L’Hôtel Hanté

Chapitre 8

 

 

« … Vous qui avez quelque influence surAgnès, Henry, essayez donc de la raisonner : il n’y a vraimentaucune raison pour faire du scandale. La femme de chambre de mafemme a ce matin, comme d’habitude, frappé à sa porte pour luidonner une tasse de thé, ne recevant pas de réponse, elle a fait letour par le cabinet de toilette dont la porte était ouverte, etelle a vu Agnès dans son lit, sans connaissance. Avec l’aide de mafemme, elle l’a fait revenir à elle, et Agnès nous a racontél’histoire extraordinaire que je viens de vous répéter. Vous avezvu par vous-même qu’elle tombait de fatigue, la pauvrepetite : notre long voyage en chemin de fer l’avait épuisée,ses nerfs étaient excités, et vous savez que, plus que toute autre,elle est femme à se laisser impressionner par un rêve ; maiselle se refuse obstinément à accepter cette explication. Ne croyezpas que j’aie été dur avec elle ! Tout ce qu’on pouvait fairepour la calmer, je l’ai tenté. J’ai écrit à la comtesse, sous sonnom d’emprunt, pour lui offrir de lui rendre la chambre. Elle arépondu par un refus formel. Afin de ne pas ébruiter l’affaire dansl’hôtel, j’ai donc pris mes dispositions pour occuper moi-mêmecette pièce pendant un ou deux jours, le temps de laisser Agnès seremettre par les soins de ma femme. Puis-je faire davantage ?À toutes les questions d’Agnès, j’ai répondu de mon mieux ;elle sait ce que vous m’avez dit hier de Francis et de la comtesse,mais malgré tout, je ne puis la tranquilliser. En désespoir decause, je l’ai laissée dans le salon, allez-y vous-même, en ami, etvoyez ce que vous pouvez faire. »

C’est ainsi que lord Montbarry expliqua à sonfrère ce qui s’était passé pendant la nuit. Sans réfléchir, Henryalla droit au salon.

Il y trouva Agnès toute rouge et marchant àgrands pas.

« Si vous venez ici me répéter ce quevotre frère m’a déjà dit, s’écria-t-elle, avant qu’il eût ouvert labouche, vous pouvez vous en épargner la peine. Je n’ai pas besoinqu’on me raisonne ou qu’on me parle de sens commun, je veux unvéritable ami qui ait confiance en moi.

– Je suis cet ami, Agnès, réponditexaucement Henry, vous le savez bien.

– Sincèrement, vous croyez que je n’aipas été abusée par un rêve ?

– Je crois que, pour certains détails aumoins, vous ne vous êtes pas laissé abuser.

– Par quel détail ?

– Par ce que vous dites de la présence dela comtesse. C’est parfaitement exact. »

Agnès l’arrêta aussitôt.

« Pourquoi m’a-t-on dit ce matinseulement que la comtesse et mistress James ne faisaientqu’un ? demanda-t-elle avec un air de méfiance ; pourquoine m’avoir pas prévenue hier ?

– Vous oubliez que vous aviez acceptél’échange de la chambre avant mon arrivée ici, répondit Henry. J’aieu bien envie de vous le dire, cependant ; mais tous vospréparatifs pour passer la nuit étaient déjà faits ; mes avisn’auraient eu d’autres résultats que de vous inquiéter. Après quemon frère m’a eu assuré que vous prendriez toutes les précautionsnécessaires pour assurer votre repos, j’ai néanmoins veillé toutela nuit. Ce que je puis vous assurer, c’est que vous n’avez pasrêvé en voyant la comtesse assise à votre chevet. D’après sa propredéclaration, je puis vous affirmer que vous ne vous êtes pastrompée.

– D’après sa propre déclaration, réponditAgnès en scandant les mots. Vous l’avez donc vue cematin ?

– Je l’ai vue il n’y a pas dixminutes.

– Que faisait-elle ?

– Elle était fort occupée à écrire ;je n’ai même pu attirer son attention qu’en prononçant votrenom.

– Elle se souvient de moi, n’est-cepas ?

– Elle ne s’est souvenue du nom d’AgnèsLockwood qu’avec peine. Ne pouvant arriver à obtenir une réponse,j’ai fait comme si j’étais envoyé directement par vous. Elle s’estalors décidée à parler. Non seulement elle m’a avoué qu’elle vousavait donné cette chambre par le motif qu’elle avait dit à Francis,mais elle a encore ajouté qu’elle s’était glissée à votre chevetpour vous épier toute la nuit et pour “voir ce que vousverriez”.

