L’Hôtel Hanté

Chapitre 2

 

 

Le lendemain, l’ami et conseiller d’AgnèsLockwood, M. Troy, vint au rendez-vous dans la soirée.

Mme Ferraris, toujoursconvaincue de la mort de son mari, était suffisamment remise pourassister à la consultation. Aidée par Agnès, elle dit au notaire lepeu que l’on savait relativement à la disparition de Ferraris, etlui montra ensuite les lettres ayant trait à cette affaire.

M. Troy lut d’abord les trois lettresadressées par Ferraris à sa femme, puis la lettre écrite par lecourrier, ami de Ferraris, racontant sa visite au palais et sonentrevue avec lady Montbarry, puis enfin la ligne d’écritureanonyme qui avait accompagné le don extraordinaire de mille livressterling fait à la femme de Ferraris.

M. Troy n’était pas seulement un homme desavoir et d’expérience dans sa profession, c’était un hommeconnaissant les mœurs de l’Angleterre et celles de l’étranger.Observateur habile, esprit original, il avait conserve sa bonténaturelle que la triste expérience qu’il avait acquise del’humanité n’avait pu altérer. Malgré toutes ces qualités, était-cele meilleur conseiller qu’Agnès pût choisir dans les circonstancesactuelles ?

La petite Mme Ferraris, avectous ses mérites de bonne femme de ménage, était une femmeessentiellement commune, M. Troy, lui, était la dernièrepersonne qui eût su lui inspirer des sympathies ou de laconfiance ; il était tout l’opposé d’un homme ordinaire.

« Elle a l’air bien malade, la pauvrepetite ! »

C’est ainsi qu’il entama l’affaire, parlant deMme Ferraris comme si elle n’eût pas été là.

« Elle a subi un terrible malheur, »répondit Agnès.

M. Troy se tourna versMme Ferraris et la regarda de nouveau avecl’intérêt qu’on accorde en général à la victime d’un malheur. D’unair distrait, il tapotait sur la table avec ses doigts. Puis il sedécida à parler.

« Vous ne croyez réellement pas, ma chèredame, que votre mari soit mort ? »

Mme Ferraris mit son mouchoirsur ses yeux. – Mort ! – ce mot ne rendait nullement sapensée.

« Assassiné ! dit-elle sèchement, lafigure, cachée par son mouchoir.

– Pourquoi et par qui ? »demanda M. Troy.

Mme Ferraris parut hésiter unpeu à répondre.

« Vous avez lu les lettres de mon mari,monsieur, commença-t-elle. Je crois qu’il a découvert… » etelle s’arrêta.

« Qu’a-t-il découvert ? »

Il y a des limites à la patience humaine, mêmeà la patience d’une femme désolée. Cette froide question irritaMme Ferraris au point de la faire s’expliquer enfinclairement.

« Il a découvert lady Montbarry avec lebaron ! répondit-elle, avec un éclat de voix. Le baron n’estpas plus le frère de cette misérable femme que moi. Mon pauvre chermari s’est aperçu de l’infamie de ces deux coquins. La femme dechambre a quitté sa place à cause de cela ; si Ferraris s’enétait allé aussi, il serait en vie maintenant. Ils l’ont tué. Jedis qu’ils l’ont tué pour empêcher que tout n’arrivât aux oreillesde lord Montbarry. »

Puis, en quelques mots de plus en plus vifs,s’exaltant à mesure qu’elle parlait, Mme Ferrarisdonna son opinion sur l’affaire.

Sans se prononcer, M. Troy écouta avecune expression de railleuse approbation.

« C’est très remarquablement arrangé,madame Ferraris, dit-il ; vous bâtissez bien vos phrases etvous posez vos conclusions de main de maître. Si vous étiez homme,vous auriez fait un excellent avocat, vous auriez empoigné lesjurés corps à corps : Terminez, ma bonne dame, terminezmaintenant. Dites-nous qui vous a envoyé cette lettre contenant lebillet de banque. Les deux misérables qui ont assassinéM. Ferraris n’auraient pas, je crois, mis la main à la pochepour vous envoyer mille livres. Qui est-ce, hein ? Je croisque le timbre de la poste est Venise. Avez-vous quelque ami danscette ville intéressante, un ami au cœur large comme sa bourse, quiait été mis dans le secret et qui veuille vous consoler en gardantl’anonyme ? »

Il n’était guère facile de répondre à cela.Mme Ferraris commença à ressentir une sorte dehaine pour M. Troy.

