L’Hôtel Hanté

Chapitre 10

 

 

Le soir était arrivé. Lord Montbarry et tousles amis des nouveaux mariés étaient à l’Opéra ; Agnès, quis’était excusée sur sa fatigue, restait seule à l’hôtel. HenryWestwick avait accompagné tout le monde au théâtre, mais il s’étaitesquivé à la fin du premier acte pour retrouver Agnès au salon.

« Avez-vous pensé à ce que je vous ai ditau commencement de la journée ? lui demanda-t-il en s’asseyantà côté d’elle. L’affreux doute qui nous étreignait tous les deuxn’existe plus au moins maintenant. »

Agnès secoua tristement la tête.

« Je voudrais partager votre sentiment,Henry, je voudrais pouvoir dire que le doute n’existe plus dans monesprit. »

La réponse aurait découragé bien deshommes ; mais la patience d’Henry, quand il s’agissaitd’Agnès, était inépuisable.

« Si vous songez à ce que nous avonsappris aujourd’hui, reprit-il, vous devez trouver que nous n’avonspas perdu notre temps. Rappelez-vous ce que nous a dit le docteurBruno : “Après trente ans de pratique médicale, pensez-vousque je puisse me tromper sur la cause d’une mort produite par leseffets de la bronchite ?” S’il est une question à laquelle ilest impossible de répondre, c’est sûrement celle-là. Le témoignagedu consul n’est-il pas aussi clair, dans toutes ses parties ?Dès qu’il sut la mort de Montbarry, il vint se mettre à ladisposition de la famille. Il est arrivé au palais au moment oùl’on apportait le cercueil, le corps y a été déposé devant lui etle couvercle vissé sous ses yeux. Le témoignage du prêtre estégalement indiscutable. Il est resté dans la chambre auprès de labière à réciter les prières des morts jusqu’au moment où le convoiquitta le palais. Rappelez-vous tout cela, Agnès ; commentpouvez-vous dire encore que la question de la mort et del’enterrement de Montbarry n’est pas épuisée ! Il ne nousreste plus qu’un doute : les restes que j’ai découvertssont-ils oui ou non ceux du courrier disparu ? Voilà laquestion, à ce qu’il me semble. Est-ce exact ? »

Agnès ne pouvait le contredire.

« Alors, pourquoi n’éprouvez-vous pascomme moi un véritable soulagement ? demanda Henry.

– Ce que j’ai vu hier soir m’en empêche,répondit Agnès. Quand nous en avons parlé après nos démarches, vousm’avez reproché d’avoir ce que vous appelez des idéessuperstitieuses. Je ne suis pas de votre avis sur ce point, maisj’avoue que si une autre personne que vous me parlait ainsi, je lacomprendrais, elle au moins. Je me souviens de ce que votre frèreet moi nous avons été l’un pour l’autre, et je ne suis nullementétonnée qu’il m’apparaisse à moi, pour me demander la grâce d’unesépulture chrétienne et la vengeance du crime dont il a étévictime. Je ne trouve rien d’impossible à l’explication de ce quevous appelez la théorie mesmérique ; ce que j’ai vupeut être le résultat d’influences magnétiques que j’ai subies,couchée entre les restes de l’homme assassiné et la femme coupableassise à mon chevet, en proie aux remords. Au contraire, ce que jene saurais comprendre, c’est que cette affreuse épreuve se soitabattue sur moi pour un homme assassiné que je n’ai jamais connu,ou si vous aimez mieux – puisque vous prétendez que c’est Ferrarisque j’ai vu – pour un homme que je connaissais uniquement par ceque sa femme, à qui je m’intéresse, a pu m’en dire. Je ne veux pasdiscuter ce que vous croyez, mais je sens que vous vous trompez.Rien n’ébranlera ma conviction : nous sommes toujours aussiloin de l’affreuse vérité. »

Henry n’insista pas, Malgré lui, elle l’avaitprofondément troublé :

« Avez-vous songé à un autre moyen dedécouvrir la vérité ? demanda-t-il. Qui nous aidera ?Sans doute il y a la comtesse, et la clef du mystère est entre sesmains. Mais dans l’état d’esprit où elle est, peut-on croire enelle ?… en admettant qu’elle consente à parler. Si j’en jugepar moi-même, je ne le pense pas.

– Voulez-vous dire que vous l’avez revue,reprit vivement Agnès.

– Oui, je l’ai encore dérangée au milieude ses écritures sans fin et j’ai insisté pour en tirer quelquechose de clair.

– Alors vous lui avez dit ce que vousavez trouvé en ouvrant la cachette ?

