L’Hôtel Hanté

Chapitre 2

 

 

L’hôtel du palais, qui voulait faire saclientèle surtout parmi les voyageurs anglais et américains,célébra bien entendu l’ouverture de ses portes par un grand banquetoù l’on prononça force discours.

Henry Westwick arriva à Venise juste pourprendre le café avec les invités et fumer quelques cigares.

À la vue des splendeurs des salles deréception, frappé surtout par l’habile mélange de confort et deluxe qui régnait dans les chambres à coucher, il commença à trouverfort sérieuse la plaisanterie de la vieille nourrice sur ledividende futur de dix pour cent. L’hôtel débutait bien. On avaitfait tant de réclames en Angleterre et à l’étranger que tout lemonde connaissait la maison avant d’y être descendu. Henry ne putobtenir qu’une des petites chambres de l’étage supérieur, encore nela lui donna-t-on que grâce à un heureux hasard, la personne quil’avait retenue par lettre ne pouvant venir. Il montait chez luifort heureux d’aller s’étendre dans un lit, quand un nouvelincident vint changer les projets qu’il faisait pour la nuit, en leconduisant dans une autre chambre bien meilleure que la première.Se dirigeant tranquillement vers les régions élevées où on l’avaitrelégué, l’attention d’Henry fut appelée par une voix en colèrequi, avec le fort accent de la Nouvelle-Angleterre, s’élevaitcontre une des plus grandes privations dont puisse être affligé unlibre citoyen de la libre Amérique : la privation du gaz danssa chambre à coucher.

Les Américains sont sûrement le peuple le plushospitalier de la terre. Ils sont aussi, dans certains cas, d’uncaractère fort agréable et des plus patients. Mais enfin, ils sonthommes comme les autres humains, et la patience d’un Américain ades limites, surtout quand il s’agit d’une bougie dans une chambreà coucher. Le naturel des États-Unis, dont nous parlons maintenant,se refusa à croire que sa chambre à coucher fût complètementterminée parce qu’elle ne possédait pas un bec de gaz.

Le gérant eut beau lui montrer les finessculptures artistiques remises à neuf et redorées partout, sur lesmurs et le plafond ; il fit son possible pour expliquer que lacombustion du gaz les salirait sûrement en quelques mois. Tout celafut peine perdue ; le voyageur répondit que c’était fort bien,mais qu’il ne comprenait pas, lui, toutes ces œuvres d’art. Ilétait habitué à une chambre à coucher au gaz, c’est ce qu’ilvoulait et ce qu’il tenait à avoir. Le gérant lui offritobligeamment de demander à une autre personne, qui occupait àl’étage au-dessous une chambre éclairée tout entière au gaz, de lalui abandonner. En entendant cela, Henry, qui était tout prêt àchanger une petite chambre à coucher contre une grande, s’offrit àfaire l’échange. L’excellent naturel des États-Unis lui donnasur-le-champ une poignée de main.

« Vous aimez probablement les arts,monsieur, dit-il, et vous comprendrez sans doute les beautés de cesdécorations. »

Henry regarda le numéro de sa nouvellechambre. C’était le numéro 14.

Tombant de fatigue et de sommeil, il espéraitnaturellement passer une bonne nuit. D’une excellente santé, Henrydormait tout aussi bien dans un lit qu’il ne connaissait pas quedans sa propre chambre ; néanmoins, sans la moindre raison,son attente fut déçue. Le lit luxueux, la chambre bien aérée, lecharme délicieux de Venise pendant la nuit, tout semblait luipromettre un doux sommeil, mais il ne put fermer les yeux. Unindescriptible sentiment de malaise le tint éveillé jusqu’au jour.Il descendit dans le café aussitôt que les gens de l’hôtel furentsur pied, il commanda à déjeuner.

Un autre changement se fit encore en lui dèsque le repas fut servi ; cela lui sembla fort extraordinaire,mais il était sans appétit. Une excellente omelette, des côtelettescuites à point, il renvoya tout sans y goûter, lui dont l’appétitétait toujours égal, lui qui s’accommodait de tout.

La journée s’annonçait belle et brillante.

Il envoya chercher une gondole et se fitconduire au Lido.