« Je ne vous comprends pas, monsieur,répondit-elle ; je ne pense pas qu’il y ait dans cette affairesujet à plaisanterie. »

Agnès intervint alors pour la première fois.Elle approcha un peu sa chaise de celle de son ami.

« À votre avis, lui demanda-t-elle,quelle explication vous semble plausible ?

– J’offenseraisMme Ferraris en le disant, réponditM. Troy.

– Non, monsieur, vous ne m’offenserez enaucune façon, » s’écria Mme Ferraris quimaintenant ne prenait plus la peine de cacher l’inimitié qu’elleressentait pour M. Troy.

Le notaire se renversa dans sa chaise.

« Très bien, dit-il, de l’air le plusaffable, terminons donc. Remarquez, madame, que je ne discute pasvotre manière de voir sur ce qui a pu se passer au palais à Venise.Vous avez les lettres de votre mari, sur lesquelles vous vousappuyez, et vous avez aussi en faveur de votre thèse le départsignificatif de la femme de chambre de lady Montbarry. Supposonsdonc tout d’abord que lord Montbarry ait subi quelque injure, queM. Ferraris ait été le premier à s’en apercevoir, et que lescoupables aient eu des raisons de craindre, non seulement qu’ilinstruisît lord Montbarry de sa découverte, mais encore qu’il pûtêtre le principal témoin à charge contre eux, si le scandaleéclatait et venait à se dénouer devant un tribunal. Maintenant,faites bien attention ! En admettant tout cela, j’arrive à uneconclusion totalement opposée à la vôtre. Voici votre mari dans cemisérable ménage à trois, y vivant d’une manière fort embarrassantepour lui. Que fait-il ? Il y a le billet de banque et lesquelques mots qu’il vous a envoyés ; sans cela, je pourraisdire qu’on a agi prudemment en prenant la fuite et qu’il s’estsagement retiré de l’association dont je viens de parler, aprèsavoir découvert un secret qui pouvait lui attirer certainsdésagréments ; mais la somme que vous avez reçue ne permet pasde soutenir cette opinion. Ma seconde hypothèse n’est pas, jel’avoue, très favorable à M. Ferraris : je crois qu’on aeu intérêt à l’éloigner, et je prétends maintenant qu’il a été payépour disparaître et que le billet de banque que voici est le prixde son départ subit, prix que les coupables ont envoyé à safemme. »

Les yeux gris-clair deMme Ferraris s’éclairèrent soudain ; sonteint, plombé d’ordinaire, s’empourpra subitement.

« C’est faux ! cria-t-elle. C’estune honte ! c’est une infamie de parler ainsi de monmari !

– Je vous avais bien dit que je vousoffenserais, repartit M. Troy. »

Agnès intervint une fois encore pour rétablirla paix. Elle prit la main de l’épouse offensée ; elle fitremarquer au notaire ce qu’il y avait d’injurieux pour Ferrarisdans ses soupçons, et en appela à lui-même de son propre jugement.Pendant qu’elle parlait, la nourrice interrompit l’entretien enentrant dans la chambre avec une carte de visite. C’était la carted’Henry Westwick ; il y avait quelques mots écrits à la hâteau crayon.

« J’apporte de mauvaises nouvelles.Laissez-moi vous voir un instant en bas. »

Agnès quitta immédiatement la chambre.

Seul, avec Mme Ferraris,M. Troy montra enfin la bonté de son cœur. Il essaya de fairela paix avec la femme du courrier.