– Certainement, répondit Henry ; jelui ai dit que c’était elle qui était responsable de la découverteque j’avais faite. J’ai ajouté que je n’avais pas encore prononcéson nom devant les autorités. Elle a continué à écrire comme sij’avais parlé une langue étrangère pour elle. De mon côté, je mesuis entêté, je l’ai prévenue que la tête était confiée à la policeet que le gérant et moi nous avions fait notre déclaration et signénos dépositions. Elle ne fit pas la moindre attention à maprésence. Pour l’obliger à parler, j’ajoutai que l’enquête devaitrester secrète et qu’elle pouvait compter sur mon entièrediscrétion. Je crus que j’avais réussi. Son regard quitta sonmanuscrit et se tourna vers moi avec un éclair de curiosité. “– Quevont-ils en faire ?” Elle parlait de la tête, je suppose.

» Je répondis qu’elle devait êtreenterrée en secret dés qu’on en aurait fait la photographie, puisje lui fis connaître l’opinion du médecin légiste qui a étéconsulté et qui prétend qu’on a employé des produits chimiques pourarrêter la décomposition, mais que cette tentative n’a qu’en partieréussi. Avant d’aller plus loin, je lui demandai à brûle-pourpointsi le médecin ne se trompait pas. Elle reprit avec beaucoup desang-froid : “– Puisque vous voilà, je veux vous demanderquelques conseils pour ma pièce ; je voudrais y introduirequelques incidents.”

» Notez bien qu’il n’y avait aucuneintention ironique dans sa façon de me parler ; elle brûlaitréellement du désir de me lire son incroyable ouvrage, s’imaginantsans doute que je prenais grand intérêt à de pareilles choses,parce que mon frère est directeur d’un théâtre. Je me suis aussitôtretiré sous un prétexte quelconque, mais il est possible que votreinfluence puisse encore s’exercer sur elle. Si vous voulez, poursatisfaire pleinement votre esprit, elle est encore en haut et jesuis prêt à vous y accompagner. »

Agnès frémit à la seule pensée d’avoir uneseconde entrevue avec la comtesse.

« Je ne peux pas, je n’en aurais pas lecourage, s’écria-t-elle. Après ce qui s’est passé dans cettehorrible chambre, elle m’inspire plus d’horreur que jamais. Ne medemandez pas cela, Henry. Tâtez ma main ; rien qu’en vousécoutant je suis devenue froide comme la mort. »

Elle n’exagérait pas, Henry se hâta de changerla conversation.

« Parlons, dit-il, d’une autre chose plusintéressante. J’ai une question à vous faire. Me trompé-je encroyant que plus tôt vous quitterez Venise, plus tôt vous serezheureuse ?

– Ah ! reprit-elle vivement, vous nevous trompez pas. Je ne saurais dire à quel point je désire êtreloin de cette horrible ville ; mais vous savez ce quim’arrive, vous avez entendu ce qu’a dit lord Montbarry audîner.

– Mais s’il avait changé d’avisdepuis, » demanda Henry.

Agnès le regarda avec étonnement.

« Je croyais qu’il avait reçu des lettresd’Angleterre qui l’obligeaient à quitter Venise dès demain,dit-elle.

– C’est vrai. Il était décidé à partirdemain pour l’Angleterre et à vous laisser sous ma garde avec ladyMontbarry à Venise pendant les vacances ; mais unecirconstance l’a obligé à abandonner cette idée, Il faut qu’il vousemmène tous demain, parce qu’il m’est impossible de veiller survous. Je suis moi-même obligé d’interrompre mes vacances en Italiepour retourner aussi en Angleterre. »

Agnès le regarda fixement ; elle n’étaitpas sûre de comprendre.

« Êtes-vous réellement obligé departir ! » demanda-t-elle.

Henry lui répondit en souriant :

« Gardez-moi le secret ou Montbarry ne mepardonnera jamais. »

Elle lut le reste sur son visage :

« Quoi ! s’écria-t-elle, c’est pourmoi que vous sacrifiez vos vacances et votre voyage en Italie.

– Je reviendrai avec vous en Angleterre,Agnès, ce sera ma récompense. »

Elle lui prit la main dans un irrésistibleélan de tendresse :

« Comme vous êtes bon pour moi !murmura-t-elle. Qu’aurais-je fait sans vous, après tout ce quim’est arrivé ? Je ne puis vous dire, Henry, combien je voussuis reconnaissante. »

Elle voulut lui embrasser la main, mais ill’en empêcha doucement.

« Agnès, lui dit-il, commencez-vous àcomprendre combien je vous aime ? »

Cette question si simple lui alla droit aucœur. Sans dira un mot, elle avoua la vérité ; elle le regardaet détourna soudain les yeux.

Il l’attira près de lui :

« Ma pauvre chérie ! »murmura-t-il, et il l’embrassa.