Dehors, à l’air frais des lagunes, il sesentit revivre. Il n’avait pas quitté l’hôtel depuis dix minutesqu’il s’endormait profondément dans la gondole. Il se réveilla aumoment de débarquer, se jeta à l’eau et goûta le plaisir d’un bainen pleine Adriatique. Il y avait seulement à cette époque-là unpauvre petit restaurant dans l’île ; mais l’appétit lui étaitrevenu, et Henry était prêt à manger n’importe quoi ; il avalace qu’on lui servit comme un homme affamé. En y réfléchissant, ilne pouvait comprendre qu’il eût renvoyé l’excellent déjeuner del’hôtel.

Il rentra à Venise et passa la journée dansles galeries de tableaux et dans les églises. Vers six heures sagondole le ramena, toujours avec un fort bon appétit, à l’hôtel, oùil devait dîner à table d’hôte avec un compagnon de voyage qu’ilavait invité.

Tous ceux qui prirent part au dîner y firenthonneur, à l’exception d’une seule personne. Au grand étonnementd’Henry, l’appétit avec lequel il était entré à l’hôtel le quittasoudain, sans aucune cause, dès qu’il fut à table. Il but quelquesgorgées de vin, mais ne put absolument rien manger.

« Que pouvez-vous bien avoir ? luidemanda son compagnon de voyage.

– Je n’en sais pas plus que vous »,répondit-il en toute sincérité.

Quand la nuit vint, il entra encore une foisdans sa belle et confortable chambre à coucher. Le résultat decette deuxième expérience fut semblable au premier : ilressentit encore la même sensation de malaise. Il passa encore unenuit sans dormir. Encore une fois il essaya de déjeuner, maisl’appétit lui fit toujours défaut !

Cette dernière expérience était tropextraordinaire pour que Henry n’en parlât pas. Il raconta le fait àses amis dans la salle publique, devant le gérant. Plein de zèlepour défendre son hôtel, le gérant, blessé de voir la mauvaiseréputation qu’on faisait à son numéro 14, invita les personnesprésentes à visiter la chambre à coucher de M. Westwick et àdécider si c’était bien à elle que M. Westwick devait ses deuxnuits d’insomnie. Il en appela surtout à un monsieur à cheveux grisinvité à déjeuner par un voyageur anglais.

« C’est le docteur Bruno, le premiermédecin de Venise, dit-il. Je le supplie de dire s’il y a quelquechose de malsain dans la chambre de M. Westwick. »

En entrant au numéro 14, le médecin regardaautour de lui avec un certain étonnement, que remarquèrent tousceux qui l’accompagnaient.

« La dernière fois que je suis entré danscette chambre, dit-il, ce fut pour une triste chose. C’était avantque le palais ne fût transformé en hôtel. Je soignais ungentilhomme anglais qui mourut ici. »

Une des personnes présentes demanda le nom dugentilhomme. Le docteur Bruno répondit, sans se douter qu’il étaitdevant le frère de la personne morte : – LordMontbarry.

Henry quitta tranquillement la chambre sansdire un mot à personne.

Ce n’était pas, dans le sens exact du mot, unhomme superstitieux. Mais il sentit néanmoins une répugnanceinvincible à rester dans cet hôtel. Il résolut de quitter Venise.Demander une autre chambre, c’était, il le voyait bien, froisser legérant : quitter l’hôtel et aller dans un autre, ce seraitdécrier ouvertement un établissement au succès duquel il étaitintéressé.

Il laissa donc pour Arthur Barville un motdans lequel il disait qu’il était parti jeter un coup d’œil sur leslacs italiens, et qu’une ligne adressée à son hôtel à Milansuffirait pour le faire revenir. Dans l’après-midi, il prit letrain de Padoue, dîna avec son appétit accoutumé et dormit aussibien que d’habitude.

Le lendemain, deux personnes complètementétrangères à la famille Montbarry, un monsieur et sa femme, quiretournaient en Angleterre par la route de Venise, arrivèrent àl’hôtel du Palais et occupèrent le numéro 14.

Fort inquiet des ennuis que lui avait déjàvalus une de ses meilleures chambres à coucher, le gérant saisitl’occasion qui se présenta de demander aux nouveaux voyageurscomment ils avaient trouvé leur chambre. Il put juger combien ilsétaient satisfaits en les voyant rester à Venise un jour de plusqu’ils n’avaient d’abord projeté, rien que pour jouir pluslongtemps de l’excellente installation du nouvel hôtel.