« Vous avez parfaitement le droit, machère dame, de ressentir aussi vivement une appréciation qui voussemble injurieuse pour votre mari, reprit-il ; je dois mêmedire que je ne vous en respecte que plus en vous voyant prendreainsi chaleureusement sa défense. Mais aussi, n’oubliez pas, vous,que mon devoir, dans une aussi grave affaire, est de diresincèrement ce que je pense. Il est impossible que j’aiel’intention de vous être désagréable, ne connaissant ni vous, niM. Ferraris. Mille livres sterling, c’est une grossesomme ; et quelqu’un qui n’est pas riche, peut être excusablede se laisser tenter quand on lui demande, non pas de commettre unemauvaise action, mais seulement de se tenir à l’écart pendant uncertain temps. Mon seul but, agissant en votre faveur, estd’arriver à la vérité. Si vous voulez bien m’accorder du temps, jene vois encore aucune raison qui puisse empêcher d’espérer qu’onretrouve votre mari. »

La femme de Ferraris écouta sans se laisserconvaincre : son esprit borné et plein de méfiance contreM. Troy ne lui permettait pas de comprendre ce qui aurait dûla faire revenir sur sa première impression. « Je vous suistrès obligée, monsieur. » C’est tout ce qu’elle répondit, maisses yeux furent plus expressifs et ils ajoutèrent très clairement,dans leur langage : « Vous pouvez dire ce que vousvoudrez ; je ne vous pardonnerai jamais de ma vie. »

M. Troy abandonna la partie. Il reculatranquillement sa chaise, mit ses mains dans ses poches, et regardapar la fenêtre.

Après quelques instants de silence, la portedu salon s’ouvrit.

M. Troy rapprocha vivement sa chaise dela table, s’attendant à voir Agnès. À sa grande surprise, c’est unepersonne qui lui était complètement étrangère qui entra : unhomme jeune ayant sur son visage une expression de tristesse etd’embarras. Il regarda M. Troy et salua gravement.

« J’ai eu le malheur d’apporter à missAgnès Lockwood des nouvelles qui l’ont fortement impressionnée,dit-il ; elle s’est retirée dans sa chambre en me priant devous faire ses excuses et de la remplacer auprès devous. »

Après s’être ainsi présenté, il aperçutMme Ferraris et lui tendit gracieusement lamain :

« Il y a des années que nous ne noussommes vus, Émilie ; j’ai peur que vous n’ayez presque oubliéle « monsieur Henry » d’autrefois. »

Émilie, toute confuse, lit la révérence, etdemanda si elle pouvait être de quelque utilité à missLockwood.

« La vieille nourrice est avec elle,répondit Henry ; il vaut mieux les laisserensemble. »

Puis il se tourna de nouveau versM. Troy :

« J’aurais dû vous dire mon nom,monsieur. Je m’appelle Henry Westwick ; je suis le plus jeunefrère de défunt lord Montbarry.

– Défunt lord Montbarry ! s’écriaM. Troy.

– Mon frère est mort à Venise, hiersoir ; voici la dépêche, dit-il, en tendant un papier àM. Troy. »

Le télégramme était ainsi conçu :

« Lady Montbarry, Venise, à StephenRobert Westwick, Newburry-Hotel, Londres. Il est inutile defaire le voyage. Lord Montbarry est mort de bronchite, à huitheures quarante, ce soir. Tous détails nécessaires parposte. »

« Cette mort était-elle attendue,monsieur ? demanda le notaire.

– Je ne puis pas dire qu’elle nous aitentièrement surpris, répondit Henry. Mon frère Stephen, qui estmaintenant le chef de la famille, a reçu, il y a trois jours, unedépêche l’informant que des symptômes alarmants s’étaient déclarésdans l’état de mon frère, et qu’un deuxième médecin avait dû êtreappelé. Il télégraphia aussitôt pour dire qu’il avait quittél’Irlande, se dirigeant sur Londres pour se rendre à Venise, priantqu’on adressât à son hôtel les nouvelles qu’il pourrait être utilede lui faire parvenir. Une seconde dépêche arriva. Elle annonçaitque lord Montbarry était dans un état d’insensibilité complète etqu’il ne reconnaissait plus personne. On conseillait en outre à monfrère d’attendre à Londres de plus amples informations. Latroisième dépêche est maintenant entre vos mains. Voilà tout ce queje sais jusqu’à présent. »

M. Troy regardait en ce moment la femmedu courrier ; il fut frappé par l’expression de peur qui sedessina nettement sur sa physionomie.

