau et votre chapeauet sortir avec moi. »

Elle lui demanda toute surprise quelle raisonil avait de sortir.

Il la lui dit immédiatement.

« Avant toutes choses, je veux que noussachions à quoi nous en tenir au sujet de la mort de Montbarry.Nous allons aller chez le médecin qui l’a soigné, puis chez leconsul qui l’a conduit jusqu’à sa dernière demeure. »

Ses yeux se fixèrent avec reconnaissance surHenry.

« Ah ! Comme vous me comprenezbien ! » lui dit-elle.

Le gérant qui montait l’escalier les croisa àce moment. Henry lui remit la clef de la chambre et cria auxdomestiques qui se tenaient dans le vestibule de faire avancer unegondole près des marches.

« Quittez-vous l’hôtel ? demanda legérant.

– Je vais aux renseignements, répondittout bas Henry, en lui montrant la clef des yeux. Si les autoritésont besoin de moi, je serai de retour dans une heure. »

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