« Nous n’avons rien trouvé de semblableen Italie, dirent-ils, vous pouvez donc être certain que nous vousrecommanderons à tous nos amis. »

Quand le numéro 14 fut de nouveau vacant, unedame anglaise, voyageant avec sa femme de chambre, arriva et, aprèsavoir visité la chambre, la retint sur-le-champ.

Cette dame était Mme Narbury.Elle avait laissé Francis Westwick à Milan, en train de négocierl’engagement à son théâtre, d’une nouvelle danseuse de laScala.

N’ayant pas de nouvelles contraires,Mme Narbury supposait qu’Arthur Barville et safemme étaient déjà à Venise.

L’expérience que fitMme Narbury du numéro 14 différa complètement decelle qu’avait fait son frère Henry de cette même chambre.

Elle s’endormit aussi vite que d’habitude,mais son sommeil fut troublé par une succession de rêvesaffreux ; la figure qui jouait le rôle principal dans chacund’eux était celle de son frère mort, le premier lord deMontbarry.

Elle le vit mourant dans une affreuseprison ; elle le vit poursuivi par des assassins et expirantsous leurs coups ; elle le vit se noyer dans les profondeursinsondables d’une eau sombre ; elle le vit dans un lit enflammes, comme sur un bûcher ; elle le vit fasciné par unemisérable créature, boire le breuvage qu’elle lui présentait etmourir empoisonné. L’horreur de ces rêves fit un tel effet sur ellequ’elle se leva avec le jour, n’osant plus rester dans son lit.Autrefois, de toute la famille, c’était elle seule qui avait vécuen bons termes avec lord Montbarry. Son autre frère et ses sœursétaient toujours en discussion avec lui, et sa mère avoua que detous ses enfants, son fils aîné était celui qu’elle aimait lemoins.

Assise près de la fenêtre de sa chambre etregardant le lever du soleil, Mme Narbury, unefemme pleine de sens et d’énergie cependant, frémissait de terreuren récapitulant chacun de ses rêves.

Lorsque sa femme de chambre entra à son heurehabituelle et remarqua qu’elle avait mauvaise mine, elle lui donnala première raison qui lui vint à l’esprit. Cette domestique étaitsi superstitieuse qu’il aurait été fort maladroit de lui dire lavérité. Mme Narbury répondit simplement qu’ellen’avait pas trouvé le lit à son goût, à cause de sa grandedimension. Elle était accoutumée chez elle, comme sa femme dechambre le savait, à coucher dans un petit lit.

Informé de ce fait dans le courant de lajournée, le gérant vint lui dire qu’il regrettait de ne pouvoiroffrir qu’un moyen d’éviter cet inconvénient. C’était de changer dechambre et d’en prendre une autre portant le n° 38, situéeimmédiatement au-dessus de celle qu’elle désirait quitter.

Mme Narbury accepta.

Elle était maintenant sur le point de passerla seconde nuit dans la chambre occupée autrefois par le baronRivar.

Une fois de plus, elle s’endormit commed’habitude. Et une fois de plus, les affreux rêves de la premièrenuit vinrent épouvanter son esprit, reparaissant l’un après l’autredans le même ordre. Cette fois-ci, ses nerfs déjà fort surexcitésne purent supporter cette nouvelle secousse. Elle jeta sur sesépaules sa robe de chambre, et sortit à la hâte au milieu de lanuit. Le garçon de service, réveillé par le bruit qu’elle fit enouvrant et en refermant la porte, la vit se précipiter tête baisséeen bas de l’escalier, à la recherche du premier être qu’ellerencontrerait pour lui tenir compagnie.

Fort surpris par cette nouvelle manifestationde la fameuse excentricité anglaise, l’homme consulta le registrede l’hôtel et conduisit la dame en haut, à la chambre occupée parsa domestique.

Elle ne dormait pas, et, chose plus étonnante,elle n’était même pas déshabillée. Elle reçut sa maîtresse sans lemoindre signe d’étonnement.