« Madame Ferraris, lui dit-il, avez-vousentendu ce que vient de me dire M. Westwick ?

– Pas un mot ne m’a échappé,monsieur.

– Avez-vous quelques questions àfaire ?

– Non, monsieur.

– Vous paraissez fort alarmée, insista lenotaire. Est-ce toujours de votre mari ?

– Je ne le reverrai jamais,monsieur ; depuis longtemps je le croyais, vous lesavez ; maintenant, j’en suis sûre.

– Sûre, après ce que vous avezentendu ?

– Oui, monsieur.

– Pouvez-vous me dire pourquoi ?

– Non, monsieur ; c’est unpressentiment que j’ai, sans pouvoir l’expliquer.

– Oh ! Un pressentiment ?répéta M. Troy avec un ton de dédain plein de compassion.Quand on en arrive aux pressentiments, ma bonnedame !… »

Il laissa la phrase inachevée, et se leva pourprendre congé de M. Westwick.

La vérité c’est qu’il commençait à se perdrelui-même en conjectures, et qu’il ne voulait pas le laisser voir àMme Ferraris.

« Acceptez l’expression de toute masympathie, monsieur, dit-il fort poliment à Henry Westwick. Je voussalue, monsieur. »

Henry se tourna versMme Ferraris, comme l’avocat fermait la porte.

« J’ai entendu parler de vos peines,Émilie, par miss Lockwood. Y a-t-il quelque chose que je puissefaire pour vous ?

– Rien, monsieur, merci. Peut-êtrevaut-il mieux que je rentre chez moi après ce qui vient d’arriver.Je viendrai demain voir si je puis être de quelque utilité àMlle Agnès. Je prends bien part à seschagrins. »

Elle s’en alla sans bruit, toujours pleine dedéférence, s’obstinant à conserver les idées les plus sombres surla cause de la disparition de son mari.

Henry Westwick regarda autour de lui, le petitsalon était vide. Il n’y avait rien qui pût le retenir dans lamaison, et cependant il y restait. C’était quelque chose déjàd’être près d’Agnès, de voir les objets qui lui appartenaientéparpillés dans la pièce. Là, dans un coin, était son fauteuil, àcôté, sa broderie sur la table de travail : sur un petitchevalet, près de la fenêtre, son dernier dessin, encore inachevé.Le livre qu’elle avait lu était sur le canapé avec un couteau àpapier marquant la page à laquelle elle s’était arrêtée. Il regardales uns après les autres tous ces objets qui lui rappelaient lafemme qu’il aimait, les prit avec une sorte de respect et lesreposa à leur place en soupirant. Ah ! qu’elle était encoreloin de lui, qu’ils étaient loin l’un de l’autre !

« Elle n’oubliera jamais Montbarry,pensa-t-il, en prenant son chapeau pour s’en aller. Pas un de nousne souffre de sa mort aussi vivement qu’elle. Pauvre femme, commeelle l’aimait ! »

Dans la rue, au moment où Henry fermait laporte de la maison, il fut arrêté au passage par quelqu’un qu’ilconnaissait, – un homme fatigant et curieux, – doublement mal venuen ce moment.

« Tristes nouvelles sur votre frère,Westwick. Une mort bien inattendue, n’est-ce pas ? Nousn’avions jamais entendu dire au cercle que la poitrine de lordMontbarry fût délicate. Que va faire la Compagnie ? »

Henry tressaillit ; il n’avait jamaispensé à l’assurance sur la vie contractée par son frère.

Que pouvaient faire les Compagnies, sinonpayer ? Une mort causée par une bronchite attestée par deuxmédecins était sûrement la mort la moins sujette à discussion.

« Je voudrais que vous ne m’ayez pasparlé de cela, dit-il d’un ton irrité.

– Ah ! répliqua son ami, vous pensezque la veuve aura l’argent ? Moi aussi ! Moiaussi ! »

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