» J’ai alors tenté de lui faire direcomment elle s’était introduite chez vous. Malheureusement lemanuscrit qu’elle avait sur sa table devant elle attira de nouveauson regard à ce moment et elle se remit à écrire. “Le baron veut del’argent, dit-elle, il faut que j’avance ma pièce.” Ce qu’elle a vuou rêvé dans votre chambre est impossible à savoir, pour le momentdu moins, mais si j’en juge par ce que mon frère m’a dit, et parmes propres souvenirs, il est évident qu’un événement récent aproduit sur elle un bien triste effet. Sa raison, depuis hier soirseulement peut-être, me semble un peu dérangée. La preuve, c’estqu’elle m’a parlé du baron comme s’il vivait encore, tandis qu’ellea déclaré à Francis que le baron était mort, ce qui est vrai. Leconsul des États-Unis à Milan nous a fait lire la nouvelle de samort dans un journal américain. Autant que j’en puis juger, ce quilui reste d’intelligence paraît concentré tout entier sur une seuleidée, absurde d’ailleurs, écrire une pièce pour que Francis lafasse jouer sur son théâtre. Il m’a avoué qu’il lui avait laissécroire qu’elle pourrait ainsi gagner de l’argent. À mon avis, il aeu tort. Qu’en pensez-vous ? »

Sans s’occuper de cette dernière question,Agnès se leva de sa chaise.

« Rendez-moi encore un service, dit-elle,menez-moi chez la comtesse.

– Êtes-vous assez maîtresse de vous pourla voir, après les événements de cette nuit ? »

Elle tremblait de tous ses membres, ses jouesn’avaient plus de couleur, elle était d’une pâleur mortelle, maiselle s’entêta.

« Vous savez ce que j’ai vu hiersoir ? dit-elle faiblement.

– N’en parlez pas, interrompit Henry, nevous tourmentez pas inutilement.

– Il faut que j’en parle ! Monesprit est plein de questions que je veux vous faire à ce sujet. Jene l’ai pas reconnue. Mais je me demande sans cesse à quielle ressemblait. Était-ce à Ferraris ? Était-ceà… ? »

Elle s’arrêta toute frémissante.

« La comtesse le sait, il faut que jevoie la comtesse. Que le courage me manque ou non, je veux en fairel’essai. Menez-moi chez elle avant que la peur meprenne. »

Henry la regarda avec anxiété.

« Si vous êtes sûre de vous, je vousapprouve ; plus tôt vous la verrez, mieux ce sera. Voussouvenez-vous comme elle parlait d’une façon bizarre de votreinfluence sur elle quand elle est entrée presque de force chez vousà Londres ?

– Je m’en souviens parfaitement. Pourquoime demander cela ?

– Pourquoi ? Dans l’état actuel deson esprit, je doute qu’elle soit capable d’avoir longtemps encorela crainte de l’ange vengeur qui doit l’obliger à rendre compte deses méfaits. Il serait utile de voir, pendant qu’il en est tempsencore, quelle influence vous avez sur elle. »

Comme il attendait la réponse d’Agnès, ellelui prit le bras et le conduisit en silence vers la porte.

Ils montèrent au deuxième étage, et aprèsavoir frappé, entrèrent dans la chambre de la comtesse.

Elle écrivait encore. Quand elle les regardaet qu’elle vit Agnès, ses yeux noirs prirent une vague expressiond’étonnement. Au bout de quelques instants, des souvenirs effacéssemblèrent revivre dans sa mémoire. La plume lui tomba desmains : toute tremblante, elle regarda Agnès et finit par lareconnaître.

« Le moment est-il déjà venu ?murmura-t-elle comme glacée de crainte. Donnez-moi encore un peu derépit, je n’ai pas fini d’écrire. »

Elle tomba à genoux et étendit ses mainssuppliantes. Agnès n’était pas encore remise du choc qu’elle avaitsubi pendant la nuit, elle n’était pas dans son état ordinaire. Lechangement d’attitude de la comtesse la surprit tellement qu’ellene sut que dire ou que faire. Henry fut obligé de l’encourager.

« Posez-lui les questions que vousvoulez, saisissez l’occasion qui se présente, lui dit-il, enbaissant la voix. Tenez, voici ses yeux qui redeviennenthagards ! »

Agnès essaya de rassembler soncourage :

« Vous étiez dans ma chambre, hiersoir, » commença-t-elle ?

Avant qu’elle eût ajouté un mot, la comtesseleva les bras, les tordit au-dessus de sa tête avec un gémissementd’horreur.

Agnès se recula comme pour sortir de lachambre. Henry l’arrêta et lui dit tout bas d’essayer de nouveau.Après un moment d’effort, elle lui obéit.

« J’ai couché hier dans la chambre quevous m’avez cédée, et j’ai vu… »

La comtesse se leva soudain :

« Assez ! cria-t-elle. Ah !Grand Dieu, pensez-vous que j’aie besoin que vous me disiez ce quevous avez vu ? Pensez-vous que je ne sache pas ce que celaveut dire pour vous et pour moi ? Décidez, en ce qui vousconcerne, miss Lockwood. Songez bien à ce que vous allez faire.Êtes-vous certaine que le jour du châtiment soit venu ?Êtes-vous décidée à remonter avec moi dans le passé, à écouter maconfession, à savoir le secret des morts ? »

Sans attendre la réponse d’Agnès, elles’approcha de sa table à écrire. Ses yeux brillaient en cemoment : c’était bien la femme d’autrefois, mais seulementpour un instant. Elle n’avait plus son ardeur et son impétuosité.Sa tête se pencha, elle soupira tristement en ouvrant un pupitrequi était sur la table : elle en tira une feuille de parchemincouvert d’une écriture à demi effacée. Des bouts de fils de soiearrachés tenaient encore au feuillet comme s’il avait été déchiréd’un livre.