Tendrement émue et toute tremblante, sa boucherencontra les lèvres d’Henry. Puis sa tête s’inclina, elle luipassa les bras autour du cou et cacha son visage sur sa poitrine.Ils ne dirent plus rien.

Ce silence enchanteur ne dura qu’uninstant ; on venait de frapper sans pitié à la porte.

Agnès tressaillit. Elle se précipita au piano.Une fois assise sur le tabouret, l’instrument étant placé en facede la porte, il était impossible à la personne qui allait venir devoir sa figure.

« Entrez ! » cria Henryirrité.

La porte ne s’ouvrit pas, mais, du couloir, onfit une étrange question :

« M. Henry Westwick est-ilseul ? »

Agnès reconnut aussitôt la voix de lacomtesse. Elle courut à une seconde porte qui, du salon donnaitdans une chambre à coucher.

« Ne la laissez pas approcher de moi,dit-elle. Bonne nuit, Henry ! Bonne nuit ! »

Henry répéta donc, plus irrité encore que lapremière fois :

« Entrez ! »

La comtesse entra lentement dans la chambre,son éternel manuscrit à la main. Son pas était incertain, sonvisage était sombre, ses yeux injectés de sang étaient largementdilatés. En approchant d’Henry elle se heurta contre la table prèsde laquelle il était assis. En parlant, elle n’articulait plus lesmots que d’une manière confuse et presque inintelligible. Onl’aurait crue ivre, mais Henry ne s’y trompa pas. Il dit en luioffrant une chaise :

« Comtesse, j’ai peur que vous n’ayeztrop travaillé ; vous paraissez avoir grand besoin derepos. »

Elle porta la main à sa tête :

« Je ne trouve plus rien, dit-elle ;je n’arrive pas à écrire mon quatrième acte, cela fait un vide, ungrand vide ».

Henry lui conseilla d’attendre aulendemain.

« Allez vous mettre au lit et tâchez dedormir. »

Elle agita la main avec impatience.

« Il faut que je finisse ma pièce ;répondit-elle : Je viens vous demander un conseil. Vous devezvous connaître en pièces de théâtre, votre frère est directeur,Vous devez avoir souvent entendu parler de quatrième et decinquième acte. Vous devez avoir assisté à des répétitions et àtout le reste. »

Brusquement elle mit son manuscrit entre lesmains d’Henry.

« Je ne veux pas vous la lire, dit-elle,je me sens tout étourdie quand je vois mon écriture. Jetez les yeuxdessus : soyez bon garçon, donnez-moi votre avis. »

Henry regarda le manuscrit, son regard tombasur la liste des personnages : en lisant les noms ; iltressaillit et regarda la comtesse comme pour lui demander uneexplication. Il allait lui faire une question, mais il étaitmaintenant tout à fait inutile de lui parler. Elle était assise, latête renversée sur le dos de la chaise, et paraissait déjà à moitiéendormie ; sa pâleur avait augmenté, on aurait dit une femmeprès de se trouver mal. Il sonna et donna ordre au domestique quientra d’envoyer une femme de chambre.

Sa voix parut tirer à moitié la comtesse deson assoupissement, elle ouvrit lentement ses paupièresalourdies.

« L’avez-vous lue ? »demanda-t-elle.

Il fallait la calmer.

« Je la lirai volontiers, dit Henry, sivous voulez monter vous coucher. Je vous dirai demain ce que j’enpense. Nous aurons l’esprit plus clair et nous ferons mieux lequatrième acte demain matin. »

La femme de chambre entra à ce moment.

« Je crains que madame ne soit malade,lui dit tout bas Henry. Conduisez-la à sa chambre. »

La femme regarda la comtesse et répondit toutbas aussi :

« Faut-il envoyer chercher un médecin,monsieur ? »

Henry conseilla de l’emmener d’abord chez elleet de demander l’avis du gérant.

On eut beaucoup de peine à la faire lever et àlui persuader d’accepter le bras de la femme de chambre.

Ce fut seulement en lui promettant de lire lapièce et de faire le quatrième acte qu’Henry put la décider àquitter la chambre.

Une fois seul, il commença à sentir unecertaine curiosité de savoir ce qu’il y avait dans ce manuscrit. Ille feuilleta, lisant une ligne par-ci, une ligne par-là. Soudain ilchangea de couleur, ses yeux abandonnèrent la lecture comme ceuxd’un homme hébété.

« Grand Dieu ! Qu’est-ce que celasignifie », se dit-il ?

Son regard se tourna soudain vers la porte paroù Agnès était sortie. Elle pouvait revenir, elle aussi pouvaitdésirer savoir ce que la comtesse avait écrit, il relut de nouveaule passage qui l’avait fait tressaillir, réfléchit un instant, puisfermant la pièce inachevée, quitta aussitôt le salon à pasétouffés.

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