Quand elles furent seules et quandMme Narbury l’eut, comme il le fallait bien, misedans sa confidence, la femme de chambre fit une fort étrangeréponse :

« J’ai parlé de l’hôtel ce soir, ausouper des domestiques, dit-elle ; celui qui sert un desmessieurs qui restent ici a entendu dire que feu lord Montbarry estla dernière personne qui ait habité le palais avant satransformation en hôtel. La chambre dans laquelle il est mort estcelle où vous avez dormi la nuit dernière. Votre chambre de ce soirest juste au-dessus. Je n’ai rien dit de peur de vous effrayer.Pour ma part, j’ai passé la nuit comme vous voyez, la lumièreallumée et lisant ma Bible. À mon avis, aucun membre de votrefamille ne peut espérer être heureux ou même tranquille dans cettemaison.

– Que voulez-vous dire ?

– Laissez-moi, s’il vous plaît,m’expliquer, madame. Quand M. Henry Westwick est venu ici, jetiens encore cela du même domestique, il a occupé comme vous, sansle savoir, la chambre où est mort son frère. Pendant deux nuits, iln’a pu fermer les yeux. Il n’y avait cependant aucune raison àcela ; le domestique l’a entendu dire à des messieurs, aucafé, qu’il n’avait pu dormir et qu’il s’était trouvé tout mal àson aise. Mais, bien plus encore, quand le jour vint, il ne putmême pas manger sous ce toit maudit. Vous pouvez rire de moi,madame, mais une servante peut aussi avoir son opinion, c’est qu’ilest arrivé ici quelque chose à milord, qu’aucun de nous ne sait.Son fantôme erre tristement jusqu’à ce qu’il puisse le dire, et lesmembres de sa famille sont les seuls auxquels sa présence serévèle. Vous le reverrez tous encore peut-être. Ne restez pasdavantage, je vous en prie, dans cette affreuse maison ! Pourmoi, je ne voudrais pas y passer une autre nuit, non, pas pour toutl’or du monde ! »

Mme Narbury calma l’esprit desa servante et la rassura sur ce dernier point.

« Je n’ai pas la même opinion que vous,répondit-elle gravement. Mais je voudrais parler à mon frère detout ce qui est arrivé. Nous allons retourner à Milan. »

Quelques heures s’écoulèrent nécessairementavant qu’elles pussent quitter l’hôtel par le premier train dumatin.

Dans l’intervalle, la femme de chambre deMme Narbury trouva moyen de raconterconfidentiellement au domestique ce qui s’était passéentre elle et sa maîtresse. Ce dernier avait aussi des amisauxquels il redit à son tour et confidentiellement toutel’histoire. En peu de temps l’affaire, passant de bouche en bouche,arriva aux oreilles du gérant. Il comprit que l’avenir de l’hôtelétait en péril, à moins qu’on ne fît quelque chose pour effacer laréputation de la chambre numéro 14.

Des voyageurs anglais, connaissant par cœurl’almanach de la noblesse de leur pays, lui apprirent qu’HenryWestwick et Mme Narbury n’étaient pas les seulsmembres de la famille Montbarry. La curiosité pouvait en amenerd’autres à l’hôtel, surtout après ce qui venait de se passer.L’imagination du gérant trouva aisément un moyen habile de lesdérouter dans ce cas-là. Les numéros de toutes les chambres étaientémaillés en bleu, sur des plaques blanches, vissées aux portes. Ilordonna qu’on fit faire une nouvelle plaque portant le numéro 13bis, et il conserva la chambre vide jusqu’au moment où laplaque fut prête. Puis on mit le nouveau numéro à la chambre ;le numéro 14 enlevé fut placé sur la porte de la propre chambre dugérant, au deuxième étage, chambre qui, n’étant pas à louer,n’avait pas été numérotée auparavant. Le numéro 14 disparut doncainsi à tout jamais des livres de l’hôtel, comme numéro d’unechambre à louer.

Après avoir prévenu les domestiques de ne pasjaser avec les voyageurs, au sujet du numéro changé, sous peined’être immédiatement renvoyés, le gérant se frotta les mains,heureux d’avoir fait son devoir envers ses patrons.

« Maintenant, pensa-t-il en lui même,avec un sentiment de triomphe excusable après tout, que la familleentière vienne ici, nous sommes de force à lutter avecelle. »

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