« Lisez-vous l’italien ?demanda-t-elle à Agnès en lui tendant la page. »

Agnès répondit par un signe de tête.

« Cette feuille, reprit la comtesse,appartenait autrefois à un livre de la vieille bibliothèque dupalais, quand ce bâtiment était encore un palais. Quil’arracha ? Peu vous importe. Pourquoi l’a-t-on prise ?Vous le découvrirez bien vous-même, si vous le voulez. Lisezd’abord, à partir de la cinquième ligne en haut de lapage. »

Agnès comprit qu’il fallait à tout prixreprendre son calme.

« Donnez-moi une chaise, dit-elle àHenry, je vais faire de mon mieux. »

Il se plaça derrière elle, de façon à suivrepardessus son épaule et à l’aider au besoin. Voici latraduction :

« J’ai maintenant achevé la descriptiondu premier étage du palais. Suivant le désir de mon noble etgracieux seigneur, maître de ce glorieux édifice, je monte ausecond et je continue l’inventaire des peintures, décorations etautres chefs-d’œuvre d’art qui y sont contenus. Je commence par lachambre du coin, à l’extrémité ouest du palais, appelée Chambredes Cariatides, à cause des statues qui soutiennent lacheminée. Ce travail est comparativement d’exécution récente :il ne date que du dix-huitième siècle, et dans chacun de sesdétails montre le goût corrompu de l’époque ; cependant lacheminée a sa valeur, elle dissimule une cachette habilementménagée entre le parquet de cette chambre et le plafond de lachambre du dessous ; cette cachette a été construite dans lesderniers jours de l’Inquisition et a servi, dit-on, de refuge à unancêtre de mon gracieux maître, poursuivi par ce terrible tribunal.Le mécanisme de cette curieuse cachette a été conservé en bon étatpar le seigneur actuel, comme un spécimen de curiosité. Il a bienvoulu me montrer la façon de le mettre en œuvre : “Une foisprès des deux Cariatides, placez la main sur le front de la figurede gauche, puis pressez la tête comme si vous vouliez la repousseren arrière ; vous mettez ainsi en mouvement le ressort cachédans le mur qui fait tourner la pierre de l’âtre et qui découvre unvide au-dessous. Il y a assez de place pour qu’un homme puisse s’ycoucher tout de son long.” La manière de refermer est aussisimple : “Placez les deux mains sur les tempes de la figure,tirez comme si vous vouliez l’amener à vous, et la pierre reprendrala position qu’elle doit avoir.”

– Vous n’avez pas besoin d’aller plusloin, dit la comtesse. Ayez soin de vous rappeler ce que vous venezde lire. »

Elle remit la page dans le pupitre et le fermaà clef.

« Venez maintenant,continua-t-elle ; venez, vous allez voir ce que les Françaisappellent le commencement de la fin. »

Agnès put à peine se lever de sa chaise, elletremblait. Henry lui offrit son bras pour la soutenir.

« Ne craignez rien, dit-il toutbas ; je ne vous quitte pas. »

La comtesse les précéda dans le corridorouest ; elle s’arrêta au n° 38. C’était la pièceanciennement habitée par le baron Rivar ; elle était justeau-dessus de la chambre où Agnès avait passé la nuit.

Depuis deux jours elle était vide. Quand ilsouvrirent la porte, il n’y avait pas de bagages ; elle n’avaitdonc pas été louée.

« Vous voyez, dit la comtesse en montrantles sculptures de la cheminée ; vous savez ce que vous avez àfaire. Ai-je mérité que vous mêliez la pitié à la justice,continua-t-elle plus bas ; donnez-moi quelques heures encore.Le baron veut de l’argent, et il faut que j’avance mapièce. »

Elle sourit d’un regard égaré et fit semblantd’écrire en prononçant ces dernières paroles. Les efforts constantsqu’elle avait faits pour fournir aux moindres besoins du baronpendant sa vie, ses demandes continuelles d’argent, et enfin lebénéfice qu’elle espérait tirer de sa pièce à peine ébauchéeavaient dépassé ses forces.

Quand on lui eut accordé ce qu’elle réclamaitsi instamment, elle ne remercia pas Agnès ; elle se contentade dire :

« Ne craignez rien, miss ; je nechercherai pas à m’échapper. Où vous êtes, il faut que je sois, etcela jusqu’à la fin. »

Son regard fatigué se promena autour de lachambre d’un air stupide ; puis à pas lents, trébuchant commeune femme usée par l’âge, elle rentra chez elle et se remit autravail.

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